dimanche 29 octobre 2017

FRANCE - La Fondation Chirac récompense la Fondation Hrant Dink

Le peuple  arménien est riche d'hommes et de femmes d'honneur, de coeur, mais le monde d'aujourd'hui est bien trop matérialiste pour que ces qualités humaines essentielles prennent le pas sur la médiocrité.

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Le prix Chirac pour la prévention des conflits est décerné à la fondation Hrant Dink, qui oeuvre pour les relations interculturelles entre les peuples d’Arménie et de Turquie, a annoncé la Fondation Chirac.

Le prix Culture pour la paix est par ailleurs décerné au Collectif Zoukak, une troupe de théâtre qui promeut l’art comme thérapie auprès des populations réfugiées dans les camps au Liban.

Les prix seront remis lors d’une cérémonie au musée du quai Branly - Jacques Chirac, le 23 novembre, en présence du président Emmanuel Macron, a indiqué la fondation de l’ancien chef de l’État.

Hrant Dink, du nom d’un journaliste arménien de Turquie, assassiné par un jeune nationaliste turc, s’est engagée pour la paix depuis sa création en 2007.

“Basant son action sur le développement d’une culture du dialogue, de l’empathie et de la paix, la Fondation Hrant Dink encourage les relations interculturelles entre les peuples d’Arménie et de Turquie, plaidant pour que la diversité culturelle soit reconnue comme une richesse, et les différences comme un droit“, indique la Fondation Chirac.

“Dans une période où des centaines de milliers de réfugiés convergent sur le sol turc, sa parole de mesure et l’attention prioritaire qu’elle porte à éradiquer les discours de haine dans la presse par des programmes de formation et de veille, constituent à la fois une urgence et une action décisive de prévention des conflits“, ont estimé les créateurs du prix.

Le Collectif Zoukak, créé en 2006 par le metteur en scène et acteur libanais Omar Abi Azar, “se rend au plus près des réfugiés dans les camps afin de proposer la pratique théâtrale sous l’angle de l’art thérapie pour extérioriser douleurs et traumatismes liés à la guerre“.

Il intervient notamment dans les camps palestiniens ou partout au Liban, où sont réfugiées un millions de victimes du conflit syrien.

Le prix Chirac pour la prévention des conflits et le prix Culture pour la paix, créés en 2009, sont remis par un jury dont le travail est préparé par deux comités d’experts internationaux distincts qui lui soumettent chacun une liste de quatre candidats après avoir examiné des dizaines de dossiers en provenance de zones conflictuelles.

samedi 28 octobre 2017,
Stéphane ©armenews.com


LAO (roman 44 - 45) - Denis Donikian


LAO (roman 44)

34

Lao couché en sa dernière nuit.

Il avait gardé les rideaux ouverts. Creusée dans le noir du plafond, une large plaie de clarté blanche. Ce lampadaire penché sur la route.

Brusquement, il entendit couiner le bois de l’escalier. Une marche qu’on devait écraser. Comme à contrecœur… Et une autre… Et d’autres grincements qui s’approchèrent. Qui cessèrent bientôt. Puis on gratta sur sa porte. Qui d’autre que Martha ?

Lao ne bougea pas. À quoi bon ? Puisque l’affaire était entendue. Il rejoindrait la capitale. Un lieu précis de la capitale où se traitaient et maltraitaient des cas précis. Non pour retrouver Donara. Ni pour siroter sur les terrasses. Ce qui l’attendrait serait tout autre chose… Des examens en série, un processus d’humiliations, une litanie de petits meurtres pour lui faire oublier le goût de la désobéissance à ceux qui sont la loi et le royaume…

Martha, il avait la saveur de sa bouche sur la langue, la chaleur de ses formes qui lui brûlait encore les paumes. Il lui suffisait de sauter du lit. Ouvrir la porte, c’était à coup sûr l’avoir. Mais il serrait les dents et fixait la clarté blanche sur le plafond.

Puis de nouveau les grincements du bois, mais qui, cette fois, s’éloignaient.

Il attendit que retombe le silence dans la maison.

Il se rendit à la fenêtre.

À l’aplomb du lampadaire, un bout de voiture blanche luisait sous la clarté, blanche elle aussi. Une voiture de police. Prudent le Gabo. Il avait mis ses hommes en faction. Craignant que sa proie ne lui échappe.

Lao revint s’étendre.

La lumière au plafond semblait veiller sur lui.

Une paix lui vint douce et franche.

Elle le prit sous son aile. Et il laissa monter du fond ses propres obscurités.


LAO (roman 45)

35

L’aube diffusait sur toi tout son or. C’était le grand jour.

Martha avait frappé à ta porte. «  Il faut se préparer », dit-elle. Se préparer ? Elle serait donc du voyage ? Et si Gabo s’était entendu avec elle pour l’embarquer ? Le temps d’une journée, qui sait ? Une perspective qui te contrariait. Ta remontée, tu voulais en jouir seul. Car encagé dans la voiture avec ton monstre, c’est là que tu lui dirais ton évangile. À ce Gabo pour qu’il se perçoive en perdant ridicule. Pour sûr, Martha n’avait d’oreille que pour ses frivoles obsessions. À quoi bon lui faire comprendre que tu n’avais d’autre envie que de t’arracher de la chair le feu qu’elle y avait mis. Et en finir avec ton image d’homme en fuite. Et que pour te débarrasser de tes niaiseries de vaincu, tu comptais bien te le faire, ce Gabo. Histoire qu’il te mette en cage dans les geôles de la capitale, avec les têtes brûlées de l’opposition. Là où Gollo te lâcherait la grappe. Qui sait même si ça ne lui déplairait pas de te savoir à l’abri ?

Tu avais rassemblé tes affaires, mis de l’ordre dans la chambre. Et tu franchis la porte sans te retourner.

En descendant l’escalier, tes yeux iraient sur Varou dans son cabinet. Il y était, tout au fond, le dos tourné. Un cafard dans son bocal. Avec sa bouderie Varou voulait te jeter à la gueule qu’il se régalait déjà à l’idée que tu vides les lieux. Mais aussi que tu sois rendu à la capitale. Où t’attendait le pire comme c’était toujours avec cette ville qui faisait baver Martha. Car on saurait trouver des raisons pour te coller au trou, qu’il devait penser.

Martha était sur ses tables. Elle astiquait nerveusement. Tu lui demandas la note. Elle finassait pour te soustraire à son regard. Un moment surgit dans ses yeux l’éclair d’une douleur. Ses gestes rapides et embarrassés, ses mots murmurés à fleur de bouche, tout sonnait lourd en elle un air de condamnation. Ses joues pâles rendaient tragique et forcé son sourire d’adieu. Elle s’essuya avec son tablier et te tendit une main. « Tout ira bien, dit-elle. Tout ira bien. Soyez sans crainte… » Elle savait que Varou avait une oreille dans la salle du café. Et même un œil, si habile qu’il était à jouer des miroirs. La main de Martha dans la tienne, souple et soumise dans la tienne dure et décidée… « Oui, tout ira bien, je le crois aussi… » Et tu filas vers la porte.

La route poussa aussitôt dedans ses bruits de fuite et de moteur.

Gabo piétinait près du véhicule de la police. Ferme comme un bourreau qui va trancher sa victime. Il serait seul à t’accompagner. Un chauffeur était déjà en place.

« Pas de regret ? demanda Gabo. Regarde une dernière fois ces lieux où tu as semé la mort et la discorde.

– Pauvre cabot de Gabo, » tu lui rétorquas.

Gabo ouvrit la portière, l’œil mauvais.

« Entre ! grogna-t-il. Cabot, hein ? Eh bien, le cabot va t’en faire bouffer du chien enragé. »

Martha se tenait sur le pas de sa porte. Elle se triturait les mains, avait des larmes.

« Fais pas l’éplorée, ma cocotte ! lui fit Gabo. Si encore il en valait la peine, ce petit émeutier sans couilles. Le temps de lui régler son compte et je reviens te faire la grande vie… »

Des mots en l’air, Gabo en semait à la pelle. Mais derrière, les sales coups qu’il fomentait en douce, il les tenait bien en laisse. Pendant un temps, il vous embrouillardait jusqu’à l’heure voulue pour vous harponner. Avec lui, Martha pouvait toujours attendre de la voir, sa capitale. Gabo avait bien eu dans ses comptes de se la faire in situ, mais tu l’avais coiffé au poteau. Maintenant, il te ferait payer sa défaite, et cher. Comme il t’avait sous la main, durant tout le voyage, il allait t’en mettre plein la gueule. Il te rabaisserait au plus bas. Et si tu t’avisais de le contrarier, il n’hésiterait pas à te trouer dans un coin perdu à l’écart de la route. Son chauffeur lui étant acquis. Il suffisait de s’arrêter et sous prétexte d’une pause pipi, il te saignerait derrière un fourré comme un mouton. Car il était bourré de hargnes. Des nœuds jamais défaits dont sa tête était pleine. Le genre de cerveau à faire les meilleurs flics. Obéissants, sadiques, brutaux, dominateurs. Mais toi, ses manigances te banderaient contre lui encore plus. Fini de jouer profil bas. Tu lui rentrerais dans son lard. Tu lui ferais vomir ses balourdises à cette ganache.

Vous rouliez à la puanteur de la capitale, droit sur l’usine de caoutchouc. La grande montagne sur la gauche, tu la voyais alerte et claire. Les peupliers, déjà tous montés en feuilles, formaient des torches émeraude ici ou là dans la plaine. Gabo remplissait son coin de ses deux jambonneaux. Sa chair tendait la toile de son pantalon. Pour peu elle l’aurait fait craquer. Comme il dégageait son air, son ventre se gonflait et dégonflait à mesure. Il avait posé sa casquette sur le siège entre vous. Quelle bouille de bœuf il faisait avec son œil inerte et ses larges trous de nez !

Le chauffeur, c’était un dodu de la même étable. Un flic à Gabo, c’est grand et c’est gros. Comme la route filait droit de droit, ça ennuyait le monsieur. Il avait inséré une cassette. Une rengaine d’Américaine qui sonnait exotique sans qu’il comprenne un mot. Elle éructait sur des roulements de grosse caisse.  People have the power… People have the power… People have the power…  Comme ça, répété à tue-tête. Et d’une voix tellement acide, que le bovin sortit de sa passivité.




« Tu n’as pas mieux que ces bruits d’énervés ? finit par lancer Gabo au conducteur.

– C’était pour chauffer l’ambiance, dit l’autre. Comme vous parlez pas.

– Tu n’as pas de la musique à nous ? De celle qui va avec ce genre de paysage. Avec notre pays, je veux dire.

– Celle qui convient à notre pays, tu lui dis à Gabo, c’est justement l’américaine.

– Et pourquoi ça ? fit Gabo.

– Pourquoi ça ? Mais vous ne connaissez pas l’anglais ? People have the power. Voyons ! People have the power.

– Traduis ! Je n’ai jamais été très bon en anglais à l’école.

