LAO (roman 44)
34
Lao couché en sa dernière nuit.
Il avait gardé les rideaux ouverts. Creusée dans le noir du plafond, une large plaie de clarté blanche. Ce lampadaire penché sur la route.
Brusquement, il entendit couiner le bois de l’escalier. Une marche qu’on devait écraser. Comme à contrecœur… Et une autre… Et d’autres grincements qui s’approchèrent. Qui cessèrent bientôt. Puis on gratta sur sa porte. Qui d’autre que Martha ?
Lao ne bougea pas. À quoi bon ? Puisque l’affaire était entendue. Il rejoindrait la capitale. Un lieu précis de la capitale où se traitaient et maltraitaient des cas précis. Non pour retrouver Donara. Ni pour siroter sur les terrasses. Ce qui l’attendrait serait tout autre chose… Des examens en série, un processus d’humiliations, une litanie de petits meurtres pour lui faire oublier le goût de la désobéissance à ceux qui sont la loi et le royaume…
Martha, il avait la saveur de sa bouche sur la langue, la chaleur de ses formes qui lui brûlait encore les paumes. Il lui suffisait de sauter du lit. Ouvrir la porte, c’était à coup sûr l’avoir. Mais il serrait les dents et fixait la clarté blanche sur le plafond.
Puis de nouveau les grincements du bois, mais qui, cette fois, s’éloignaient.
Il attendit que retombe le silence dans la maison.
Il se rendit à la fenêtre.
À l’aplomb du lampadaire, un bout de voiture blanche luisait sous la clarté, blanche elle aussi. Une voiture de police. Prudent le Gabo. Il avait mis ses hommes en faction. Craignant que sa proie ne lui échappe.
Lao revint s’étendre.
La lumière au plafond semblait veiller sur lui.
Une paix lui vint douce et franche.
Elle le prit sous son aile. Et il laissa monter du fond ses propres obscurités.
LAO (roman 45)
35
L’aube diffusait sur toi tout son or. C’était le grand jour.
Martha avait frappé à ta porte. « Il faut se préparer », dit-elle. Se préparer ? Elle serait donc du voyage ? Et si Gabo s’était entendu avec elle pour l’embarquer ? Le temps d’une journée, qui sait ? Une perspective qui te contrariait. Ta remontée, tu voulais en jouir seul. Car encagé dans la voiture avec ton monstre, c’est là que tu lui dirais ton évangile. À ce Gabo pour qu’il se perçoive en perdant ridicule. Pour sûr, Martha n’avait d’oreille que pour ses frivoles obsessions. À quoi bon lui faire comprendre que tu n’avais d’autre envie que de t’arracher de la chair le feu qu’elle y avait mis. Et en finir avec ton image d’homme en fuite. Et que pour te débarrasser de tes niaiseries de vaincu, tu comptais bien te le faire, ce Gabo. Histoire qu’il te mette en cage dans les geôles de la capitale, avec les têtes brûlées de l’opposition. Là où Gollo te lâcherait la grappe. Qui sait même si ça ne lui déplairait pas de te savoir à l’abri ?
Tu avais rassemblé tes affaires, mis de l’ordre dans la chambre. Et tu franchis la porte sans te retourner.
En descendant l’escalier, tes yeux iraient sur Varou dans son cabinet. Il y était, tout au fond, le dos tourné. Un cafard dans son bocal. Avec sa bouderie Varou voulait te jeter à la gueule qu’il se régalait déjà à l’idée que tu vides les lieux. Mais aussi que tu sois rendu à la capitale. Où t’attendait le pire comme c’était toujours avec cette ville qui faisait baver Martha. Car on saurait trouver des raisons pour te coller au trou, qu’il devait penser.
Martha était sur ses tables. Elle astiquait nerveusement. Tu lui demandas la note. Elle finassait pour te soustraire à son regard. Un moment surgit dans ses yeux l’éclair d’une douleur. Ses gestes rapides et embarrassés, ses mots murmurés à fleur de bouche, tout sonnait lourd en elle un air de condamnation. Ses joues pâles rendaient tragique et forcé son sourire d’adieu. Elle s’essuya avec son tablier et te tendit une main. « Tout ira bien, dit-elle. Tout ira bien. Soyez sans crainte… » Elle savait que Varou avait une oreille dans la salle du café. Et même un œil, si habile qu’il était à jouer des miroirs. La main de Martha dans la tienne, souple et soumise dans la tienne dure et décidée… « Oui, tout ira bien, je le crois aussi… » Et tu filas vers la porte.
La route poussa aussitôt dedans ses bruits de fuite et de moteur.
Gabo piétinait près du véhicule de la police. Ferme comme un bourreau qui va trancher sa victime. Il serait seul à t’accompagner. Un chauffeur était déjà en place.
« Pas de regret ? demanda Gabo. Regarde une dernière fois ces lieux où tu as semé la mort et la discorde.
