jeudi 1 mai 2014

Cent ans de solitude pour un jour de colère



Je dédie cet article à Moustapha agha Aziz oglou
Maire de Malatia en 1915

En politique, celui qui croit toucher les cœurs peut les révulser. Avec ses subtiles et tardives condoléances à l’adresse des « petits-enfants des Arméniens tués en 1915 », Recep TayyipErdogan, Premier ministre turc, vient de siffler le début du match qui opposera les commémorations du génocide de 1915 au négationnisme turc. Les Arméniens du monde entier savent désormais que leur deuil sera un combat contre l’amnésie génocidaire. Car leur deuil, loin d’être un abattement de l’âme arménienne, revêtira tous les aspects d’une guerre mémorielle menée contre la kémalisation par laquelle tous les gouvernements turcs confondus ont enkysté leur peuple depuis un siècle sur la question arménienne.

Or, contre le mensonge de l’Etat négationniste, il ne faudra pas s’attendre à une simple levée de boucliers. Ces boucliers sont levés depuis déjà cinquante ans et même davantage. Non, il faudra s’attendre à un véritable déferlement de la colère mondiale, arménienne et humaniste. Ce que Monsieur Erdogan ne sait pas, c’est que chaque Arménien né en diaspora voudra jouer sa part de vérité dans cet Hymne à la Justice qui animera les nations et assiègera le pays qui s’entête dans ses bottes d’accusé. Car « tous les petits-enfants des Arméniens tués en 1915 » voudront rendre hommage à leurs grands-parents contre le crime sans nom ni criminel où la turcité erdoganesque veut les confiner. Il en est qui se préparent déjà depuis des années, qui fourbissent leur indignation pour la rendre plus éclatante que jamais. Chacun de ces petits-enfants ne voudra pas rater ça, faire du mouvement, donner de la voix, montrer, argumenter. Donner la parole aux morts dont on a défoncé la bouche. Et contre ÇA, personne ne saurait faire barrage. On pourra contre manifester, crier à la supercherie. En vain. La tempête est déjà en route. Elle sera légion et contagieuse. Les indifférents seront touchés. Les contaminés de la propagande turque se réveilleront tels qu’en eux-mêmes fleurira leur conscience. La jeunesse turque ouvrira les yeux et le cœur. C’est humain. C’est mathématique. Déjà chaque Arménien se tient fermement dans les starting-blocks pour grossir la vague anti-négationniste dont seront témoins toutes les nations du monde. J’en connais et des meilleurs. Car le génocide turc a pourvu le monde entier de petits-enfants d’Arméniens tués en 1915. Des petits-enfants qui y pensent chaque jour. Et qui chaque jour ajoutent au précédent une idée, une force, un désir de justice.

Déjà avec la saillie de ses condoléances, Erdogan les a agacés, ces petits-enfants arméniens. Ceux qui dormaient fort se sont même redressés. Ceux qui s’assimilaient se sont brutalement décillés. Ils ont ouvert les yeux et ils ont ouvert leur gueule. Erdogan ne pouvait pas mieux faire pour siffler le début du match. Il croyait abattre les Arméniens comme des mouches d’un revers de main faussement compassionnel. Mais non. Il croyait que la mort des Arméniens en 1915 avait rendu amorphes leurs petits-enfants. Non encore. Il les a poussés au commentaire indigné comme si les morts parlaient encore en leur bouche. Du plus réactif des petits-enfants comme Michel, Dzovinar ou Antranik au plus actif comme Manoug, Osman, Ayse, du plus comique comme Madinian au plus connu comme Aznavour. Des commémorations comme on n’en aura jamais vues, partout dans le monde mais aussi en Turquie même. Des commémorations telles que le croissant de lune en tremblera dans son propre lit de sang. Et il va les recevoir en plein dans ses condoléances, Erdogan. Que même s’il se fourrait du lokum dans les esgourdes, ça va passer très fort et très dur. Ça lui fera des otites et des acouphènes à vie.

