LAO ( roman, 37)
(Ecrit en cours)
« Maintenant, disait Varou dans sa voix d’au-delà la plaque de tôle, ton heure est arrivée. Tu n’échapperas plus à ton jugement. Sinon, cherche-toi le tunnel vers la lumière pour te libérer. Ah, tu ne fais plus le malin, n’est-ce pas ? Comme sur la place avec tes acolytes quand tu vociférais tes slogans à deux sous ! Qu’est-ce que tu croyais ? Sauver le pays ! Rien qu’en criant ? Comme ça ? Comme si des moutons avaient droit à quelque chose parce qu’ils se mettent en troupeau ! Mais quel juste fais-tu pour juger l’injustice des autres, piteux bâtard de l’indépendance ? Hein dis-moi ! C’est tout ce que vous faites dans votre capitale ? Des pets de bouche et des cris de cul ! Et de Martha ? Qu’as-tu fait de Martha ? Tu me l’as pervertie encore plus au lieu de la rendre à la raison. Et Dieu sait comme tu devais les lui attiser ses rêves de luxe, hein ! toi qui ne penses qu’à fuir… Tu es tombé chez nous au hasard et tu t’es mis à tout embrouiller. Maintenant, Martha me prend pour son bourreau. Et toi, pour son sauveur, son messie, celui qui va enfin la tirer de ce trou à rat. Un lâche, oui ! Et qui ne pense qu’à sauver sa peau au lieu de rester au pays pour le construire et le défendre quoi qu’il lui en coûte. En vérité, où que tu ailles, il se collera à tes trousses, ce pays. Il ne te lâchera pas. Jamais ! Il sera ton ver intérieur, celui par qui ton existence est à jamais marquée. Où que tu ailles désormais, il te manquera. Ce qui te manque, ne le cherche pas devant, mais derrière toi. Ainsi va tout exil… »
Qu’est-ce qu’il lui avait pris à ce Varou de le clouer à ce puits pour lui hululer ses haines ? Pourtant Lao n’avait rien d’un illuminateur ! Mais en fermant la sortie, Varou s’était mis brusquement à jouer au roi contrarié. Et brusquement, sa tête plongée dans le noir et l’air pauvre engouffré dans le goulot qu’il respirait, Lao se sentit mal. L’obscurité le serrait à la gorge. Les yeux lui sortaient du crâne. Il redescendit pour se tenir au sol, mais sans décoller de l’échelle. L’angoisse était là. Lui tombant d’en haut par la voix de Varou. Mais aussi le pressant de tous côtés tellement était dur et sombre le silence tout autour. Il suffoquait comme se noyant en pleine eau. Il se plia… Il s’affala… Puis toussa pour se dégazer. Un air fuligineux lui dévorait les poumons. Ce n’était pas le genre de trou où il aurait voulu crever. Piégé comme un animal. Mais en plein jour, dans une grande luminosité. Une suave et puissante et indicible luminosité. Une luminosité comme il en tombe ici et nulle part ailleurs sur les hommes.
Lao baignait parmi ses monstres… Un temps lourd était passé sur lui. Quand brusquement la tôle au-dessus se mit à crisser sur le béton. La lumière s’ouvrit sur ses pauvres yeux. Il entendit une voix : « Montez ! Montez ! » Il se hissa. Il se tira vers le haut. Échelon après échelon. Jusqu’au moment où une main divine toucha la sienne, puis la saisit. Lao sortit la tête, et traîna tout son corps. Il resta couché un moment sur le sol frais. L’air vrai le ranima. À genoux près de lui, c’était l’homme aux fleurs.
Le souffle lui revint après quelques minutes et Lao se mit debout. Il fit enfin ses premiers pas hors de l’annexe.
Varou était en discussion avec le Père. Et il le vit. Et se tournant de son côté, il lança : « Viens à la lumière ! Viens ! Car pour connaître la lumière, il faut avoir traversé l’épreuve des ténèbres. N’est-ce pas, Père Soghomone ? » Le religieux sourit léger, mais complice. « Alors, on l’a trouvé ce fameux passage ? Non ? C’est pourtant pas une pyramide de pharaon ! »
Lao cracha une salive âcre. C’était dire qu’il la lui trouerait, sa Martha. Qu’il s’y ferait un passage pour l’atteindre, lui. Et il eut de Varou aussitôt sa réponse par le noir regard qu’il lui jeta. Voulant marquer qu’il n’aurait qu’un mot à dire à Gabo pour le virer du coin. Et Gabo s’en ferait une bien bonne joie. Et comme ça, Gabo partirait pour la capitale, lui aussi.