– C’est pour cela que t’es devenu flic. Et que tu t’es fait ton lard… »

Gabo eut un spasme d’étouffement.

« Tu veux que je t’écrase, petite mouche ? Là, dans cette voiture, fit-il.

– People have the power, Gabo.

– Et ça veut dire quoi ?

– Ça veut dire quoi ? Tu veux vraiment le savoir ?

– Je le veux. Et comment ?

– Ça veut dire les gens ont le pouvoir. Le pouvoir de rêver, de se prononcer, de lutter dans un monde de fous… Voilà ce que ça veut dire… »

Gabo ne tenait plus en place. Un feu lui mordillait le cul. Il baissa la vitre pour prendre une bouffée d’air. Et comme vous étiez encore dans la campagne, c’est comme un pet de bouse qui pénétra dans la voiture. Il remonta aussitôt la vitre.

« Toi, cria-t-il au chauffeur, tu vas me jeter cette cassette sur la route. Retire-là ! Allez ! Exécution ! »

Le type fit cracher la cassette à son appareil. Et la jeta comme avait dit Gabo.

«  Est-ce que je savais ? dit-il d’une voix basse. J’aimais bien cette musique. Je l’avais prise à mon fils…

– Une cassette à ton fils ! Tu veux en faire un émeutier de ton fils ? lui lança Gabo. Tu veux qu’il se fasse flinguer comme au premier mars ?

– Que non, chef ! Un émeutier ? Jamais. »

*


vendredi 27 octobre 2017

Lao ( roman, 42 - 43) - Denis Donikian




Lao ( roman, 42)

32

Des larmes t’étaient venues. Tu t’en rendis compte avec tes premiers pas sur le chemin du retour… Tu pleurais comme te l’avait dit la femme enterrée. Car tes larmes étaient d’un enfant, le troisième à chialer comme les autres, celui qui en toi-même ne s’était jamais éteint. Des larmes… Des larmes venues sous la poussée de pensées noires. Une marée de boue qui te serait montée au cerveau. Comme une mélancolie qui fait boule et brusquement déborde et fait pleurer. Même si la mort de l’homme aux fleurs avait brutalement desserré ton asphyxie. Et fait retomber ta rage d’avoir été floué par Gollo. Et dégonflé ta haine d’un pays embourbé dans sa pourriture… Et maintenant ne te restait que cet ennui d’avoir à vivre encore ne sachant où ni comment… Vivre au gré de tes organes ? Ou vivre en ajoutant du vif ardent à ton existence ? Une lassitude que c’était devenu tout ça, un sourd coma, une torpeur. Ce fond de merdier tout gluant de détresse… Vous n’aimez pas la mort qui menace. Mais pas la vie non plus qu’il vous faut encore vivre…

Ainsi te dévoraient questions sur questions mêlées au ranci du remords. Cette mort au terme d’un infini de signes, les uns aux autres enchevêtrés, du plus obscur au plus lisible, et pressés contre toi jusqu’à faire tout voler en éclats… Depuis l’arrogance au plus haut du pouvoir jusqu’aux humiliations pratiquées par les petits chefs sur les uns et les autres, tous insectes, tous cafards… Par les sans scrupules, les rogues, les gros, les fiers, les fats… Des gens d’un même pays, s’ignorant les uns les autres, mais acteurs, à des degrés divers, du désordre général, tous Gollo, tous Varou, tous Martha, Gabo et toi-même, acharnés uniment sur l’homme aux fleurs jusqu’à ce qu’il s’écrase et, sans un cri, qu’il tombe…

C’était ton tour de passer maintenant sous l’ombre du combattant. Sous sa gueule de l’ancêtre vaillant par le cœur et l’audace. Mais trop bronze pour être cru. Si légendaire qu’il ne t’inspirait rien. Rien pour te convertir à la nécessité de vivre en conscience dans un pays qui n’en avait plus.

Les feuilles faisaient de petites mains aux plants des vignes. Et leur vert saupoudré sous l’effet des premières chaleurs, maintenant gagnait en force. C’était un incendie silencieux aux mouvements imperceptibles. Et bientôt ce serait une mer remuée par le vent. Du fond de son champ, le vieux paysan te lançait des saluts. Avec une joie d’enfant. Sa vigne lui donnait tant à jouir à cet homme ! Elle mûrissait en lui autant qu’il habitait en elle. Entés l’un sur l’autre en un coïtus étrange et poétique. La terre rendait sa réponse, toujours somptueuse, à qui savait la courtiser. Car Dieu sait qu’il le bichonnait son petit arpent de pays, le vieux paysan… Et le raisin viendrait après les feuilles, longtemps après. Il fallait l’attendre pour ça.

Ainsi, à force de te river sur cette révélation, d’autres larmes te vinrent, mais du genre extatique. Désormais, impossible de te laisser couler… Pas vrai ? Car alors toute la terre s’abîmerait derrière ta propre perdition. Déjà les autres, qui pataugeaient dans le naufrage, ils te poussaient à sombrer avec eux. Des mots pour t’agripper, ils en avaient. Pour te tirer à eux et que tu plonges au cœur de leurs ténèbres. Dans le fond, seul émergeait intact le combattant de bronze. Du sang fort coulait en lui, qui l’empêchait de se défaire. Du sang à produire du neuf, à créer du vrai… «  Debout, Lao ! » te murmurait ton père pour t’aider à combattre la tyrannie ordinaire des peurs et des désespoirs.

LAO (roman, 43)

33

Au terme de ton chemin, Gabo t’attendait de pied ferme près de sa jeep.
Il triomphait avec sa mine de chasseur toisant sa proie. Mais il ignorait que tes rêves t’étaient revenus. Qu’ils infusaient déjà ton sang pour vivifier les moindres recoins de ta chair. Et qu’ainsi ça te bandait. Et que ta tête de chien égaré, avec quoi il s’offrait des airs d’aspirant commandeur, tu ne la lui mettrais pas sur un plateau pour qu’il lui crache dessus.

« Maintenant, le temps est venu de te mettre à table, te lança-t-il.

– Quand vous voudrez. Et où vous voudrez. C’est vous le chef. Et je suis votre démon.

– Et comment, c’est moi le chef ! Mais d’abord, qu’est-ce qu’il faisait avec toi, l’homme aux fleurs ?

– Avec moi ? Derrière moi plutôt.

– Avec ou derrière, c’est la même chose. Sans compter que c’est toi qui l’as entrainé au pied du Dragon. Tu n’ignorais pas qu’on vous tirerait dessus comme des lapins.

– Ce jour-là, il y avait du brouillard, vous le savez bien… Et j’ai marché tout droit dans le brouillard.

– Tout droit, hein ? Et dans le brouillard… Tu as d’abord suivi le chemin et brusquement tu en es sorti. Pourquoi ?

– Je n’étais pas dans un état normal. Je ne pensais à rien de précis.

– Facile à dire. Mais encore ?

– Il ne vous est jamais arrivé d’être dominé par un chagrin ?

– Jamais. Quelle drôle d’idée !

– Quand vous apprenez, par exemple, qu’un ami vient de vous trahir…

– Tout le monde trahit tout le monde. C’est comme ça. Et toi comme les autres. Mais ça ne me dit pas pourquoi tu es allé te coller au Dragon.

– Qui peut le savoir ? Si je n’avais pas appris que Gollo jouait dans mon dos un autre jeu que celui qu’il affichait, l’homme aux fleurs serait toujours vivant. Et si je ne vous avais pas connu. Et si je ne m’étais pas arrêté dans ce patelin… Et si le gosse qui pleurait dans le minibus ne m’avait pas agacé… L’homme aux fleurs serait encore parmi nous.

– Et si tu n’étais pas entré dans ce minibus… Hein ! Dis-moi ! Pourquoi as-tu pris ce minibus, justement celui-ci ? Pour fuir, n’est-ce pas ? Et qu’est-ce que tu fuyais comme ça ? Surtout après ces événements du premier mars  qui ont pourri le climat de la capitale ? Hein, dis-moi un peu !

– Et si vos acolytes n’avaient pas tiré sur les manifestants dans la capitale, l’homme aux fleurs n’aurait jamais été tué ici comme un lapin.

– Pourquoi le type du mirador l’a abattu lui et pas toi, alors ? Hein, dis-moi ça !

– Parce qu’il a sorti une cigarette et qu’il l’a allumée. Le soldat moustachu a visé dix centimètres au-dessous de la flamme. Pensant peut-être que c’était moi.

– Donc, s’il n’avait pas fumé… Mais où prenait-il l’argent, ce pouilleux, pour s’acheter des cigarettes ?

– Peut-être bien que c’est le mépris qu’il rencontrait dans les yeux des gens qui le poussait à fumer. L’amour qu’on ne lui donnait pas… Martha devrait vous éclairer sur ce point.

– Martha… Martha… Elle n’a rien à y voir, Martha !

– Rien ? Pas si sûr. C’est quand même elle qui lui a demandé de me suivre.

– Pour te sauver.

– Me sauver ? Mais de quoi ?

– Est-ce que je sais ? Elle avait besoin de te sauver, c’est tout. L’homme aux fleurs l’avait déjà fait une fois le jour où Varou t’avait bouclé dans la fosse. Elle a dû penser qu’il pourrait le faire une seconde fois, ton ange gardien.

– Mon ange gardien… Et maintenant je ne suis gardé par personne. Sinon par vous.

– Est-ce que ça se remplace, un ange gardien ?

– Qui sait ?

– En tout cas, il y a eu homicide involontaire.

– Mais je n’ai tué personne.

– C’est bien ce que je dis : involontaire…

– Excellent prétexte pour me neutraliser, n’est-ce pas ?

– En tout cas, je te rends à la capitale. Et avec un peu de chance, tu m’auras pour accompagnateur. Et sans doute pour pas mal de temps.

– C’est ce que vous avez toujours voulu, quitter cette brousse.

– Je ne fais que mon devoir. C’est tragique, mais c’est comme ça. Que mon devoir.

– Et si je fuyais là, maintenant ?

– Tu crois ça, que je ne te rattraperai pas ? Tu te trompes.

– Je n’en ai nulle envie. Au contraire. Moi aussi je veux rentrer. Après tout, je serai plus utile dans la capitale que dans ce puits plein de cafards.

– Plus utile ?

– Je veux dire pour que des gars comme l’homme aux fleurs ne se fassent pas trouer bêtement. Les vrais auteurs de ce meurtre, il faut qu’ils rendent des comptes.

– Quels vrais auteurs ?

– Ceux qui sont au commencement de la chaîne. Les premiers qui ont conduit à ce malheur…

– En attendant, on reste sagement dans sa chambre. Nous partirons demain matin à l’aube. On dit que ce sera une belle journée. Comme celle-ci.

