jeudi 6 août 2015

Cent ans de solitude pour les Arméniens - Charles Aznavour

Sergio Aquindo

C’est vrai, je suis de ce peuple, mort sans sépulture. Mon père et ma mère, qui ont pu échapper à la tourmente, ont eu la chance de trouver refuge en France. Il n’en a pas été de même pour le million et demi d’Arméniens qui ont été massacrés, égorgés, torturés dans ce qui a été le premier génocide du XXe siècle.

Un vent de sable et puis d’oubli a longtemps recouvert ce meurtre de masse. Les gouvernements turcs qui ont succédé aux bourreaux de 1915 ont pendant des décennies pratiqué un négationnisme d’Etat. Ils ont parié sur l’amnésie et sur la lâcheté internationale. Et ils ont failli avoir raison.

Pendant des années, le crime a pu être considéré comme payant. Il a fallu attendre les années 1980 pour que les nations commencent à le reconnaître. Sur la pointe des pieds, mezza voce. Le Parlement européen tout d’abord, en 1987. La France avec une loi promulguée le 29 janvier 2001. Une vingtaine d’autres Etats depuis. Et le Vatican il y a quelques jours.

Face à une telle situation, tout être humain doué d’un peu de raison et de bonne foi ne peut que se trouver désemparé. Je ne fais pas exception à la règle. Je n’ai pas été élevé dans la haine. Le ressentiment ne fait pas partie de mon univers. Je n’en veux pas au peuple turc, qui a été éduqué dans le déni. Je veux faire confiance à la jeunesse de ce pays et à ce peuple que j’aime.

Je sais qu’un jour elle ouvrira les yeux et demandera des comptes à ses dirigeants sur les années de mensonges et de déshonneur qui l’ont maintenue dans l’ignorance de sa propre histoire. Je suis certain qu’un jour, pas si lointain, elle effacera « cette tache sur le front », comme le disait le poète turc Nazim Hikmet, non pas en se mettant la tête dans le sable ou en la couvrant de cendres, mais par une réappropriation libératrice de son histoire.

**Dialogue arméno-turc

Ce jour-là, n’en doutons pas, les conditions seront réunies pour un dialogue arméno­-turc sincère et vertueux. Un pas sera franchi dans la légende de la fraternité. Je ne veux pas me poser en donneur de leçons à l’égard de ce peuple, de cette jeunesse. Qui suis-je pour le faire ? Mais, en tant que descendant des victimes, et de surcroît en tant que personnage public, une responsabilité particulière m’incombe.

Je porte le poids de leur infinie souffrance. Un mandat moral me relie à elles. J’entends leurs prières. D’autant plus fort qu’elles ont été étouffées, bâillonnées. Les morts sont sans défense. Il appartient aux vivants de veiller à leur respect, à leur dignité. D’être attentifs à ce que l’oubli et le déni ne les tuent pas une seconde fois. Je crois que c’est le devoir de chaque Arménien de s’en préoccuper.

Parce que ce que l’on a voulu anéantir en 1915, c’est l’Arménien, ce qu’il est. C’est moi, mais c’est vous aussi. Car, comme à Auschwitz, ce qu’ils ont également assassiné, c’est l’humanité. Pourquoi le gouvernement jeune-turc a-­t-­il commis cet acte ignoble ? Pourquoi a­-t­-il massacré tous ces gens ? M. Erdogan pourrait-il nous dire une parole de vérité sur ce sujet ? D’autant que la logique de l’hostilité envers les Arméniens continue, cent ans après, à faire des ravages.

Je pense au blocus de la Turquie sur cette petite Arménie qui a survécu par miracle au génocide. Je pense à son refus de ratifier les protocoles signés en 2009 pour la normalisation des relations entre l’Arménie et la Turquie, dont Ankara conditionne la validation à un règlement de la question du Haut-­Karabagh, conforme bien sûr aux exigences de Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan. Je pense à son soutien politique et militaire à Ilham Aliyev, quasi-président à vie de l’Azerbaïdjan, qui a promis non seulement de mettre sous sa botte cette petite partie de territoire qui s’est libérée de l’oppression, mais qui menace aussi ouvertement d’envahir l’Arménie et d’occuper sa capitale, Erevan.

Comment ne pas évoquer non plus l’attaque par des organisations djihadistes, le 21 mars 2014, du bourg arménien de Kessab en Syrie, situé à quelques encablures de la frontière turque et dont tout indique qu’elle n’aurait pu se réaliser sans le feu vert d’Ankara ?

Comment ne pas penser au mémorial de Deir ez-Zor, également en Syrie, seul monument dédié aux victimes du génocide sur la terre où elles ont été martyrisées. Cet ossuaire a été dynamité le 18 septembre dernier par Daech, et nombre d’analystes estiment que cette profanation a bénéficié du consentement d’Ankara. Et puis, est-il possible de passer aussi sous silence le drame des chrétiens d’Orient, assyro-chaldéens, syriaques et arméniens, ainsi que la tragédie des yézidis, qui continuent jusqu’à aujourd’hui d’être persécutés. Toutes ces questions constituent des enjeux de la reconnaissance du génocide par la Turquie. L’impunité a donné le mauvais exemple.