Lao se retourna et il vit le mirador. Il vit la grande montagne et il vit le vaste ciel…
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( roman, 38 )
28
ut ton entrée dans ta chambre après ton passage au trou de l’illuminateur. Bien sûr les cafards, les cafards encore et toujours, en train de faire leurs palpations d’obscurité avec leurs antennes. Mais cette fois, rien qu’à pousser ta porte, tu sentis une appréhension te contrarier le bras. Après un mal, un autre t’attendait sûrement. Un autre qui n’aurait pas de plus folle envie que de te déchirer à pleines dents.
C’était un journal, étalé sur ton lit comme un petit fauve hargneux. Le Matin, et celui du jour même. Mais pourquoi celui-là justement ? Sans doute qu’après des semaines d’interdiction, comme « on » voulait redonner au pays un semblant d’air démocratique, voilà qu’ »on » lui permettait de refaire surface. Même à un journal comme lui. Car ce n’était pas son genre de chanter des Gloria ! aux étrangleurs du peuple et de la presse. Pas le genre de son directeur. Tu savais donc les yeux fermés qu’il exhiberait à pleines pages les trouées dans les corps et dans les esprits. Tellement elles n’en finissaient pas de puruler durant ces longues semaines de traque et de haine ordinaire. Que cherchait-elle, Martha, en te jetant sous les yeux des mots qui t’agaceraient les nerfs ? À te montrer que tu avais raison de fuir la capitale ? Ou à te mettre du remue-ménage dans le cerveau ? Mais revenir au premier mars, ça te causait des répulsions. Tu aspirais à te perdre et voilà que refluait vers toi le bruit de vos fureurs désespérées.
Tu plongeas dedans malgré tout. C’était plus fort, lire ce qu’on y disait… MEURTRIS PHYSIQUEMENT ET MORALEMENT… Les premiers mots qui te sautèrent aux yeux… Ils ranimèrent parfaitement et absolument de veilles atrocités ! Le journaliste disait qu’aux premiers jours de mars, c’est par dizaines que les victimes se firent hospitaliser. Des matraqués, des gazés, des malmenés de hasard. Comme cette femme qui lui débitait sa plainte ainsi : « Mon mari venait juste de sortir pour faire des courses, quand on apprit que c’était le chaos dans les rues. Avec mon fils, nous sommes allés le chercher. On s’est trouvés vers 9 h 15 devant la boutique « Milano ». Brusquement on a vu venir sur nous une cinquantaine de policiers armés de matraques, l’œil méchant. Ils nous sont tombés dessus à bras raccourcis. Je leur criais que nous étions des passants ordinaires, ils cognaient comme des sourds. Mon fils a voulu me défendre. Mais ils m’ont jetée à terre et lui, ils l’ont embarqué. À ce moment-là, un minibus roulait à proximité. Ils l’ont arrêté, ils ont fait descendre tous les passagers et se sont mis à les rouer de coups, pensant qu’ils étaient des manifestants en fuite… » Une scène que tu avais toi-même vu ce jour-là. La peur t’avait percé les yeux. Car si ces détraqués de matraqueurs t’avaient chopé toi aussi, tu aurais eu droit au même régime de coups et blessures.
Un autre gars, un certain Khatchik, raconte le déclenchement de cette journée. « On fumait tous en groupe au petit matin près d’une tente sur la Place des Libertés, certains dehors, d’autres dedans. Les policiers nous avaient encerclés. On pensait bien qu’ils nous préparaient une gâterie. Et brusquement sans crier gare, voilà qu’ils se mettent à frapper dans le tas. Nous n’avons même pas tenté de nous opposer, c’était à qui sauverait sa peau. Les adolescents étaient cueillis et emmenés au poste. J’ai reçu des coups sur la figure et sur les reins. » Et c’est en se protégeant qu’une main lui fut écrabouillée.