– Oui, comme celle-ci… »

jeudi 26 octobre 2017

Les Grecs du Pont et l'Arménie occidentale - Le combat de la Justice - N. Lygeros



Les Grecs du Pont et l'Arménie occidentale

N. Lygeros

Conscients des avancées de la libération de l’Arménie Occidentale, les Grecs du Pont voient qu’il est important pour eux de participer activement à ce combat de la justice. Ainsi les Arméniens et les Grecs s’unissent pour vivre libres en Arménie Occidentale. Il s’agit de mettre en application des clauses du Traité de Sèvres qui représente le seul de cette époque qui respecte véritablement les victimes du génocide. En effet, au-delà du simple processus de réparation, le retour sur une terre ancestrale, constitue non seulement un but stratégique mais aussi la conséquence de l’application des droits des peuples autochtones. Il s’agit de plus d’un mix-stratégique qui permet la convergence de stratégies qui sont certes différentes, en raison de leur approche historique mais qui ont le même but. Lutter contre la barbarie d’une occupation, représentant pour les Grecs du Pont une continuation de leurs revendications qui ne considèrent pas que la reconnaissance du génocide est un point final. Au contraire il s’agit d’un commencement qui doit se concrétiser avec la présence des survivants sur la terre dont ils ont été expulsés uniquement en raison d’un racisme étatique. Les Arméniens et les Grecs du Pont ont vécu pendant des siècles, sur les mêmes terres sans jamais avoir des tensions entre ex, car ils étaient fondamentalement faits pour s’entendre. Ces deux peuples avec les Assyriens ont été les victimes d’une même barbarie aussi l’Arménie occidentale est un devoir de mémoire. Ce n’est pas un acte de vengeance mais bien un acte de justice. Car les survivants n’ont pas donné naissance uniquement à des innocents mais aussi à des Justes qui savent comment lutter contre le génocide de la mémoire. L’Arménie occidentale se doit d’être libre et pour cela, elle doit être libérée. C’est dans ce cadre que les Grecs du Pont voient un rôle à jouer pour soutenir cette cause arménienne qui est aussi la leur puisque l’Hellénisme se bat toujours du côté des innocents et aux côtés des Justes, contre la barbarie qui tente de bafouer les Droits de l’Humanité. 

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Le combat de la Justice

N. Lygeros

Grâce aux travaux de Raphaël Lemkin sur la notion de génocide et la décision du Président Woodrow Wilson de délimiter la frontière de l’Arménie Occidentale, la cause arménienne a considérablement évolué au point d’influencer positivement les Grecs du Pont. Ainsi avec la Déclaration de la Zone Economique Exclusive de l’Arménie occidentale, ce pays renforce la réalité de sa liberté. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Arménie Occidentale a reconnu Lemkin et Wilson en tant que Justes pour la cause arménienne. Ainsi celle-ci constitue le fer de lance d’un combat de la Justice qui va bien au-delà de la simple réparation. Les Arméniens et les Grecs du Pont s’unissent pour rétablir une réalité du passé dans le futur. Sans tenir compte de la volonté de la barbarie, ces peuples luttent désormais ensemble pour réaliser leur vision commune de la libération de leur terre ancestrale. C’est pour cela que de nombreux Grecs prennent désormais la carte d’identité de l’Arménie Occidentale. Car il s’agit d’un acte pratique qui peut se faire à l’échelle de l’individu sans devoir rendre de compte à quoi que ce soit, sans attendre des résultats diplomatiques qui tardent depuis des décennies. Ainsi l’Arménie Occidentale qui a pris son sort en main grâce à la volonté de combattants qui n’ont jamais oublié la cause de tout un peuple qui transcende l’existence du génocide lui-même. Car les Arméniens et les Grecs du Pont ne sont pas seulement des victimes du génocide. L’Arménie et la Grécité sont des entités bien plus anciennes et diachroniques aussi elles ne dépendent pas uniquement du génocide. L’Arménie occidentale représente en cela un objectif convergent et sa libération est nécessaire non seulement en tant que territoire mais surtout en tant que patrie pour des hommes qui n’oublient pas la valeur de la liberté car ils ne sont pas esclaves comme le voudraient la barbarie et ils sont devenus des libérateurs pour les innocents qui ont le droit de vivre aussi libres et sans craindre personne.

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mercredi 25 octobre 2017

LAO ( roman, 36, 35, 34, 33, 32) - Denis Donikian



LAO ( roman, 36)

Varou poussa une plaque de fer. Aussitôt, la bouche exhala les ténèbres de ses entrailles. Et Lao descendit derrière lui par une échelle qui plongeait dans un noir fumeux où brûlaient maigrement quelques cierges.

On suivait un goulot qui s’évasait ensuite sur une dizaine de mètres. En bas, on était comme au fond d’une bouteille. Dans des bacs de sable, des bougies entièrement fondues, d’autres en torture sous une flamme. Des lampes tristes ici ou là. Et l’illuminé en images accrochées au mur circulaire. Elles le montraient dans son bienheureux martyre, une foi de feu dans un corps pitoyable. L’air rance vous ruginait la gorge. Et dans les moindres obscurités, des araignées se tenaient en embuscade ou remuaient des serpents visqueux et des monstres nichant dans le sol et le mur.

« C’est ici que les choses ont commencé, fit Varou. Du moins, c’est ce qu’on dit.

– Des illuminés, on n’en manque pas ces jours.

– Beaucoup sont illuminés mais peu sont illuminateurs…

– Depuis que nous sommes indépendants, continua Lao, ce qui n’a pas changé, c’est la haine. Nous sommes un peuple haï à l’extérieur, haï par nous-mêmes, mais aussi haï par les dieux. J’espérais trouver un refuge chez vous.

– Vous en étiez, ce premier mars ?

– J’en étais. Oui. Un peu par hasard, d’ailleurs. Ou plutôt pour y retrouver un ami.

– Est-ce que c’était le moment de mettre le pays en péril, quand on a des ennemis d’un côté et de l’autre ?

– C’est jamais le bon moment, répliqua Lao.

– Vous l’avez entendue, la légende de ce trou ? Nous autres, nous aimons les légendes érigées en vérité historique. Elles nous tiennent en vie. Mais on nous sort plein d’autres bobards à propos de cette cave. Comme celle-ci, qu’avant l’indépendance, quand c’était fermé, un gars en mal de liberté y descendait chaque nuit pour y creuser une galerie sous la frontière.

– Je croyais que c’était à partir d’une cabane.

– Non. C’était d’ici. Depuis, le tunnel a été bouché. Mais le Père Soghomone m’affirme qu’en frappant sur le mur au bon endroit on peut sentir qu’il sonne creux. Vous voulez essayer ?

– J’ai plutôt envie de remonter. L’air du monde me manque déjà.

– Pour être loin de tout, on y est, loin de tout. D’ailleurs, il faudrait y enfermer Martha. Quelques heures seulement. Histoire de lui faire apprécier son bonheur. Seulement voilà. Elle désire le pire croyant que c’est le mieux. Vous lui avez parlé ?

– Ni le pire, ni le mieux. Elle désire une autre vie.

– Une autre vie pour une femme, c’est une vie avec un autre homme…

– C’est bon, remontons maintenant ! fit Lao. Mes poumons me grattent.

– Vous pensez qu’un homme peut tenir treize ans dans ce trou ?

– Treize ans ? Mais je ne tiendrais pas treize minutes…

– Et si on vous y obligeait ? Si on vous séquestrait dans cette merde noire, hein ? On pourrait vous y oublier, après tout…

– Je vous ai demandé si on pouvait remonter ? Ce trou est une tromperie. Je préfère voir en plein jour mon ennemi pour l’affronter.

– C’est bon. Je vous précède. Laissez-moi arriver là-haut avant de vous mettre à monter. »

Varou avait commencé sa grimpette sans crier gare. Il l’avait bien coiffé, le Lao, tout penaud et benêt, maintenant qu’il nageait seul dans les ombres. Les flammes des bougies faisaient vaciller d’éphémères formes qui jouaient à glisser ou à s’élever sur l’acier nu de l’échelle. Et Lao des deux mains s’agrippait à son corps de métal, les yeux fixés sur l’ouverture où planait son salut. Varou venait à peine d’atteindre la sortie que Lao mit le pied sur le premier barreau. À mesure qu’il montait, ses chaussures, en claquant sur le fer, lâchaient des résonnances de rails battus par des roues de wagons en route vers la mort. Là-haut le peu de jour qui tombait sur l’orifice le rendait éclatant aux yeux du piètre ascensionniste. Quand brusquement, la tôle qui servait à le boucher, vint glisser dessus. Et l’homme se trouva aussitôt agrippé au creux des ténèbres.

LAO ( roman, 35)

En expulsant sa voix de son corps puis de la fosse, jaillie des profondes obscurités de la terre, c’était comme si le Père Soghomone voulait l’élever au niveau de l’exaltation magnifique dans laquelle la grande montagne s’était pétrifiée pour toujours comme un modèle mélodique pur, si pur que le profil qu’elle présentait à ses yeux, quand il se tenait en face d’elle debout sur les remparts, à la scruter d’un œil presque obscène, non seulement prenait l’apparence d’une courbe musicale vaste et calme mais encore dessinait le silence d’une vibration éthérée où les choses de ce monde venaient heureusement se fondre comme en ce jour d’immense lumière propre à donner toute son immatérielle intensité à l’omniprésence des neiges inaccessibles, si brillamment que tu aurais cru à tel ou tel moment du chant les voir sourire.

LAO ( roman, 34)

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C’était un chant intense qui s’écoulait du monastère dans la plaine où tu étais avec le vieux paysan. L’homme alors te parlait de ses vignes, des feuilles qui commençaient à poindre, disant qu’il avait bêché tout un champ la veille pour que la terre à leurs pieds respire bien. Elle pouvait respirer, la terre, ce jour-là, tellement l’air était lumineux, tombant à verse et nimbant toute chose. Et de la même façon qu’elle circulait dans les arbres, les plantes et les bêtes, elle se diffusait en toi, cette luminosité du ciel. Te lavant des mauvais signes qui te rongeaient jour après jour et t’engluaient dans le poisseux de tes mélancolies. Mais ce chant, rayonnant lui aussi, voici qu’à son tour il t’envahissait de suavité. « C’est la voix du Père Soghomone, fit le vieux paysan. Ah ! pour chanter, ça il chante ! Mais pour se salir les mains avec cette terre, non ! Pas pour lui. Allez-y ! C’est au monastère qu’il se gazouille le gosier, notre merle noir. Il suffit de le suivre à l’oreille… » Il avait remarqué ton envie et te poussait à l’écouter de plus près.

D’un signe de la main tu pris congé de l’homme et te jetas à l’assaut de la forteresse chantante. Comme si tu craignais que ce Père Soghomone tombe en arrêt cardiaque juste avant que tu puisses le trouver. Tu hâtais donc le pas quand brusquement ton téléphone éclaboussa de sons veules cette voix du Père qui t’appelait. C’était encore cet obscur numéro sur son écran. Tu cherchas dans le paysage où Gabo avait bien pu se poster pour s’acharner ainsi sur tes nerfs. Planté à l’entrée du chemin, le Goliath à casquette, dos à la route, t’observait à la jumelle. Le manège devait bien l’amuser pour qu’il veuille te saisir en pleine course… Mais tu décidas de passer outre et de reprendre le chemin de terre qui grimpait rude jusqu’à l’entrée.

