Le point de vue de Ayşe Gunaysu sur la politique de l’État turc
"La négation du génocide est la destruction de toutes les valeurs collectives, éthiques, la destruction du sens de la justice."
Je suis turque musulmane de naissance. En d’autres termes, une descendante des auteurs du génocide des Arméniens, des Assyriens et des Grecs. Je ne suis pas historienne, ni savante, ni écrivaine. Juste militante des droits humains. Donc, je ne peux que partager avec vous mes sentiments et mes opinions sur l’après-génocide.
Maintenant, je vous demande d’imaginer que je suis allemande. Mais imaginez que l’Allemagne n’a pas été vaincue durant la Seconde Guerre mondiale, et qu’au contraire, elle est sortie victorieuse de cette guerre. Par conséquent, elle n’aurait pas été prise en flagrant délit pour les crimes qu’elle a commis : le monde n’aurait jamais vu les images des chambres à gaz. Et imaginez que l’Allemagne utilise toute la puissance de la technologie et de l’industrie pour dissimuler et nier l’Holocauste. Imaginez que l’Holocauste/Shoah soit officiellement, publiquement, socialement et culturellement nié en Allemagne.
Bien sûr, le négationnisme ne revient pas seulement à dire : Non, ce n’est pas arrivé. Imaginez que la vie sociale est organisée autour de ce négationnisme. Que les manuels scolaires, les principaux médias, les universités, la société civile, Internet déclarent tous la même chose, et tentent de justifier l’extermination des Juifs. Ils affirment que ce n’est pas sans raison. Qu’il était inévitable. Que c’était pour la survie de leur nation. En outre, que ce n’était pas eux qui ont massacré les Juifs, que les Juifs les ont massacrés.
Imaginez que les musées, les encyclopédies et que les expositions en Allemagne continuent d’affirmer ces mensonges. Et, que le peuple allemand ne doute pas des déclarations de l’Etat.
Imaginez que les Juifs seraient actuellement la cible de mouvements racistes allemands, et qu’un discours de haine envers les Juifs serait un phénomène normal en Allemagne.
Avec ce déni de l’Holocauste, comment serait l’Europe ? Y aurait-il un Institut Grotowski en Pologne ?
Je vous demande d’imaginer à nouveau la façon dont la négation d’un génocide peut changer la vie. Avec un tel scénario, la réalité objective ne signifie rien. La réalité objective ne compte pas du tout. La réalité subjective domine. C’est ce qui se passe en Turquie avec le génocide des Arméniens. Je viens de cette Turquie-là.
La reconnaissance, le repentir, l’humilité, et la honte sont les caractéristiques d’un être humain. En l’absence de cela, un peuple, un pays, sont susceptibles de commettre de nouveaux crimes, afin de normaliser la violence et faire de la violence un mode de vie. C’est le cas en Turquie. En l’absence de ces émotions, il n’y a pas de place pour la catharsis, la repentance, ou la culpabilité. C’est le cas depuis le génocide des Arméniens. Et les gouvernements successifs en Turquie continuent de commettre de nouveaux crimes.
Maintenant quelques mots sur moi. J’espère que mon histoire va vous permettre de comprendre la réalité de la Turquie. J’étais marxiste-léniniste, communiste, membre secret du Parti communiste hors la loi de la Turquie entre 1970-85.
Nous avons lutté contre l’impérialisme américain. Pour nous, la Turquie était sous cette oppression impérialiste. Ainsi, l’indépendance nationale de notre pays a été l’un de nos objectifs prioritaires. En d’autres termes, le « mal » était à l’extérieur. Nous n’avons pas vu le mal dans notre pays. Se révolter contre l’ennemi lointain était beaucoup plus facile et plus pratique que lutter contre le mal qui persistait dans notre propre pays. En dépit de notre franc-parler, nous étions sûrement nationalistes sans nous en rendre compte.
Nous étions anti-impérialistes et anti-capitalistes, nous avons cru en la lutte des classes, mais nous sommes devenus anti-fascistes seulement après que les militaires, soutenus par un gouvernement ultra-nationaliste, ont commencé à nous tuer dans les rues, dans nos maisons, dans les usines, et dans les écoles à la fin des années 1970. Nous ne nous sommes pas rendus compte que les fascistes étaient des racistes Turcs et qu’ils reflétaient l’essence raciste de l’Etat turc, qui a provoqué le génocide des Arméniens dans l’Empire ottoman. Nous n’avons pas pris conscience de notre environnement très raciste, nous ne nous sommes pas rendus compte de l’incitation à la haine dirigée contre les Arméniens et les non-musulmans en général, de la discrimination, dépeignant les non-musulmans comme des traîtres potentiels, ceux-ci étaient tout autour de nous, et pourtant nous ne l’avons pas vu ! Nous étions comme des poissons nageant dans une mer de racisme sans en avoir conscience.
Nous n’avons pas fait campagne contre ces pratiques néo-nazis appliquées dans les écoles où les enfants ont répété tous les matins qu’ils étaient fiers d’être turcs ! (...)
OK, nous étions internationalistes. Mais quel genre d’internationalistes étions-nous ?
Nous aurions donné notre vie pour les guerres de libération nationale en Afrique et en Asie. Nous avons chanté des chansons révolutionnaires latino-américaines. Mais nous ne savions pas ce qui se passait sous notre nez. Nous ne savions rien et ne disions rien au sujet des Arméniens, des Grecs et des Assyriens, des victimes du génocide condamnées à vivre dans un environnement raciste. (...)
Nous connaissions l’histoire du Parti communiste soviétique, nous connaissions tous les détails de la lutte Trotsky/Staline, de l’histoire de la lutte du Vietnam contre les Américains, mais nous ne savions pas la véritable histoire de notre propre pays. Mais pourquoi ?
En raison d’une désinformation très réussie et de la manipulation de l’idéologie fondatrice de la République turque et des mythes fondateurs. L’histoire a été réécrite par la direction kémaliste, d’une manière totalement trompeuse. Nous n’allons pas entrer dans les détails, il faudrait beaucoup trop de temps.
Qu’est-il arrivé à la Turquie après 1915 ? La Turquie n’a pas trouvé la paix après, pas de véritable démocratie, pas de développement réel. (...) Des interventions militaires ont également suivi. Celle de 1980 a été un désastre. Des dizaines de milliers de personnes ont été emprisonnées, des méthodes inimaginables de torture ont été utilisées, beaucoup sont morts en prison, et 36 personnes ont été exécutées. Malgré une restauration officielle des institutions démocratiques, la Constitution en vigueur aujourd’hui est essentiellement la constitution adoptée par le régime militaire.
Maintenant, une guerre a lieu dans le sud-est de la Turquie, dans le quartier historique arménien et le Kurdistan. On estime que 50.000 personnes sont mortes, la plupart seraient des Kurdes. Actuellement 10.000 Kurdes qui militent pour les droits de l’homme sont en prison.
La négation du génocide est la destruction de toutes les valeurs collectives, éthiques, la destruction du sens de la justice.
Vous entendrez peut-être que les choses changent en Turquie en ce qui concerne la question arménienne, comme ils disent. Oui, mais très lentement, très irrégulièrement, et c’est pour l’instant très décevant.
Je vous remercie de m’avoir écoutée. »
lundi 7 janvier 2013
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