Parmi eux se trouvait un abîmé de la tête, un troufion, vu qu’un hôpital fait de la charité sans séparer les ennemis. « On avait garé notre voiture et on attendait près de la poissonnerie, dit-il à l’enquêteur. On nous avait ordonné de nous replier. À ce moment-là, on a vu venir sur nous une foule en furie. Je me suis alors jeté dans la voiture pour essayer de lui échapper, mais une pierre, qui venait de briser mon pare-brise, me prit en pleine tête, suivie d’une autre qui me sonna. Je réussis quand même à mettre le pied sur l’accélérateur pour m’éloigner. Qui sait si en abandonnant la voiture, j’aurais reçu ces coups. Mais comme j’en étais le chauffeur, je devais la sauver. Notre unité aurait pu lui résister si nous en avions reçu l’ordre. Les militaires se protégeaient avec leur bouclier et tentaient de barrer la route à la foule tout en subissant les coups et les injures du genre ‘‘Sales traîtres ! On va tous vous crever !’’ Nous n’avons jamais tiré sur la foule, mais seulement en l’air en guise d’avertissement. »
Tous qui s’étaient embourbés dans les enfers civils, ils étaient maintenant en photo dans les draps bleus de leur lit d’hôpital. Plus piteux que des paralytiques, l’un aux bras bandés comme une momie, et tous rongés par l’attente sage, après les sauvageries et les sauve-qui-peut. Les voir, tellement incertains, te rendait fou et mou. Tant de gâchis pour désespérer plus encore. Parce qu’un homme, un seul, avait volé à milliers d’autres leurs élections, quitte à mettre du foutoir dans leur existence. Leur vivre amer venant du sentiment que rien n’était au-dessus de cet homme ni aucune force qui lui fasse payer son crime. Au contraire, ce crime, il le multipliait. Ainsi étaient ces blessés au moral, comme toi… Rien à faire d’autre pour eux que se taire. Se terrer quelque part. Ou fuir… Comme toi encore.
D’autres images s’ouvraient des plaies dans ta mémoire.
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( roman, 39 )
C’étaient des images de foules brûlantes, bien séparées d’abord de la horde harnachée des matraqueurs. À leur visage dur, on sentait que les antiémeutiers n’attendaient qu’un ordre pour frotter leur échine aux braillards. Mais le moment était saisi où ils se jaugeaient les uns les autres. Des chiens en arrêt qui fixaient leurs proies frénétiques. Une étincelle aguicheuse d’incendie planait dans l’atmosphère… Plus au fond, on voyait les exaspérés, épaule contre épaule, gueule ouverte et bras levé. Ils débondaient leurs rages qu’on imaginait en mots brefs et bruts contre l’équarrisseur de leur volonté. Ils s’époumonaient à clamer qu’ils auraient sa peau…
Lao se repassa tout ce cirque jusque tard dans la nuit, rien qu’en parcourant les clichés parus dans le journal. De fait, il ne cherchait rien d’autre que Gollo, tantôt dans la cohue, tantôt parmi les chefs. Mais le faciès de l’ami harangueur ne s’y trouvait pas. Son Gollo n’apparaissait nulle part.
Le lendemain, il finissait de s’habiller quand on frappa à sa porte. Une suite de coups tapés sec sur le bois, pareille à aucune autre. À peine entrée, Martha afficha un regard trouble, creusé par d’intenses interrogations. Du genre à se demander comment s’y prendre pour déchirer en douceur quelque chose qui devait l’être.
« Ton Varou, lui lança Lao, hier il m’a coincé dans la fosse pour me faire la leçon.
– Ça m’a été raconté, tu penses bien. Il mijote très fort ces temps-ci. Et quand il se colle à un sale coup, c’est en technicien. Je le vois. Ça se passe derrière ses yeux. Il fait bouillir sa marmite de sorcier.
– Et ce journal ? Qu’est-ce que tu voulais avec ça ? Me faire mal toi aussi ?
– Je savais que tu y chercherais Gollo. Mais tu ne l’as pas trouvé, n’est-ce pas ? Et pour cause…
– Qu’est-ce que tu as appris ? Mort ? Non. Il ne fait pas partie des dix cadavres. Mais peut-être des non déclarés…
– Au contraire, bien vivant. Mais qui sait si ça ne va pas te tuer ?