Car oui, contre ÇA, la Turquie ne pourra rien. Rien pour maintenir contre ÇA cette bassesse de l’histoire qu’elle perpétue bassement. Incapable qu’elle sera de lancer ses tchétés contre les défilés qui lui jetteront sa honte à la figure. Sans même la possibilité cette fois de rafler de nuit les intellectuels arméniens, ni ceux qui fraterniseront avec eux, pour les faire taire par l’exil, le chantage ou la mort. Ses soldats n’arriveront pas à fusiller les hommes valides, ni à torturer les prêtres, ni à noyer les enfants, ni à les brûler dans les églises pour éteindre leurs cris. Tous auront l’âme en feu et la parole libre, la parole vivante, la parole européenne pour dire à Monsieur Erdogan que ces Arméniens tués en 1915 l’ont été par les vôtres hier et le sont encore par vous-même aujourd’hui.

Les commémorations liées à la bataille des Dardanelles le 25 avril ne parviendront même pas à étouffer ces voix multiples et mondiales. Au contraire, elles mettront davantage en lumière le trou béant qui déchire une histoire de barbaries que la Turquie n’ose pas regarder en face. On le sait bien pourquoi. Dans ce trou noir qui a pour nom FrendjelarDaraKharpout et autres, où sèche le sang des Arméniens tués en 1915, mais aussi des Grecs et Assyro-Chaldéens, la Turquie pourrait être entraînée tout entière, coupable d’avoir manipulé son peuple durant cent années.

Grâce à Dieu, pour éviter ce genre de gouffre, les pays qui ont mauvais genre ressortent de leurs placards une bonne commémoration pour redonner au peuple l’estime de soi. Cela se comprend. Celle des Dardanelles se fera pour que la fierté d’être turc soit sauve et échappe à l’opprobre que les commémorations arméniennes feront peser sur la turcité. Mais ce sera du pur théâtre, pas de la douleur humaine. Ce sera une commémoration de carton, pas une commémoration humaniste. Et aux yeux du monde la Turquie telle que la rêve Erdogan en sortira plus amoindrie que jamais. Car il n’y a pas d’autre issue à la fierté d’être turc que de reconnaître la déraison qui est à l’origine de la douleur arménienne.

C’est que Monsieur Erdogan n’est pas moderne. Monsieur Erdogan n’est pas européen. Sa récente réélection a donné de la Turquie une image incompatible avec les idéaux qui animent l’Europe. Sa répression des manifestations passées, soldée par huit morts et huit mille blessés, l’emprisonnement des journalistes, la suppression de Youtube et Twitter, etc. font de la Turquie un anachronisme dans la modernité et de ses velléités européennes une injure à l’Europe.

Certes on doit reconnaître les efforts du gouvernement Erdogan. Mais les rouages de sa mécanique mentale se grippent d’autant plus facilement qu’il reste un homme politique aliéné par sa culture, son éducation et son entourage. On ne peut pas désirer l’Europe sans perdre un peu de sa morgue nationaliste. Ni avancer d’un pas vers elle pour s’en éloigner de dix. Dès lors, que valent ces gesticulations destinées à virginiser une politique répressive et négationniste qui se répète depuis cent ans ? Aujourd’hui, on lâche du lest tandis que dans le même temps on matraque en coulisses. On permet aux ONG et aux Arméniens de l’étranger de commémorer 1915 sur le territoire turc, mais on emprisonne les journalistes. On reconstruit Aghtamar mais combien d’édifices arméniens on laisse encore détruire ! On accorde de publier voici un mois leParmi les ruines de Zabel Yessayan en turc, mais on aura assassiné Hrant Dink, emprisonné Ragib Zarakolu, conspué Oran Pamuk, sans parler du reste.