Or, à peine étais-tu dedans que tu te sentis embrassé par les murs. Mais embrasé par le chant aussi, tellement le son virevoltant d’un bâtiment à l’autre remplissait la cour intérieure avant de monter en vapeur invisible vers le grand ciel. Son grave, son de caverne, son né dans la pierre et affranchi de la pierre. Un son qui tournoyait en vous cachant sa source. Mais où la trouver ? Tu aurais poussé toutes les portes si tu n’avais remarqué des visiteurs pénétrant dans une annexe, et que d’autres qui en sortaient avaient des marques d’apaisement sur le visage. C’était une sombre chapelle et qui suait l’encens. La résonnance montait du sol par un trou à taille humaine. Quelle idée pour un chanteur de descendre dans une cave et pousser sa voix vers le haut ! De fait, cette voix, elle s’exaltait comme une eau gazeuse montant dans une bouteille. Une voix mêlée aux senteurs de résine brûlée, que les écoutants buvaient en silence, laissant ses vibrations s’immiscer dans leur chair et imprégner leurs organes. Jusqu’au moment où sa ligne sonore s’insinuant dans leur propre sang, leur cœur venait doucement en épouser le rythme et leur esprit s’infuser de sa grâce.

Puis au premier silence, les gens se signèrent. Tu sortis avec eux à l’air libre. Derrière apparut le Père Soghomone, tapotant sa soutane aux épaules. Carré comme il était, il s’était frotté aux parois en se hissant hors du sous-sol. Il ferma la porte de la chapelle avec une grosse clé et vint se planter sur le parvis de l’église avant de s’adresser aux visiteurs. Grand et fort, solide homme de la terre converti au ciel, le clérical avait du coffre. Ensoutanée statue de bronze au regard perché haut. La barbe testonnée en pointe, le crâne tirant vers le glabre et d’un âge après la quarantaine. Avec cette touche d’ennui aux lèvres à devoir traduire en histoire une mystique. Quand le troupeau des pèlerins fut à ses pieds, indigènes ou d’ailleurs, le camelot de Dieu commença son boniment sur le trou étrange où il avait barytonné ses grâces et d’où il était remonté pour le service des hommes.

Il dit : « L’homme… L’homme premier… L’homme qui est aux sources de la nation… Cet homme jeté par le monarque dans les noirceurs de la fosse. Treize ans, treize années durant cet homme vécut là. Là où j’ai chanté. Il avait pour compagnons, serpents, scorpions, araignées et monstres impalpables… Mais la lumière en lui était un soutien. La lumière… La lumière seule peut soutenir… De là-haut, de temps en temps, des âmes charitables lui jetaient sa pitance. Là-haut, le pays sombrait dans le chaos. Et le roi… C’est en bête sauvage qu’il avait été transformé, le roi. Car puni d’avoir jeté l’homme dans ce trou, le roi. Puni d’avoir martyrisé des vierges qui étaient contre lui. Et pour retrouver son corps et recouvrer l’esprit, pas d’autre voie au roi que de rendre l’illuminé de la fosse à la lumière du grand jour. Quitte à se soumettre à la foi de la fosse. À la foi de l’homme premier, le roi. Le roi et avec lui le bon peuple. C’est ainsi que nous sommes nés. Ainsi que nous avons été illuminés. Dans cette fosse, voyez-vous. Dans cette fosse où j’ai chanté… »

Dans cette fosse… Avec des scorpions, des araignées, des serpents… Et des monstres impalpables… Treize années durant… Les visiteurs prenaient des mines d’enfants qui écoutent des fables. Leurs bouilles extatiques dégoulinaient de ravissement sous le récit des prodiges que leur débitait le chantre de Saint-Georges. Et lui, il leur en versait des louches. Du miraculeux en veux-tu en voilà. Tout ouïe étaient les ouailles sous l’averse de ses paroles. Car le Père savait que les simples aiment les plats simples, les histoires pures, pas celles où les hommes s’entretuent pour imposer ou défendre une religion.

Le discours fini, les gens s’égaillèrent. Un gars du coin leur proposait un lâcher de colombe moyennant quelques billets. On lui achetait le volatile et il offrait en prime ses ailes d’ange palpitant sur fond de neiges éternelles. Dans un tel ciel, elles feraient merveille, pensa une femme. Sans doute une pacifiste de passage. Son époux pressa le bouton de son appareil photographique aux premiers déploiements de plumes. Et l’autre vit, quelques secondes, la paix planer sur les hommes. Une pincée de bonheur… La colombe tourna un moment au-dessus du monastère, puis retrouva son maître. Pour du vol, c’était du vol.

Varou, surgi on ne sait d’où, était en conversation avec le prêtre chanteur. Il obtint de lui la grosse clé de la chapelle et, s’approchant de toi : «  Vous voulez toujours le voir, ce fameux trou ? demanda-t-il. Alors suivez-moi ! »

LAO ( roman,33)
25

Comme elles roulaient à grande vitesse, les voitures zébraient le champ de ses jumelles. Et Gabo s’agaçait à chercher une vue continue sur son objectif. Il traversa la route et se remit en quête de Lao parti sur le chemin. Et maintenant, collé dessus, il l’observait parlant au vieux paysan. Celui-ci volubile, faisant des gestes dans une direction puis dans une autre, mais chaque fois tournant avec son corps, avec de la rigidité dans ses mouvements. Gabo n’en pouvait tirer aucune conclusion. Sinon que Lao semblait interroger le villageois sur les choses du coin. À la fin, ils s’étaient mis face au couvent. Ce devait être ça qui intéressait le soi-disant apprenti photographe, pensa Gabo. Mais quoi au juste puisqu’il y avait déjà mis les pieds au monastère ? Alors quoi maintenant ? Brusquement il le vit saluer le vieil homme en levant la main et marcher sur la route qui menait jusqu’à l’entrée. Gabo fut soulagé de constater qu’il n’avait pas marché droit sur le Dragon. Comme le temps était au beau, il pensa que Lao irait se percher sur les remparts pour se faire une méditation en regardant la grande montagne. Mais le vent d’ouest lui apportant des bribes de chant religieux, et voyant que Lao se hâtait, il se dit que c’était cette musique qui devait l’attirer et le mettre en agitation. Au point qu’il allait bientôt le perdre de vue et que les remparts lui happeraient son bonhomme. Alors Gabo prit son téléphone et composa un numéro. Il reprit aussitôt ses jumelles et retrouva Lao dedans. Il le vit en train de sortir son appareil, puis de lire quelque chose sur son écran mais sans chercher à répondre… Lao avait fait volte face et s’était mis à fixer le café de Martha, du côté de la route. Alors Gabo se réjouit à l’idée qu’il avait un moment agi sur sa proie à distance et qu’il lui avait montré qu’il l’aurait à l’œil désormais.

LAO ( roman, 32)
24

Après cette montée de fièvre, les jumelles avaient rejoint leur place attitrée dans le cabinet de travail. Comme une pièce qui épouse son propre logement au sein d’une machine désormais en état de marche. Quel que soit l’objet, pensa Varou aussi fièrement que s’il avait érigé une obsession en loi, on devra le trouver dans le premier endroit où il sera cherché. Et maintenant les couples de cafards dans leurs bocaux pouvaient profiter de l’accalmie pour mijoter de nouveaux duels. Tandis que chaque instrument qui servait aux opérations photographiques, de près ou de loin, du trépied aux cuvettes, du papier aux pincettes et du thermomètre à la table lumineuse, tout baignait désormais dans le saint ordre de la technique et l’exquise volupté de l’art.

Mais voilà qu’un jour le Gabo à gros doigts eut besoin des jumelles. «  Je sais que Varou en possède une paire. Mon œil me démange. Il me les faudrait quelques instants », dit-il à Martha. Varou était sorti pour la matinée. C’est en les lui remettant que Martha remarqua chez son gros Gabo un air qui n’était pas habituel. C’était un air fermé qui le faisait penser sec et parler laconique. L’obligeait à retenir sa langue malgré l’envie de lâcher ce qui la titillait. Sans compter qu’il ne réclama pas son café, tellement lui pressait le besoin de vider les lieux.

«  Quoi, s’étonna Martha, on ne veut même pas rester cinq minutes, histoire de causer un brin ? On n’aurait pas quelque chose à nous dire au sujet de l’apprenti photographe ?

– Il y en aurait beaucoup, répliqua Gabo. Beaucoup trop. Mais c’est pas assez mûr dans ma tête. Sinon ceci, que ce Gollo qu’il recherche et qu’il a perdu de vue au matin du premier mars, eh bien il y serait dans les locaux de la police. Mais qu’il se rassure, pas pour qu’on l’interroge. Et ton Lao, on voudrait pas qu’on y touche. Mais ça, c’est à voir… Voilà. Et on garde tout ça dans sa charmante petite tête. Sinon je deviens mauvais».

Et sa carcasse se jeta dehors.

Après pareille sortie, Martha resta bête à mourir. Des questions, elle s’en posa dans tous les sens. Elle se mit à tout retourner pour savoir le dessous après avoir vu le dessus. Surtout depuis qu’elle avait eu des gestes d’intimité avec Lao, plus épais d’inconnu que jamais, et peut-être lui-même aussi plongé dans des mystères qu’il en deviendrait fou tant ils seraient difficiles à ouvrir. Car il serait le dernier, Lao, à penser, que l’ordre de ne pas le toucher planait au-dessus de lui. Et comment lui dire que son ami Gollo était dans les locaux de la police, mais probablement pas coffré comme un opposant de marque. D’ailleurs, rien n’était assez net dans son esprit à Martha pour qu’elle ose lui rapporter les propos de Gabo clairement. Lequel Gabo avait eu assez d’astuce pour lui livrer un paquet d’informations qu’elle ne saurait pas démêler. Et d’ailleurs Gabo lui-même avait-il une idée de la manière dont il allait tirer profit de ce micmac ? Pas sûr. Ses derniers mots montraient à Martha qu’il passerait outre l’ordre protecteur pour trouver à Lao une des ces fautes qui le mettraient à l’ombre et à lui d’avoir sa promotion. Elle savait combien lui pesait à lui aussi l’impression d’être ici oublié, dans ce patelin en fond de tiroir, tandis que lui manquait la grande vie de la capitale. Il lui arrivait souvent de le dire en confidence à Martha et qu’il regrettait de ne plus être en faction sur ses larges avenues pleines de 4×4 conduits par de gros bonnets… Et comme deux gâteries valaient mieux qu’une, qu’un travail alimentaire, fût-il plaisant, était toujours moins gratifiant qu’un travail payé par un regard de femme, de femme conquise, de femme comblée, Gabo ne manquait jamais d’associer Martha à ses ambitions, quitte à l’arracher de force à ses scrupules envers Varou si elle devait à le quitter pour rejoindre la capitale elle aussi. Et Martha se demandait si Gabo obéirait aux recommandations qu’on lui avait faites concernant Lao plutôt qu’aux impératifs de son désir, et si elle-même accepterait que ce même Lao, tombé du ciel comme une providence, serve de proie pour l’extirper de cette ennuyeuse province.