– Comment ça ?
– Ce que je vais te dire…
– Eh bien, dis-le !
– Gabo m’a parlé. Pas pour m’être agréable, mais en sachant que je te transmettrais sa confidence. C’est que lui aussi, il a son idée te concernant.
– Lui aussi est contre moi… Il m’a à l’œil. Ce n’est pas nouveau.
– Disons plutôt que grâce à toi il compte faire avancer ses pions.
– Il l’a retrouvé, Gollo ? Dis-moi ! Dans les locaux de la police, c’est bien ça ?
– C’est bien ça. Seulement, pas du bon côté de la table…
– Pas du bon côté ?
– Le type qui ne veut pas qu’on touche à ta personne… C’est Gollo. »
Lao était dans la confusion. Martha lui pilonnait la tête avec ses mystères. Soit elle avait des intuitions et elle pythonissait pour l’embrumer. Soit elle avait des informations fiables et se mordait la langue pour lui épargner une crise de nerfs. Ou bien elle attendait un peu pour voir. Histoire de marchander sa fuite avec lui… Mais Lao, pressé de tous côtés, par Gabo, par Varou et par Martha, n’avait pas les bonnes oreilles pour entendre.
« Ton Gollo, finit par lâcher Martha, il dansait avec vous, mais il se mettait à table avec la police. Tu entends ce que je dis. Fais pas le bébé qui regarde sans voir. Ton Gollo… Il sous-marinait à mort pendant vos manifestations. Et si tu n’as pas reçu plus de coups, c’est lui que tu peux remercier. Et si on t’a laissé prendre le minibus, c’est encore grâce à lui. Et si Gabo n’a toujours pas fait une bouchée de toi, c’est bien que quelqu’un l’a mis en garde. Mais crois-moi, il doit se chercher d’autres appuis. Gabo ne laisse jamais filer une proie. Et c’est pas ton Gollo qui l’empêchera de te mettre le pied dessus pour qu’il monte en grade.
– Tiens ta langue ! lui jeta Lao. Tu perds la tête.
– Prends-le comme tu veux ! Mais bouge-toi tant qu’il en est encore temps. Et tout de suite. Si tu ne tiens pas à être rattrapé par Gabo.
– Partout où j’irai, j’aurai toujours un Gabo au collet.
– Sauf dans la capitale… Dans la capitale, on peut se noyer.
– Détrompe-toi. La capitale se résume à deux ou trois rues où tout le monde finit par se croiser.
– Prends-moi avec toi ! Ne me laisse pas croupir dans cette cave !
– Si j’étais encore fréquentable. Mais avec moi tu n’aurais plus de vie. Tu cherches la lumière, et je ne suis qu’un cafard. Cette femme avec qui j’étais en sait quelque chose. Je suis un homme fatigué, Martha. Fatigué, tu m’entends ? J’ai du mal à me remettre. Et là où je suis tu ne peux pas me remonter. Ce pays ne me convient plus et tout le reste du monde où je voudrais aller, on nous l’interdit… Gollo. Tu dis qu’il… Tu mens. Il est des nôtres. Tu mens ! Tu mens ! Tu mens ! Tu me veux tout entier à toi, c’est ça ? Et que je serve tes lubies ? Gollo n’a pas pu faire ça ! Si lui aussi… Alors plus rien n’est possible. Rien…
– Quelque chose est possible. Quelque chose toujours doit l’être.
– Rien de bon ne peut naître dans le noir. Nous sommes nés dedans. Dedans ! Dans le noir je te dis ! Et maintenant Gollo… Lui aussi. Mais je n’en veux pas de son aide ! Qu’il la réserve aux siens, pas à moi !