De la même manière, pour se montrer européen, on formule maintenant des condoléances aux petits-enfants des Arméniens tués en 1915, mais on ne dit pas comment, ni par qui, ni pourquoi ils l’ont été. Or Monsieur Erdogan sait bien par qui, comment et pourquoi. C’est comme si Monsieur Erdogan vous invitait à sa table pour un manti dont la pâte et la viande seraient absentes. Il a beau jouer les prudes en proclamant solennement : «Nous sommes un peuple qui pense qu’un génocide est un crime contre l’humanité et jamais nous ne fermerions les yeux face à un tel acte», il ne trompe personne. Car, voyons un peu, c’est bien en Turquie que ces Arméniens ont été tués puisque c’est le Premier ministre turc qui exprime ses condoléances ? Et il doit bien savoir qui les a tués et comment et pourquoi, le Premier ministre turc ? Mais non ! Il ne veut pas qu’on sache qu’il le sait. C’est qu’il ne veut pas être celui qui ouvrira le gouffre béant où toute la nation turque pourrait être précipitée. Car ce serait admettre que le génocide est consubstantiel à l’histoire turque. Que c’est dans la mort en masse des Arméniens que la Turquie a puisé la substance de son économie aux premiers âges de son histoire. Et ce crime massif ne s’efface pas avec des condoléances. Il pèse et il pèsera encore longtemps. Et plus la jeunesse turque sera portée par une éducation européenne, plus ce crime pèsera de son poids dans sa conscience. C’est humain, et c’est mathématique. C’est que Erdogan en niant comme il le fait la substance génocidaire de l’histoire turque joue avec la santé mentale de ses citoyens, et en particulier de sa jeunesse. Car les mécanismes éthiques de l’individu qui accède à la conscience de sa liberté s’accommodent mal des mensonges politiques qui hypertrophient la fierté nationale. La kémalisation de la jeunesse turque a pris fin avec les manifestations de la place Taksim. Elle a déjà commencé à céder du terrain devant les impératifs moraux de sa mue européenne. De sorte que tôt ou tard, il deviendra inélucatble que le pourquoi et le comment des tueries de 1915 viennent au grand jour remplacer les atermoiements de Monsieur Erdogan. Oui, tôt ou tard, ils viendront.

Quant aux Arméniens, ils ont devant eux une année pour tenir parole. Ils feront des choses, mais ils feront aussi des paroles. Or les paroles seront le seul baromètre qui déterminera leur manière d’honorer les morts de 1915. Car leur douleur centenaire devra tenir aux yeux des autres hommes le langage de la dignité contre tout débordement agressif à l’égard des sceptiques, des opposants, des fatigués, des hédonistes et même des négationnistes. Sur les forums, les réseaux sociaux, dans les conférences et ailleurs… L’intégrisme génocidaire est la pire des défenses pour maintenir la vérité historique hors de l’eau. Faute d’universaliser le génocide de 1915, les Arméniens risquent de faire mourir leurs morts d’inanité. C’est pourquoi, toutes les occasions pour jeter des ponts entre la diaspora arménienne et la société civile turque bénéficieront à l’une et à l’autre pour que les événements de 1915 émergent dans les consciences comme une nécessité ethique de réconciliation, de dialogue et de partage. L’heure est à l’ouverture des esprits pour que puisse commencer l’ouverture des premiers gestes de réparation. Les Arméniens ont beaucoup à faire, à commencer par ranger leurs gants de boxe auquel les invite Erdogan. Et par comprendre que le peuple turc, de génération en génération, a été forcé de grandir dans le mensonge alors qu’eux-mêmes baignent depuis cent ans dans la solitude de leur génocide oublié et de leurs grands-parents traumatisés.

Dans cette perspective, pourquoi ne pas mettre à durant les commémorations de 1915 les Justes turcs qui ont sauvé des Arméniens ? Ils ne devraient pas être oubliés. Car ainsi ce serait l’occasion de montrer que les Arméniens n’ont pas élaboré leur haine autour de la figure fantasmée du Turc sanguinaire, et que les Turcs n’ont pas à être confondus avec un Etat qui ne cesse de les tromper. Et qu’ils se posent la question ces Arméniens, de savoir avec quel genre de Turcs ils voudront construire la reconnaissance du génocide : des Turcs braqués ou des Turcs éclairés ?

Je serais tellement heureux si, en avril 2015, une rue de Malatia, à Erevan, était baptisée du nom de Moustapha agha Aziz oglou, maire de Malatia en Turquie en 1915, qui a sauvé tant d’Arméniens et que son fils, au retour de la guerre, assassinera pour l’avoir jugé trop favorable aux Giavurs.


Denis Donikian


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