LAO (roman 11, 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2) - Denis Donikian


LAO ( roman, 11)
8

Les bocaux… Brusquement, Lao se souvint des bocaux rangés dans le cabinet de Varou. Avec ces choses luisantes qui remuaient au fond. Il n’osait pas imaginer ce qu’elles étaient, ces choses luisantes… Il quitta sa chambre. Du haut de l’escalier, l’œil pouvait plonger dans cette pièce que Varou s’était réservée pour ses travaux de photographie. Sa porte était restée ouverte. À mesure qu’il descendait, Lao découvrait la table avec les ustensiles, puis l’étagère fixée juste au-dessus. Il avait ralenti le pas. Il savait bien que Varou reconnaitrait son étranger à la façon dont il ferait crisser le bois des marches. Et comme il s’y attendait, son hôte ne manqua pas d’engager une causette avec lui.

«  Alors, cette chambre, elle vous plaît ? fit Varou. De votre fenêtre, par beau temps, la vue peut aller jusqu’au flanc de la montagne. Avec vos jumelles, vous apercevrez même des moutons. Ceux des autres, bien sûr. Cette montagne, on ne s’en rassasie pas. Surtout quand elle s’offre à vous aussi claire.

Qu’est-ce que vous conservez dans vos bocaux ? demanda Lao, intrigué

– Dans mes bocaux ? Pas des confitures, mais des cafards. Rien que des cafards. C’en est plein ici. Comme partout dans nos campagnes. Mais vous en avez aussi en ville, non ? D’ailleurs, depuis quelques jours, on dirait qu’ils ont quitté la capitale pour venir chez nous. C’est fou ce qu’ils ont proliféré ces temps-ci. Ils viennent en villégiature, probablement.

– J’ai l’impression qu’ils entrent même par les fenêtres. J’en avais dans ma chambre.

– C’est bien ce que je disais. Ils arrivent en nombre. Et c’est pas ce Gabo qui les arrêtera. La femelle peut se reproduire quatre à cinq fois dans l’année. Et chaque fois, c’est quarante œufs. Chaque fois, une colonie de quarante petits cafards. Faites le compte. À la longue, ils seront plus nombreux que les habitants de ce pays… Mais ne craignez rien, le rassura Varou. Tant qu’ils ne rôdent pas dans vos rêves… »

Il appela Martha et lui tendit un bocal vide.

« Monsieur est tombé sur des cafards dans sa chambre. »

Martha grimaça. Mais elle n’avait pas à faire sa dégoutée. Elle vivait tellement avec ces bestioles qu’elle en avait pris son parti. Elle devait savoir comment s’y prendre avec elles pour les piéger.

« Je vous allumerai aussi votre poêle, dit Martha. Pour chauffer votre chambre. »

Varou avait saisi un de ses bocaux pour le montrer. Les cafards, ils étaient deux. «  Un couple ? fit Lao

– On peut le voir comme ça. Je les accule à la faim. Ils finissent pas se bouffer entre eux. Il n’y a alors plus de frère qui tienne. –

– Plus de frère qui tienne ?

– Oui, s’ils ne s’accouplent pas, c’est que j’ai affaire à deux mâles ou à deux femelles. Je n’ai aucune compétence pour les différencier, vous pensez bien. Ce qui m’importe, c’est de les mettre dans un lieu clos et de voir comment ça se passe.

– Et ça se passe comment ?

– Mal. Le combat est sans pitié. Ensuite, je jette le vainqueur sur la route. À lui d’échapper aux roues des voitures.

– Drôle de jeu, fit Lao. »

Ce luisant des carapaces, leur noir cynique, Lao connaissait. Quand, dans l’aube à peine montante, les casques envahirent la place. Et qu’au terme de la journée, la fête se changea en deuil. Des jeunes, des vieux… Certains qui hurlaient leurs mots de ralliement le matin, perdirent la vie le soir. Et lui, Lao, il aurait pu en être. Sur cette place, brusquement close, c’était cafard contre cafard, frère contre frère…

« C’est comme ces films à la télé, fit le Varou photographe. Quand le crocodile croque du gnou. Très instructif. Eh bien, les gens, ça se mange entre eux aussi. Et tes opinions, elles se trouvent toujours une botte pour les piétiner. Avec tes proches, il faut toujours t’attendre au pire. En tant que peuple, nous avons connu ce pire au siècle dernier. Je veux dire avec ces autres qui sont là-bas, embusqués derrière la frontière. On n’est pas à l’abri d’une attaque, ou d’un déferlement… »

Mais aujourd’hui, pensa Lao, c’est à l’intérieur du même peuple qu’on fait ça, qu’on se vampirise mutuellement… Frère contre frère. Humain contre humain

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LAO (roman, 10)

7

Que tu voulais descendre vers le sud, c’était vrai. Fuir plutôt. Tellement les hommes dans la capitale étaient haine contre haine. Et si le môme du minibus n’avait pas chialé à te faire mal, tu y serais maintenant. Quelque part, ailleurs, et loin. Au plus loin du chaos qu’à présent. En tout cas, pas dans cette chambre. Ni avec ces gens qui ne donnaient pas l’exemple de vouloir s’aimer où ils étaient. Eux, tout comme toi.

Le moment était venu de ranger tes vêtements de rechange. Un coup de ton index sur l’étagère. Elle était propre. Tu y déposas deux chemises. Puis deux slips et deux paires de chaussettes sur les chemises. Et juste à côté, une de tes deux brosses à dent, l’autre destinée à l’usage quotidien. Et le reste de tes affaires, pêle-mêle.

Brusquement t’apparut une chose noire qui filait sur la planche du bas. Tu te baissas pour qu’elle soit en pleine lumière. S’affolant de plus belle, la chose se mit à foncer droit vers une ombre dans l’espoir de s’y fondre. Mais le luisant de son corps la trahissait. Elle avait des pattes, cette chose. Et des antennes. Des pattes, des antennes… Et le dessus comme un vernis charbonneux… Un cafard, tu te dis. Ça, tu connaissais. L’évier dans la chambre où tu dormais enfant en était plein. Sitôt que tu allumais la lampe, ils couraient se refugier dans le trou. Certaines nuits, ils trottaient même dans tes rêves. Et comme tout l’immeuble avait des coins obscurs, surtout la montée d’escalier, tu pensais qu’ils venaient tous de là. Qu’ils s’y cachaient pour forniquer et se multiplier sans vergogne. Et maintenant, tu en avais un devant toi. Un à cet instant et démasqué. Pensant que d’autres rodaient alentour probablement.

Tu pris un journal et le glissas sous la bestiole. Elle fut obligée de s’y mettre. Puis tu te précipitas à la fenêtre, l’ouvris et secouas le cafard à l’extérieur. Il glissa et tomba sur la route. « À la grâce de Dieu, petit monstre. Mais si tu échappes aux roues des voitures, ne reviens pas dans cette chambre, je serai sans pitié… » Tu dis et tu refermas la fenêtre.

C’est alors que le mal dans ton épaule ressurgit sans crier gare. Une douleur triste, un étranglement des muscles, et qui puisait dans l’obscurité de ta chair des images paniques, des hontes, des souffles, des râles, des cris. Avec lui, l’écrasement sourd d’une matraque sur ton blouson. Quand te retournant pour savoir qui, te jaillit dans les yeux un visage blanc de colère, celui du jeune flic qui jouait à faire son devoir en frappant à tout va.

Tu déposas ton téléphone portable sur la table de chevet. Cette table avait un tiroir. Tu l’ouvris par curiosité. Deux cafards surpris par la lumière détalèrent vers le fond. Tu enlevas aussitôt le tiroir pour le vider dans la rue. Mais déjà, sur le rebord de la fenêtre, deux antennes palpaient l’air ambiant. Tu aurais repoussé l’intrus, mais il avait déjà fui dans les ombres. Un autre se montra dans un coin. Tu l’écrasas net avec le tiroir. Un jus blanc sortit de sa carapace.

À ce moment-là, tu entendis sonner ton portable. Il sautillait en tapant sur le bois. Tu courus le prendre. Mais un cafard était dessus et dansait comme un cow-boy sur une vache en furie. Il ne lâchait pas prise. Aucun nom de correspondant ne s’affichait. Qui te cherchait ? Ce matin-là, après le coup sur l’épaule, tu avais appelé Gollo. L’autre côté du fil, quelqu’un semblait t’attendre comme à l’affût. Tu avais alors raccroché.

L’appel cessa. Mais le cafard restait dessus. Faisant balancer ses antennes lentement.


LAO ( roman, 9)
6

«  J’ai vos jumelles. »

La porte avait tapé contre le mur. Lao se retourna d’un cran. Martha serrait les draps sur sa poitrine, le menton dessus, son visage éclairci par leur blancheur. Son sourire comme sur un plateau, Martha. Et sa chair et son sang infusaient à cette chambre un goût de vie. C’était aussi sa parole… Elle lui était chaude à Lao, sa parole. Elle le dégrisait de son existence, depuis des mois confuse et noire. Rien qu’à tourner la tête, Lao était passé brusquement du paysage brouillardeux à cette grâce que Martha lui offrait. Elle avait beau se sentir terrée dans ses solitudes imbéciles, cette Martha, à vivre une existence mièvre comme un deuil… elle était là et il était là aussi, tous les deux dans les fureurs d’une même nuit.

« Avec ça, dit-elle, votre œil pourra voler avec les cigognes. Ou même vous transporter à travers les airs jusqu’à votre montagne chérie. Et d’ici, vous n’aurez aucun mal à vous croire de l’autre côté. Si c’est ce que vous cherchez…»

Elle avait posé les jumelles sur la table de chevet et commençait à déplier les draps sur le lit.

« Entre nous, vous faites un drôle d’ornithologue. Un ornithologue sans jumelles, ça ne s’est jamais vu dans le coin… C’est comme un écrivain qui n’aurait pas son carnet. Un jour, il en est venu un chez nous. Qu’est-ce qu’il écrivait ! Au café, assis sur une pierre, et même en marchant. Mais vous, ornithologue ? Non. Vous faites qu’on s’interroge. Alors, qu’est-ce qui peut attirer un gars de la capitale dans cette zone où tout pousse à l’ennui ? Notre route est tellement comme une courante que les voitures ne pensent qu’à filer. Quant à notre frontière, les soldats tirent même sur les lapins. Comme si ça peut vouloir déserter, un lapin ! Même un pays comme ce cloaque. Alors il reste cette montagne. On y vient de partout pour se mettre devant quelques heures et dire ensuite qu’on l’a vue. Mais moi, elle m’énerve qu’elle ne bouge pas. Jamais. Jamais et pas d’un poil…

– Il y a le monastère, l’interrompit Lao. Vous ne parlez pas du monastère.