– Partons ! Là, tout de suite…
– Là tout de suite… Rejoindre la capitale ! C’est ça ? M’étourdir ? M’écraser et m’étourdir… Et tu m’en crois capable… »
Et Lao vint se coller à Martha. La vie lui manquait. Tellement que ça lui donnait des spasmes. Et le cou de la femme lui était bon. Bon et chaud par le sang de la vie qui coulait en elle… Il se blottissait dans cette chaleur et s’y noyait comme en sa mère. En sa chair il voulait se fondre. S’y enfoncer pour ne plus rien entendre. Cette voix de Gollo rugir sur les tribunes. Et perdre le nom de celui qui s’était révélé d’une autre foi que la sienne… Une foi sourde et aveugle… Prête au pire pour la faire triompher… Il serra son visage contre la joue de Martha et elle, Martha, accueillit de ses mains sa tête confuse et martelée. Elle en oubliait ses obsessions, laissant se réveiller en elle une tendresse trop longtemps recluse. Lao brusquement lui remuait des obscurités, des intimes, des enfouies de longue date, écrasées sous l’ordinaire des jours. Surprise, elle l’était. Et heureuse aussi de ce retournement. Et en elle se levait une douceur venue d’avant sa rencontre avec Varou et que des contrariétés l’une après l’autre avaient recouverte.
Mais ce Gollo, il était planté là dans cette chambre. Sa voix, Lao ne pouvait se l’arracher des oreilles. Maintenant ça le lancinait d’avoir su. Et il s’enivrait d’injures acérées comme en train de les jeter sur Gollo, le faux, le Gollo qu’il n’arrivait pas à faire mourir.
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( roman, 40 )
Écrasé et suffoquant, tu t’étais jeté hors de la chambre. L’infernal bazar des questions sans réponses te broyait les nerfs. Et Martha prise au dépourvu… Elle te criait de rester. Mais tu étais déjà dans les escaliers, à débouler pour échapper à une suffocation. Au passage, tu remarquas Varou dans son cabinet. L’œil mauvais, avec son sale air de hyène cynique… Et déjà les pas claquaient de Martha sur les marches. Tu franchis la salle du café, poussas la porte. Et devant toi, brusquement le monstre irrité de route. Par chance, à ce moment-là, aucune voiture pour t’empêcher de traverser vite…
Une brume sale saturait le jour.
Martha, debout devant son café, s’arrachait la gorge à crier ton nom. Mais des roulements de voiture lui hachaient la voix. Et tu t’éloignais à pas de fou sur le chemin. Puis tournant la tête, tu vis Martha qui tirait l’homme aux fleurs par la veste, puis le poussait sur la route. Tu compris ce qu’elle lui avait demandé. De te suivre, de te rattraper à tout prix. Tu accéléras le pas. À mesure que tu avançais, la brume faisait masse contre tes yeux. Elle avait déjà englouti la montagne. Tu t’enfonçais dans un gris humide et froid. Qui cherchais-tu à détruire ? Car tu avais le dépit meurtrier. Ta rogne, tu voulais la vomir rien qu’en plongeant dans cette chose qui masquait tout… Derrière, incessants, les appels de l’homme aux fleurs. Sa voix lancée pour te retenir tandis que la grisaille l’assourdissait. Hurlé, hululé, ton nom se noyait dans le cotonneux. Et tellement le spongieux du vide te ventousait à pleine force. Une aimantation incertaine là-bas venant de l’inconnu…
Tu commençais à perdre ton souffle. Tes jambes devenues flasques sous le poids de cette révélation ironique : Gollo s’était mêlé aux opposants pour mieux les abattre. Pour donner plus de pouvoir au pouvoir. Et toi, à ses discours, à ses racontars, à ses bobards, tu avais cru, tu avais accroché. Pauvre gogo ! Pitoyable gobeur de baratin ! Impropre à changer les choses de ce pays. À faire que les marmiteux se remplument. Que les nababs ne jouent plus les rogues. Que les fortunes soient décentes. Enfin, qu’il y ait de la compassion dans les cœurs… Compassion ! Compassion ! Compassion ! Voilà ce que tu aurais dû proposer comme programme. Compassion obligatoire pour tous, par tous… Car avec la compassion le pays aurait viré au miel. Il aurait changé de route. C’est sûr.
Tu avançais… Avançais sans trop savoir… Dans une incertitude qui te jetait loin. Impossible de dire si tu avais déjà dépassé la statue du combattant et le monastère. Tellement rien ne t’apparaissait plus. Ni le village, ni les arbres. Mais l’homme aux fleurs à tes trousses te gueulait qu’il fallait maintenant rebrousser chemin. Qu’aller par là où tu t’étais engagé, c’était rencontrer le Dragon à coup sûr. Et alors ? Tu t’accrocherais à ses grilles, bien exposé pour qu’il crache son feu sur toi.