Les atrocités en cours aujourd’hui au Moyen-Orient plongent leurs racines dans les abominations de 1915, dont la région porte non seulement les stigmates mais également la mémoire. Elles ont proliféré sur la norme dominante qui s’est instaurée depuis l’époque. Ce modèle a laissé croire que la déraison du plus barbare finissait toujours par s’imposer. Faut-il s’y résigner ?

Pendant la seconde guerre mondiale, le domicile de mes parents qui étaient installés rue de Navarin (Paris IXe), était fréquenté par les résistants du Groupe Manouchian. J’ai eu la chance étant jeune de côtoyer ces Arméniens et ces émigrés juifs qui combattaient l’occupation allemande. Le souvenir de cette période de ma vie ne m’a jamais quitté. Je n’oublierai jamais le courage et la grandeur de ces étrangers qui se sont portés volontaires pour libérer la France et lutter contre le racisme et l’antisémitisme.

Je me rappelle des paroles de Missak et Mélinée Manouchian, tous deux orphelins et rescapés du génocide de 1915, qui voyaient dans le sort réservé aux juifs une répétition de ce qu’avait subi leur propre peuple. Dans sa dernière lettre à Mélinée, envoyée avant qu’il ne passe devant le peloton d’exécution nazi, Missak avait écrit ces mots bouleversants : « Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand. » Cette phrase d’une très grande hauteur de vue est restée gravée dans ma conscience.

Ils ne combattaient pas contre les Allemands. Ils mettaient leur vie en péril pour la liberté de la France et pour la défense de ces communautés qu’on assassinait sous leurs yeux : les juifs, les Tziganes. Ils luttaient contre une barbarie que l’on n’avait pas éradiquée après la première guerre mondiale et qui resurgissait à la faveur de la seconde, sous un autre masque.

**Insatiable nationalisme panturc

Car le problème est bien là. Cent ans après, « le ventre est toujours fécond d’où a surgi la bête immonde ». On le voit à travers le sort des minorités du Moyen-Orient, on le voit moins quand il s’agit des menaces qui pèsent sur l’Arménie et le Haut-Karabagh. Et pourtant ! Il n’y a pas eu une semaine depuis le début de l’année sans qu’un jeune de 20 ans ne meure sur la ligne de contact entre le Haut-Karabagh et l’Azerbaïdjan. Ça me crève le cœur.

Alors que la présence des Arméniens s’est réduite comme peau de chagrin dans ces terres qui furent le berceau de leur histoire, des gosses continuent d’être tirés comme des lapins parce qu’ils sont chargés de résister aux appétits d’un nationalisme panturc décidément insatiable.

1915­-2015 : si peu de choses ont changé… Les grandes puissances, qui ont l’habitude de subordonner la morale à leurs intérêts, portent bien sûr leur part de responsabilité dans la permanence de cette série de catastrophes dont on ne voit pas la fin. Combien de fois le peuple arménien a-­t-­il été enfumé, trahi, abandonné à son sort ? Les marchands d’armes sont devenus aujourd’hui les meilleurs amis de la « pétro­dictature » azerbaïdjanaise, dont le budget militaire équivaut à lui seul au PIB de la petite Arménie. Tandis que de l’autre côté de la frontière on professe le négationnisme d’Etat, indicateur s’il en est d’une propension à la récidive.

La mort continue donc de rôder autour du peuple arménien. Jusqu’à quand ? Je voudrais cependant conclure cette tribune par une note d’optimisme. On ne se refait pas ! Un sondage international réalisé à la demande du Mémorial de la Shoah a révélé qu’environ 33 % des Turcs de 18 à 26 ans sont favorables à une reconnaissance du génocide arménien. Etant donné les tabous de ce pays, ce chiffre incite à la confiance.

La lecture de cette enquête m’a empli de joie. Elle m’a conforté dans mon respect pour ce peuple turc qu’il ne s’agit pas de montrer du doigt pour un crime qu’il n’a pas lui-même commis. Elle m’a fait entrevoir qu’un jour peut-être cette région du monde sera comme la famille Aznavour, qui compte des chrétiens, des juifs et des musulmans que j’aime d’un même amour. Je me prends à rêver. Mais la réalité d’une actualité bien sombre finit régulièrement par s’imposer à moi, qui dispose de si peu de moyens d’agir pour en changer le cours.

Puisse ce triste anniversaire –­ c’est la première fois dans l’histoire que l’on commémore les cent ans d’un génocide – faire avancer les consciences. C’est à ça, aussi, paraît-il, que servent les commémorations.


Charles Aznavour


Sources : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/04/20/genocide-des-armeniens-cent-ans-de-solitude_4619211_3232.html#Wk7KxPRvdmMXgoTA.99

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