– Le monastère ? Ah, oui le monastère. Son trou surtout. Les gens adorent ça, se mettre dans son trou. Ils doivent se croire revenus au ventre de leur mère. Mais c’est noir, et ça pue la suie. Vous êtes venu pour le trou, peut-être ?

– Je m’y sentirais mal.

– Et pas pour les cigognes. Non. Ne me dites pas le contraire. Même si les nôtres ne nous quittent plus depuis qu’elles trouvent à becqueter dans nos marécages… Ces jours-ci, Gabo, qu’est-ce qu’il contrôle ! En février, après les élections, il était déjà sur les dents. Il avait ordre d’interdire aux voitures, taxis, camions et autobus de remonter sur la capitale. Les gens étaient cloués sur place. Il m’avait dit en douce que c’était pour les empêcher de manifester avec les autres. Maintenant, il lui arrive de contrôler les voitures descendant vers le sud. Des jours, quand il contrôle il est comme un fou furieux. Là encore, il a des consignes. Mais qu’est-ce qu’il cherche, je me le demande ? Il m’a avoué qu’il pourrait bientôt obtenir une promotion. Ça le ferait remonter sur la métropole. Et il me prendrait alors avec lui. Je quitterais bien tout pour oublier cette cambrousse. Mais vous, vous en venez de la capitale, non ? Comment peut-on la fuir comme ça ? J’ai pas idée. Rien qu’à me voir siroter du jus de fruit sur les terrasses de l’opéra, ça me donne des frissons. Comme j’aimerais respirer cet air de nonchalance ! N’est-ce pas que c’est beau autour de l’opéra ?

– Et comment ! fit Lao. J’y étais encore il y a seulement trois jours. J’y étais avec mon ami Gollo. Mais nous ne sirotions pas du jus de fruit sur une terrasse.

– Et puis ces immeubles qu’on a construits, comme dans les grandes villes du monde, avec leurs boutiques de luxe. Vous voyez, j’ai beau être une bouseuse, je connais mon pays. Tout par la télévision. Quand elle marche, bien sûr.

– Elle est faite pour ça, notre télévision. Montrer les grands immeubles neufs, les boutiques de luxe et les terrasses de café. L’insouciance, quoi. »

Brusquement Lao sentit son mal le saisir à l’épaule gauche. Il y mit la main. Martha avait l’œil. Elle avait remarqué la grimace qui lui était venue sous la douleur.

« Qu’est-ce qu’il vous arrive ? fit-elle

– Ce n’est rien. Un mauvais coup, répondit Lao.

– Un mauvais coup ? Quel coup ? Quelqu’un vous a frappé ?

– Ce n’est rien, je vous dis. J’ai dû heurter quelque chose dans le minibus. Et voilà que ça revient.

– Vous devriez vous faire examiner. Je vais en parler à Varou. Il connaît un médecin. Il peut vous y emmener.

-N’en faites rien ! dit Lao. N’en faites rien ! Ça passera.

-Mais vous n’irez pas loin comme ça ?

-Je dois descendre seulement vers le sud.

-Vers le sud ? Mais où ? Quelle ville ?

-Je ne sais pas au juste. Je verrai.

-Ah ! Vous ne savez pas, fit Martha. Vous ne savez pas… »

Elle dit, juste avant de sortir, sans doute avec l’idée que tu avais des choses à cacher.

LAO ( roman, 8)
5

Tu demeuras contre la vitre, à scruter loin par-dessus la route le noir brumeux comme en toi. Que cherchais-tu des yeux à pousser ou saisir? La grande montagne se mussait de la tête au pied, derrière son paravent de vapeurs. Un étranger, qui ne l’aurait pas connue auparavant, aurait cru que partout c’était la rase plaine. Mais tu savais qu’elle y était. Et qu’elle reviendrait un jour en pleine lumière. Maintenant, ça te semblait si épais, cette mêlasse… Elle avalait le monastère, les maisons, le chemin… Et ce Dragon au bout comme on disait… Dans le fond, tu en étais bien toi aussi, de ces timbrés qui aiment coller leurs yeux à la chose ? Cette chose aujourd’hui invisible mais qui, par temps clair, incrustait son image au plus intime de ces tordus qui se croyaient comme leurs fils. Ainsi devait être l’Américain qui traversa des océans pour se crémer la vue de ses neiges mythiques. Ou Varou, photographe obsessif, l’affichant partout chez lui. Mais la petite vieille, ou Martha, non, elles n’en faisaient pas une folie… Quand il t’arrivait de descendre vers le sud, en voiture rien qu’en roulant tout le long, et qu’elle était dans un jour clair, tu sentais comment elle émergeait du fond de tes ombres. Et son image faisait monter une force en toi, seconde après seconde. Le silence de ses neiges, comme il te travaillait doucement…Et ta vie, tu la sentais puissante et dérisoire. Comme disait Martha de cette chose, c’était thérapeutique.


LAO ( roman, 7)
4

Pour prendre l’escalier, on devait passer devant le cabinet de Varou. Sa porte était restée ouverte. Lao y jeta un coup d’œil avant de poser le pied sur la première marche, derrière Martha. Varou zieutait une pellicule accrochée à un fil. Un appareil photographique sur trépied était devant une tenture blanche tirée en guise de fond. Une lampe suspendue au-dessus d’une table encombrée de bacs et d’instruments divers. Et sur une étagère, des bocaux, tous de la même taille. Des choses noires s’agitaient au fond, ça brillait comme de la laque…

Lao tourna le dos au cabinet pour commencer l’ascension de l’escalier. Des vues de la grande montagne, dans divers cadres, envahissaient le mur. Devant lui montait Martha. Si tranquille que le bois couinait de jouissance. Ses fesses faisaient des balancements lourds, cadencés par la régularité des marches. Elles offraient à Lao le spectacle d’une sourde invitation à des élévations graduellement lentes vers des voluptés les plus folles. Une croupe qu’enflammait la stupeur du désir.

«  Vous verrez, dit Martha, ce n’est pas le grand luxe, mais vous y serez au calme. En fermant bien vos fenêtres, vous couperez les bruits de la route…  L’eau n’arrive pas toujours comme on voudrait. Ce n’est pas comme dans la capitale. Heureusement, nous avons des bacs pour faire des réserves. Un Américain ne louerait pas chez nous. Ça veut son confort, ce genre d’homme. Ils ont une telle frousse des microbes… Une fois, j’en ai vu un qui m’a laissé son café sans y mettre les lèvres. Mais nous, les microbes, nous vivons dedans. À la longue, on est devenus aussi forts qu’eux. »

Ils se trouvèrent dans un couloir. La lumière du jour venait du fond à travers une vitre. Elle glissait sur d’autres cadres avec la grande montagne. Martha poussa une porte, éclaira. « Voici la chambre dit-elle. Et bien sûr, avec la chose à mon mari au-dessus du lit. Il prétend que ça aide le client à s’endormir. » Table de chevet, armoire, lavabo, deux chaises. D’un poêle à charbon montait un tuyau qui entrait dans le mur après un coude. Et une humidité froide à vous moisir le moral par temps gris.

Martha tira sur la fenêtre et rabattit les volets. Histoire de chasser le renfermé de cave et les ombres sinistres qui nichaient dans les recoins. Des maladies jaunâtres dessinaient comme des cartes sur les murs.

« L’intérêt de cette chambre, dit-elle, c’est la vue. Pour le reste, il ne faut pas faire le difficile. Dans notre cambrousse, on a beau avoir la grande route du sud, on vit à la traîne de tout. Chez nous, rien ne bouge. À peine si l’air de la capitale arrive jusqu’à notre porte. »

Lao s’approcha de la fenêtre. À cette hauteur, il jouirait d’une longue échappée sur le paysage. Mais la graisse des brumes enrobait la clarté molle du jour. De rares toits au fond, et des arbres où venait mourir un chemin. Le lampadaire barrait le ciel du côté droit.

«  Le monastère est sur la droite, dit Martha. Aujourd’hui, on n’est pas dans un bon jour. Il faut suivre cette voie. Mais jusqu’au bout, c’est le Dragon. La frontière, je veux dire. Et derrière, vient tout de suite la grande montagne. Les timbrés s’y collent les yeux qu’ils croient que c’est thérapeutique. Mais ils en sortent plus malades. Comme cet Américain qui m’enviait d’être aux premières loges chaque jour. Vous en êtes un vous aussi on dirait. Sinon vous n’auriez pas loué cette chambre. Vous devez avoir quelque chose à soigner. Si vous aimez ça, vous n’aurez qu’à accompagner mon mari. Des années qu’il la prend en photo. Et sous toutes les coutures. C’est comme une maîtresse pour lui. Mais une laisse pour ma vie de chienne. Elle me tient à sa merci, cette garce. Pire qu’une belle-mère. Elle m’écrase. Et ces photos partout. Dans le café, dans la chambre, dans la montée d’escalier. Vous avez vu ? On ne peut même plus respirer. Et la nuit, elles tapissent vos rêves… Quand il fait gris comme aujourd’hui, je me sens mieux. »

Lao demanda si elle avait des jumelles à lui prêter.

« Des jumelles ? Mais oui, nous en avons une paire. On se demande pourquoi d’ailleurs on va chercher si loin ce qui est à sa portée…

Chercher quoi ? fit Lao.
Du bonheur.
Du bonheur à coller son œil sur la montagne ?
Plutôt à scruter ses plis, ses crevasses… Ses formes.
Non, je m’intéresse à vos cigognes.»
Elle se tut avec un sourire mi-figue, mi raisin, et referma la fenêtre. Puis elle lança : « Je reviens avec les draps. Pendant ce temps, installez-vous ! »

LAO ( roman, 6)

Tu tombas bientôt sur un terre-plein où était garée une voiture de police. Blanche comme neige avec des inscriptions bleu ciel. Quelques baraquements en bois, en avant d’une bâtisse à étage qui donnait sur la route. Un rez-de-chaussée avec une grande vitre. Aucune enseigne. L’établissement devait être trop connu pour en avoir besoin. Un lampadaire. Des arbres dépouillés. Et des peupliers, de ceux qui se voyaient un peu partout dans la région.