Le gris des brumes tantôt s’épaississait, tantôt s’ouvrait en zones claires. Et par moment, des choses surgissaient, vagues ou franches. Les vignes du vieux paysan, des cimes de peupliers, des bouts de mirador ou des bribes de monastère sur ta droite. Puis tout sombrait de nouveau en un clin d’œil. Comme effacé définitivement. Dévoré par les vapeurs qui se mouvaient au gré des instabilités de l’air.
Et voilà que brusquement tu te trouvas le nez sur le Dragon. Les barbelés s’enfonçaient dans le brouillard. Il aurait suffi d’une trouée dans le ciel pour que du mirador s’aperçoive ta silhouette.
L’homme aux fleurs venait de te rattraper. Il te mit la main sur l’épaule. « Reculons ! dit-il. Ça peut cracher à tout moment. » Et il sortit une cigarette, la mit dans sa bouche, puis actionna son briquet. La petite flamme lui éclaira le visage à mesure qu’il l’en approchait. Alors l’air se déchira d’un coup sec et se remplit d’un éclair vaste et brutal. Faisant exploser le ventre des brumes. Et l’écho parti vers la montagne en retourna aussi vite pour s’écraser dans la plaine et traverser la route, faisant trembler les corps et s’envoler les oiseaux réfugiés dans les arbres. Puis aussitôt après, le même silence. Mais glacé. Plus dense qu’avant l’éclair. Et qui de nouveau infusait les brumes tandis qu’elles se reconstituaient.
Tu vis alors que l’homme aux fleurs s’était écroulé. Qu’il saignait abondamment d’une plaie qu’il avait au cou. Affolé, tu l’étais. Baissant l’échine, tu bouchas la trouée avec ton écharpe, puis tu tiras le corps mou du malheureux vers l’arrière.
Tu pleurais. Tu pleurais dans ta propre bêtise. Sanglotant et perdu, une loque, un esprit abandonné tant la mort brusquement était autour de toi partout…
Alors tombée du ciel vint une clarté blanche. Et le mirador t’apparut avec son vigile tourné vers toi. Il te semblait si proche. Tu reconnus sa grosse moustache. Il tenait son arme, le canon vers le haut. Il semblait chercher des yeux quelque chose, là même où il venait de tirer.
Des minutes passèrent. Jusqu’au moment où tu entendis un vague bruit de moteur. De plus en plus pressé d’arriver sur toi.
Une jeep s’arrêta. En descendit Gabo. Seul.
« Aide-moi à le porter dans la voiture, dit-il. Et cesse de chialer comme ça !»
L’homme aux fleurs semblait entré dans des songes. Mais comment savoir si lui restait encore un peu de vie derrière ses paupières closes ? Ou peut-être s’était-elle déjà retirée ? À cause de ce bout de métal qu’on lui avait planté dans le corps. Comme on fait quand on veut tuer…
« Monte ! t’ordonna Gabo. Et maintenant, va falloir causer tous les deux… »
La jeep fit demi-tour et se remit sur le chemin pour rentrer.
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( roman, 41)
L’enterrement de l’homme aux fleurs, ce fut pour tous un embarras. On ne lui connaissait pas de nom véritable ni de domicile. Sans compter qu’au moment de sa mort, il ne portait sur lui aucun papier. Seulement des pièces de monnaie. Ses poches en étaient pleines. On eut beau interroger des gens, on était dans le cirage bien qu’il fût partout mais sous l’indifférence de tous, étranger comme une bête errante… Et sa vie passait tellement inaperçue qu’il avait perdu toute réalité… Pour autant, qui pouvait accepter qu’on abandonne son corps au vent et à la terre ? On le mit au frais dans une annexe du couvent. Gabo fit constater le décès par le médecin de la cimenterie et rédigea son procès-verbal. C’est lui-même qui commanda le cercueil. « Du bois, dit-il à un bricoleur du coin. Rien que du bois. Une croix dessus, mais pas de taffetas dedans. C’est moi qui paye… »
Il fut convenu que l’homme aux fleurs serait enterré dans le cimetière du village avec un service funèbre minimum dit par le Père Soghomone. Or, ce jour avait un beau ciel et un groupe de choristes était descendu en car de la capitale avec l’intention de chanter dans l’église en hommage à l’Illuminateur. Le cercueil était posé ouvert au pied de l’autel. Varou, Martha, Lao et Gabo l’entouraient en attendant le Père Soghomone pour la cérémonie. Non loin se tenaient quelques villageoises dont une jeune gravide qui se caressait le ventre.