Tu t’apprêtais à pousser la porte. À quelques mètres, un policier tançait un vendeur de fleurs à genoux. Tu hésitas un moment. Rentrer dans le café ou rentrer dans leur chicane ? Que faire ? Après la veuve, courir au secours de l’orphelin ? Et si tout à trac le sbire se mettait en tête de tourner sa lame d’inquisiteur dans ton tracas ? C’était un costaud, une armoire à gros muscles, avec une tronche d’ogre façon boucher converti en bûcheron. « T’es un malin, toi, disait-il en triturant l’oreille du suppliant. Tu joues au crève-la-faim pour tirer nos touristes à toi, hein ! Ils n’ont pas chez eux une montagne comme la nôtre. Mais c’est pas une raison pour leur ternir le paysage en exhibant tes guenilles ! Ce coin où elle fait la belle, il n’y en a pas d’autre ailleurs. Alors, ne viens pas l’emmerder avec tes jérémiades ! Tu portes atteinte à l’image du pays. Tu nous insultes tous. Continue de vendre tes jonquilles, et je te pousse au trou avec mon pied au cul ! Tu sais bien que c’est interdit. Alors remballe-moi tout ça et dégage !» L’autre faisait le repentant. Il se tassait vers le sol, grimaçait, faisait des ah ! de douleur, prenait un visage de torturé. La porte venait de céder sous ta main, tu entras dans la taverne.

…Murs sombres, tapissés d’images. Toutes avec la grande montagne déclinée selon les heures du jour et les saisons. Et toujours vue d’un même côté… Le nôtre. Un présentoir avec des cartes postales reproduisant elles aussi la grande montagne. Un autre pour journaux mais vide. Une femme d’environ trente ans s’activait à essuyer une table. Seule et parlant à voix haute comme à quelqu’un. « Quelle tête il a fait l’Américain quand je lui ai sorti ça, disait-elle. Vous avez de la chance… Quelle chance ? Mais la chance d’être chaque jour devant une montagne aussi belle, voyons ! Moi, je dois me contenter d’un petit tableau dans mon appartement de Los Angeles. Alors que ce tableau, vous l’avez grandeur nature. Tous les jours, rien qu’en ouvrant vos fenêtres… » D’un coup de menton, elle désigna la table qu’elle venait de nettoyer pour que tu t’y mettes, et continua en faisant tournailler son chiffon sur l’autre : « Qu’à cela ne tienne, monsieur l’Américain. Ma place, je vous la donne, je lui ai dit. Mais contre la vôtre. Ce contre la vôtre, ça l’a figé dans ses bottes. Puis il m’a répondu, levant le nez et exhibant sa dentition américaine, blanche et impeccable : mais j’ai des affaires, chère madame ! Des affaires ? Ah ! Des affaires ! Je lui ai fait. Et quel genre d’affaires ? Des affaires qui exigent ma présence. C’est ce qu’il m’a dit avant de prendre la porte sans demander son reste. Tableau grandeur nature… Tableau grandeur nature… Qu’il y vienne en hiver dans son tableau grandeur nature ! Ou comme aujourd’hui quand c’est bouché… Plutôt de la merdaille grandeur nature, oui ! Et nos affaires, il les verra. De celles qui exigent notre présence à nous aussi…

En tout cas, tu me l’as bien refroidi ce client! dit une voix venant du fond. Et un Américain encore ! C’est pas comme ça que je vais l’exporter ma photographie.
Ta grande montagne, tu sais ce que j’en pense. Un tas de pierres et c’est tout ! »Puis s’adressant à toi. « Votre café, vous le voulez sucré, sans sucre ou normal ? » Tu as répondu : « Normal ».
Plantureuse, elle se dandina jusqu’au bar en écrasant le plancher des talons. C’était une femme qui, si elle écrivait à la machine, aurait frappé les touches comme à coups de marteau. De dos, elle donnait des envies. Des jarrets fermes. Des cuisses puissantes qui faisaient bomber ses arrières. Un corps germanique enfermé dans une robe de laine grise.

«  Tu te plaindras toujours, continua la voix sortie du fond. Qui est-ce ?

Un étranger mais de chez nous, répondit la femme. Puis s’adressant à toi. N’est-ce pas que vous êtes de ce pays ?
De ce pays, fut ta réponse. Et vous, vous êtes Martha.
Tout le monde me connaît dans ce coin paumé.
Vous auriez une chambre pour quelques jours ?
Varou, fit-elle, se tournant vers la voix. Est-ce qu’on peut pour la chambre de devant ?
On peut.
En ce cas, je vous la montrerai après votre café. C’est à l’étage. Elle donne sur la route. Mais avec un peu de chance, par temps clair, vous aurez droit au tableau grandeur nature.
Je comprends… »
Brusquement la porte se mit gémir, poussée par le policer. Le plancher grinçait sous sa graisse tandis qu’il se dirigeait vers le bar, le regard fixé sur Martha, sardonique, lubrique et martial. Ce genre de casquette qu’il portait, gris souris, à bande rouge et broche au front comme un troisième œil, tu connaissais. C’était l’œil des chicaniers affiliés au président. L’insigne qui donnait tous les droits, qui légitimait toutes les violations. Martha déposa ta tasse de café et se retira derrière son bar. Puis s’adressant au policier.

«  Qu’est-ce que tu lui veux encore à ce pauvre bougre ? dit-elle sur un ton de reproche. Il vend des fleurs, et alors ? Il faut bien qu’il mange, non ? Le malheureux, il n’a plus que ça pour vivre.

– Ce que je lui veux ? Mais il encrasse le paysage avec sa mendicité. Il y a une loi, et je suis chargé de la faire respecter. Pas de ses fleurs à la sauvette. Et puis, ça laisse croire aux touristes qu’on est un pays d’arriérés. Surtout que c’est des fleurs sauvages qu’il a ramassées sur les talus.

– Des touristes ? En ce moment ?

– Je ne veux rien savoir. Touristes ou pas, c’est pas bon pour notre image. Pas bon pour toi non plus, ma belle.

– Au lieu de lui passer un savon, achète-lui ses fleurs. Tu as de quoi, non ? Et puis tu les offriras.

– Des fleurs ? Mais pourquoi les acheter ? Si tu en veux, ma grande, je peux les lui confisquer ?

– Non merci. Fais pas ça ! Si tu crois qu’il va décoller de son coin ?

– Tant que moi, Gabo, je serai ici chef de la police, le nettoyage sera fait. Mais depuis quand t’intéresses-tu à cette lopette ? »

Il se mit à parler bas à l’oreille de Martha.

« Tu le défends ? Mais je suis jaloux, Martha chérie. C’est avec moi que tu dois être, pas avec ce genre de déchet. Écoute ma beauté. Tu n’es pas faite pour servir du client à longueur de jour au bord de cette route. C’est comme du racolage sur trottoir. Ce qu’il te faut, c’est la capitale, la musique, l’opéra… Ton bouseux de mari photographe est en train de gâter ta jeunesse. Dans quelques années, les miroirs te renverront l’image de tes rêves perdus. Ce sera dur, Martha. Dur, je te dis. Si tu veux bien m’écouter, à la prochaine promotion, je serai nommé à la capitale. Je t’y emmène. Et à nous la grande vie.

– Sucré ton café, comme toujours.

– Non, rien du tout, fit Gabo, contrarié, de sa grosse voix. Pense à ce que je t’ai dit. » Et il tourna sur les talons, au passage jetant sur toi son œil de bête en colère.

Tu baissas la tête. Il n’en fallut pas tant à Gabo pour te désigner comme sa prochaine proie.

La porte venait à peine de se refermer que la voix demanda :

«  Qu’est-ce qu’il t’a encore promis ? Le paradis sur terre ?

– Mais rien, fit Martha. Comme d’habitude, il me taquinait. C’est un ours, tu sais bien.

– Un ours qui veut me chiper ma femme, oui ! Si ça continue, je vais le démolir. D’une manière ou d’une autre, je saurai m’en débarrasser.

– Tu n’en feras rien.

– Tu n’as jamais aimé ce coin. Il le sait.

– Je le laisse parler… Puis se tournant vers toi. Vous voulez toujours rester chez nous ? Elle comprit que je le voulais. Alors, méfiez-vous de lui, dit-elle. Il a l’œil partout. Il peut être sans pitié. Moi, je connais ses faiblesses. Je sais comment le prendre. Avec lui, on ne peut rien prévoir…

Sorti, il était encore là. Elle emplissait le café, la grosse voix du Gabo, s’acharnant encore sur le type à genoux. Cette fois, il fulminait, beuglant ses engueulades. Tu vis à travers la vitre qu’il jouait du pied pour déloger son mendiant. Un instant figée, Martha donnait des signes d’impatience, faisant claquer les verres qu’elle essuyait.
« Ne t’en mêle pas ! » dit la voix.

Et tout à coup, elle apparut, cette voix. Un homme à lunettes rondes, cheveux blancs tirés derrière, sortit d’une pièce située au fond. Chemise noire fermée au dernier bouton, il avait l’air hibou. «  Je m’appelle Varou, dit-il en te tendant la main. Vous serez là pour longtemps ?

Quelques jours, sinon plus. On verra.
Martha va vous montrer la chambre. »
Puis regagnant sa tanière, il s’effaça.

« Maintenant, suivez-moi ! fit Martha. »

Des mots qui t’engageaient dans l’inconnu




LAO ( roman, 5)
3

Traverser la route… La petite vieille s’éloignait avec son fardeau, et toi, c’était ton épreuve qui t’étranglait déjà. Le mauvais sang faisait ses sueurs. Tes jambes tout à coup ramollies. Elles avaient mal rien qu’à l’idée de te porter de l’autre côté. Vingt mètres de macadam où un monstre en embuscade happait le moindre fétu rêveur ou aventureux imbécile. Non loin de là sur le bitume, d’une écrasure de peau sortait un sang mêlé de terre… Comme du chat broyé. Un minou de campagne, ça ne devrait pas s’autoriser à trottiner sur les routes comme dans les champs. Les routes sont enfiévrées de folies. Des voitures sanguinaires y ravagent n’importe quelle vie en moins de deux, aussi bien homme que moucheron ou semence en plein vol. Du crime en permanence et par accident, la route… Et pourtant, il fallait la faire, cette traversée. Plus tueuse qu’un Yang-Tsé-Kiang au meilleur de sa furie. Par temps clair, on peut choisir le bon moment. Et le nez au vent, déambuler comme à la plage. Mais maintenant, les bolides crevaient le voile de brume sans crier gare. Maintenant, ta traversée, tu devais la jouer à pile ou face. Au risque de te faire hacher d’un tour de roue. Dans un sens comme dans l’autre. Et passe encore que tu arrives au milieu du gué. Les pieds sur la ligne médiane, faudrait à te décarcasser pour éviter le destin du chat mort. Mieux valait cavaler dès la première accalmie. Elle vint. Tu te dératas sans fléchir, galopant à toutes jambes, la panique aux talons… Et te voilà miraculé sur l’autre bord. Ton cœur battait la cloche et tes gambettes flageolaient comme du roseau sous le vent.

Tu aurais bien fait signe à la mamie que c’était gagné, mais elle broutait sa rancune sans même lever la tête. Brusquement, un camion qui l’empoussiéra au passage l’ayant gonflée de colère, elle se mit à tousser pour cracher le fond de ses bronches tellement ça devait la gratter. Puis à s’essuyer les yeux et regarder autour d’elle. Comme se réveillant d’une mauvaise nuit. C’est alors qu’elle t’aperçut. Tu secouas les bras, criant entre deux voitures : « J’y suis ! J’y suis ! Et maintenant je vais dans quelle direction ? » Elle se montrait sourde, tournant l’oreille vers tes appels. Sûrement que ses pauvres yeux aussi n’arrivaient pas jusqu’à toi. Tout à coup, la conscience lui revenant avec la perception, elle te fit signe de marcher plein sud. D’un geste de la main : « Par là ! Par là ! » Puis, replongeant dans son obsession, elle se remit en route. Et tu te remis en route. Et tous les deux, dans le même sens, vous marchiez. Elle avec son barda à la traîne, toi avec ton café en tête. Parallèlement et séparés.


LAO ( roman, 4)
2

Sac au pied, Lao scruta un moment trois des quatre points cardinaux. Le nord derrière n’étant plus qu’un cauchemar de servitudes et de mélancolies. Autant qu’il pouvait voir, c’était partout une désolation de terres plates, soumises à la grisaille. Venant de la capitale, les voitures déboulaient comme devant le feu. Le grand large à portée de roues, après tout le bazar urbain, leur donnait des ailes. Elles klaxonnaient à l’approche de Lao, ou pétaient des rancœurs en fumées noires. Et leurs pétarades lui ruginaient les oreilles. Mais le silence blanc des bonaces après chaque ruée de moteur ravivait sa soif d’éloignement tandis qu’il marchait, sac à l’épaule, d’un poteau électrique à un autre, dans l’espoir de rencontrer un village ou un baraquement.

Vint le moment où quelqu’un émergea des grosses brumes. Une vie minuscule qui halait derrière elle une chose pesante, comme un poids mort qui s’agrippait au sol. Elle forçait tant qu’elle avançait courbée. À son fichu, à sa robe, à son allure générale, c’était à coup sûr une vieille paysanne. Même si ça ressemblait plutôt à une fourmi tenace transportant sa trouvaille hors des griffes d’un smog monté en monstre jusqu’au ciel. Par moments, la vieillarde tirait par à-coups sur sa bride pour décoller du sol sa bête récalcitrante. Le corps penché bas, mais le pas décidé, elle remorquait son fardeau sur un chemin de terre qui conduisait à la route.

Lao venait d’atteindre la sortie du chemin que la petite mère était encore à ahaner. Elle avait bien une vingtaine de mètres devant elle. Des mètres lourds jusqu’au mur de la route. C’en était trop pour Lao que ce travail qu’elle faisait seule au milieu d’une plaine perdue dans le vide. Il s’empressa de la rejoindre. «Mais où allez-vous comme ça, petite mère ? fit-il en s’approchant. Vous allez vous briser les os.

Où je vais ? répliqua-elle sans lever la tête. Mais je quitte ce coin maudit, que crois-tu ? Veux plus le voir. J’y suis née, m’y suis mariée, y ai fait mes enfants… Mais je lui laisserai pas ma carcasse.
Laissez-moi vous aider, dans ce cas.
M’aider ? Mais j’ai tiré plus lourd que ça, mon petit ! »
C’était un sac bourré comme un gros ventre et qui faisait crisser les pierres sous son poids. Lao rajusta son propre barda sur l’épaule, puis empoigna la bride derrière la vieille. Aussitôt, sa douleur près du cou se réveilla. Il grimaça, serra les dents et tendit la bride d’un coup sec. Ça lui fit un soulagement si brusque à la pauvre paysanne qu’elle tourna vers lui son visage. Des plis et des stries qu’elle avait partout, on aurait cru même sous les cheveux. Et des yeux, comme rabougris par une peur chronique, tassés tout au fond du corps sous une vie de harcèlements. Ensuite elle remit ça, son calvaire, les deux mains sèches fermées sur la courroie qui la serrait à l’épaule. Maintenant, ils étaient deux ridicules chevaux de trait, accouplés à la même tâche et comme si arrachant son âme damnée à cette terre vouée aux pierres et à la soif. « J’ai eu un garçon comme toi, fit-elle. Il est parti lui aussi. C’était après la mort de mon homme. Il n’en voulait plus de sa terre. Et un matin, au lieu d’aller au champ, il avait disparu. Parti. Pour le nord, comme d’autres, je suppose. Pourquoi vont-ils au nord ? C’est si grand que ça ? » Leurs mains tendaient la courroie et la courroie s’agriffait au sac qui ventousait la terre incrustée de pierraille.

« Où se trouve la grande montagne ? Ici ou plus bas ? demanda Lao.

Plus bas ? Non. Plus bas, c’est le petit. La grande se trouve au bout de ce chemin, derrière nous. Il suffit de grimper au monastère. Tu y seras comme sur un balcon. Il te met le nez dessus.
Quel monastère ?
Mais le monastère Saint-Georges ! J’y ai allumé un cierge avant de partir. En cette saison, le temps peut tourner au clair. Ça arrive. Aujourd’hui, faut pas y compter. C’est sombre comme le cul du diable.»
Ils avaient maintenant la route devant eux. La vieille femme s’arrêta pour reprendre haleine.

« Je cherche un village ou une auberge, dit Lao.

Le village ? Faut pas y aller. Y a rien pour toi de bon là-bas. Des vieux à l’abandon, c’est tout ce que tu trouveras. Pas de chair fraîche. Mais si tu traverses la route, tu verras un café. C’est tenu par Martha. Une qui n’est pas de chez nous. Il faut demander ».
Elle dit et reprit sa marche, avec son sac tiré comme par un toutou enragé sur sa laisse.


LAO ( roman, 3)

… un brouillard inhumain, une brouillasse opaque qui avait avalé la grande montagne, et qui bouchait le ciel, et qui ne laissait émerger de sa gueule que des bouts d’arbres saisis de froid. Voilà quelle nuit grise abattue sur la plaine t’accueillait, et dans quel ennui les choses étaient plongées, les rares choses visibles, barrières, panneaux, poteaux électriques, restes d’étals, un ennui cendreux rongé par les bruits de la route, où sombraient des chemins, dans lequel hivernaient les choses, et tel que le ciel se dérobait au regard, que la grande montagne semblait engloutie, à jamais disparue, cachée derrière la frontière, boudeuse te laissant seul à ta solitude, t’abandonnant au monde, la montagne, grande, tant espérée, tant aimée, tant chantée, nue, vive, divine au voyageur qui va et qui vient, cette fois non, cette fois comme défaite par un simple nuage, et noyée dedans, recluse dans sa force et faisant bouillir l’attente dans la tête d’un homme… Toi.

LAO ( roman, 2)

Brusquement le minibus se gara sur le côté. La porte grinça, un jet de lumière fit grimacer les têtes et gémir les grincheux. Apparut l’étui d’une contrebasse qu’un vieil homme en costume, gros et chauve cherchait à pousser dedans.

« Dans quelle direction allez-vous ? demanda l’homme désespéré.

Vers le sud, dit la jeune fille aux cheveux noirs.
Vers le sud… Ça me va. »
Le musicien avait déjà un pied à l’intérieur quand des criailleries fusèrent : « Dehors ! Déjà qu’on étouffe ! » « Repoussez-le ! » « Ne le faites pas entrer ! » « Barre-toi de là ! T’es de trop ! » Le chauffeur fit feu à son tour. « Mais papy, tu vois pas que je suis complet ! Même avec ta contrebasse dans la poche, je la mets où ta graisse ? Attends de maigrir et joue du pipeau si tu veux embarquer la prochaine fois ! » Sans mot dire, le vieil homme au violoncelle battit en retraite et retourna à son trottoir. La demoiselle aux cheveux noirs tira sur la porte et trancha la lumière. Le chauffeur reprit de la vitesse. Les deux femmes moquèrent le violoncelliste et les deux militaires continuèrent leur messe basse. Mais la jeune mère qui croyait endormir son chiard en le dandinant, le faisait brailler de plus belle. Ça contrariait les gars célibataires et donnaient aux filles des sourires extatiques. Ses cris pleuvaient dans tes oreilles comme des souffrances déjà entendues quand des rages firent s’abattre des coups sur les corps étonnés, martelant les têtus et boutant les désespérés hors de la place. Ou comme les hystéries de Donara te gueulant qu’il fallait choisir entre Gollo et elle. « Gollo ! Ton ami Gollo ! qu’elle disait. Tu fais un sacré duo avec cet illuminé. Va coucher avec lui puisqu’il t’éblouit tant ! Mais quand on te jettera en taule, compte pas sur Donara pour t’en ressortir ! » Ce soir-là, tu n’avais eu rien d’autre affaire que d’y aller.

Les derniers faubourgs s’étaient estompés. L’air blanc du sud s’enfourna dans le minibus. Et malgré le petit chialeur, on sentit s’installer un apaisement. Au premier barrage, un jeune soldat ouvrit la porte, jeta un coup d’œil nonchalant, histoire d’accomplir la consigne, puis frappa de la paume sur la tôle.

Cette fois, tu y étais sur cette route libre et rectiligne, et qui suivait la frontière à distance. Le minibus filait plein gaz, laissant derrière la capitale à sa chierie. Et toi tu guettais le moment… Qu’apparaisse le flanc de la grande montagne. Tu le désirais comme l’espoir d’un soulagement. Mais les choses avaient mis leur masque de brume, une grisaille tassée et compacte.

Il crachait ses poumons à pleine bouche, le marmot. Poussant des cris d’impuissance et de colère à jets continus. Avec des hoquets pathétiques et des prises d’air pour recommencer sa pétarade. Un mal le piquait au corps, c’était sûr, mais où ? C’était à la mère de trouver la blessure. Elle le tourna dans tous les sens, l’inspecta, palpa… Mais remué comme il était, le mioche se rebiffa encore plus. Il fallait le prendre par la douceur. «  Donne-lui le sein !  proposa une des deux femmes. Ça va lui remplir la bouche. Et puis, rien qu’à l’odeur, il va te reconnaître. » « Il sait ce qu’il veut, le petit, renchérit l’autre. Et il y met le prix ». Mais la jeune mère n’osait pas. Découvrir son sein devant des inconnus… Elle colla le visage de son enfant sur le haut de sa poitrine. En vain. Le suçoir édenté ouvert à fond piaillait du mécontentement. Déjà plusieurs kilomètres qu’il te creusait les oreilles. La mère se remit à baratter son môme. Quelques regards autour d’elle viraient au sombre. Elle pria le chauffeur d’arrêter sa machine. Rien qu’une minute. Peut-être espérant qu’un petit coup de froid saisirait le poupard. Elle descendit. La terre lâchait des souffles d’humidité. Brusquement, quelque chose te poussa dehors. « Excusez-moi. Je m’arrête là ». La tête grosse et ton corps en mal d’oxygène. En passant, tu frôlas la voyageuse aux cheveux noirs. Comme désirant te l’accrocher, et le temps d’une aventure la détourner de sa route. Mais c’était trop demander au destin. La mère regagna sa place. La jeune fille tira sur la porte. Rideau de fer grinçant qui claqua net…

C’était un sinistre brouillard, comme un mur monté contre toi.