« Que veux-tu, disait l’une. C’est à peine si on arrive à joindre les deux bouts. Il n’y a pas de travail. Mon aîné est obligé de travailler à faire du pain dans la capitale. Le reste du temps, il dort. Et voilà plusieurs mois qu’il n’est pas rentré, faute d’argent pour le voyage… » Une autre répliqua : « Chez nous, c’est nous qui faisons le pain. Sinon ça nous fait trop cher. D’ailleurs, l’essentiel de ce que nous mangeons est à base de farine et de sucre. L’hiver on dépense plus. Comme tout le monde cherche de quoi se chauffer, on trouve peu de choses. Et sans chauffage, nos enfants sont constamment malades… »
Maintenant, celui qu’on appelait l’homme aux fleurs reposait dans sa caisse de bois avec les vêtements qu’il avait portés le jour de l’accident. Pour dissimuler sa blessure, Martha avait remplacé par l’une de ses écharpes celle, trop chargée de sang, de Lao. On avait tendu ses jambes et disposé ses bras le long du corps pour qu’il ne donne pas une piteuse impression de recroquevillé. Et sur son air de crucifié tout juste descendu de la croix tombait du ciel une paix mélancolique. Une paix d’ailleurs, trop surnaturelle pour toucher ceux qui avaient côtoyé le malheureux de son vivant. À commencer par Martha qui avait du mal à se maintenir sur ses jambes. Son visage, qu’elle n’avait pas fardé, n’était plus qu’un masque aux traits lourds, aux yeux à fleur de larmes. Varou s’était retiré derrière l’opacité de ses lunettes tandis que Gabo conservait une attitude conforme au militaire sanglé dans son devoir. Quant à Lao, glacé, figé, habité par l’effroi, il regardait sans voir et n’avait plus d’oreille pour les bruits extérieurs.
Le défunt étant resté anonyme, le Père Soghomone fut d’abord embarrassé pour l’évoquer dans la prière qui le confierait aux mains de Dieu. Mais tandis qu’il récitait son De profundis, d’inventives périphrases vinrent miraculeusement fleurir dans sa bouche : « l’homme qui est là », « l’homme que nous enterrons » ou « l’homme que nous t’implorons d’accueillir »… Même l’inattendu « fils de l’homme dont la mort nous juge »… Et alors qu’il terminait sa litanie en la muant en aria d’imploration, un autre s’éleva spontanément de la bouche des choristes. Poussées uniment vers les hauteurs de la voûte, ses résonances, tantôt enveloppantes et tantôt ailées, se décomposaient sur les gens en pluie de grâces, vivifiant les sens et baignant le cercueil. Tous qui étaient là autour du mort en cette église, saisis par les intonations du chant, mariaient leur âme aux pierres en un mystère d’alliance pur et puissant. Puis, le silence retombé, les hommes de Gabo s’approchèrent pour porter le cercueil jusqu’à la jeep.
Le cimetière n’était pas très loin. Varou, Martha, Lao et le Père Soghomone prirent place dans une voiture de la police conduite par Gabo. Les véhicules roulèrent au pas dans un air infusé de clarté blanche et or, au pied des grandes neiges de la montagne. Son ombre traversant le chemin, le combattant caressa au passage l’homme aux fleurs à découvert dans sa boîte. On posa le cercueil près du trou et les jeunes policiers ajustèrent le couvercle. Les coups de marteau sur les clous éclataient sur la plaine, traversaient l’enclos du Dragon et en revenaient pour s’éteindre en se disséminant. Après avoir dit une rapide prière, le Père s’en fut avec Gabo. Varou prit seul le chemin du retour. Martha déposa des violettes sur la terre fraîche et resta un temps les yeux dans le vague avant de rentrer. Lao regarda longuement les policiers déverser la terre sur le cercueil, attendant jusqu’au bout que le trou soit rempli. Un petit vent vint souffler sur le sol et souleva une fine poussière.
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