– Pauvre cabot de Gabo, » tu lui rétorquas.
Gabo ouvrit la portière, l’œil mauvais.
« Entre ! grogna-t-il. Cabot, hein ? Eh bien, le cabot va t’en faire bouffer du chien enragé. »
Martha se tenait sur le pas de sa porte. Elle se triturait les mains, avait des larmes.
« Fais pas l’éplorée, ma cocotte ! lui fit Gabo. Si encore il en valait la peine, ce petit émeutier sans couilles. Le temps de lui régler son compte et je reviens te faire la grande vie… »
Des mots en l’air, Gabo en semait à la pelle. Mais derrière, les sales coups qu’il fomentait en douce, il les tenait bien en laisse. Pendant un temps, il vous embrouillardait jusqu’à l’heure voulue pour vous harponner. Avec lui, Martha pouvait toujours attendre de la voir, sa capitale. Gabo avait bien eu dans ses comptes de se la faire in situ, mais tu l’avais coiffé au poteau. Maintenant, il te ferait payer sa défaite, et cher. Comme il t’avait sous la main, durant tout le voyage, il allait t’en mettre plein la gueule. Il te rabaisserait au plus bas. Et si tu t’avisais de le contrarier, il n’hésiterait pas à te trouer dans un coin perdu à l’écart de la route. Son chauffeur lui étant acquis. Il suffisait de s’arrêter et sous prétexte d’une pause pipi, il te saignerait derrière un fourré comme un mouton. Car il était bourré de hargnes. Des nœuds jamais défaits dont sa tête était pleine. Le genre de cerveau à faire les meilleurs flics. Obéissants, sadiques, brutaux, dominateurs. Mais toi, ses manigances te banderaient contre lui encore plus. Fini de jouer profil bas. Tu lui rentrerais dans son lard. Tu lui ferais vomir ses balourdises à cette ganache.
Vous rouliez à la puanteur de la capitale, droit sur l’usine de caoutchouc. La grande montagne sur la gauche, tu la voyais alerte et claire. Les peupliers, déjà tous montés en feuilles, formaient des torches émeraude ici ou là dans la plaine. Gabo remplissait son coin de ses deux jambonneaux. Sa chair tendait la toile de son pantalon. Pour peu elle l’aurait fait craquer. Comme il dégageait son air, son ventre se gonflait et dégonflait à mesure. Il avait posé sa casquette sur le siège entre vous. Quelle bouille de bœuf il faisait avec son œil inerte et ses larges trous de nez !
Le chauffeur, c’était un dodu de la même étable. Un flic à Gabo, c’est grand et c’est gros. Comme la route filait droit de droit, ça ennuyait le monsieur. Il avait inséré une cassette. Une rengaine d’Américaine qui sonnait exotique sans qu’il comprenne un mot. Elle éructait sur des roulements de grosse caisse. People have the power… People have the power… People have the power… Comme ça, répété à tue-tête. Et d’une voix tellement acide, que le bovin sortit de sa passivité.
– C’était pour chauffer l’ambiance, dit l’autre. Comme vous parlez pas.
– Tu n’as pas de la musique à nous ? De celle qui va avec ce genre de paysage. Avec notre pays, je veux dire.
– Celle qui convient à notre pays, tu lui dis à Gabo, c’est justement l’américaine.
– Et pourquoi ça ? fit Gabo.
– Pourquoi ça ? Mais vous ne connaissez pas l’anglais ? People have the power. Voyons ! People have the power.
– Traduis ! Je n’ai jamais été très bon en anglais à l’école.
– C’est pour cela que t’es devenu flic. Et que tu t’es fait ton lard… »
Gabo eut un spasme d’étouffement.
« Tu veux que je t’écrase, petite mouche ? Là, dans cette voiture, fit-il.
– People have the power, Gabo.
– Et ça veut dire quoi ?
– Ça veut dire quoi ? Tu veux vraiment le savoir ?
– Je le veux. Et comment ?
– Ça veut dire les gens ont le pouvoir. Le pouvoir de rêver, de se prononcer, de lutter dans un monde de fous… Voilà ce que ça veut dire… »
Gabo ne tenait plus en place. Un feu lui mordillait le cul. Il baissa la vitre pour prendre une bouffée d’air. Et comme vous étiez encore dans la campagne, c’est comme un pet de bouse qui pénétra dans la voiture. Il remonta aussitôt la vitre.
« Toi, cria-t-il au chauffeur, tu vas me jeter cette cassette sur la route. Retire-là ! Allez ! Exécution ! »
Le type fit cracher la cassette à son appareil. Et la jeta comme avait dit Gabo.
« Est-ce que je savais ? dit-il d’une voix basse. J’aimais bien cette musique. Je l’avais prise à mon fils…
– Une cassette à ton fils ! Tu veux en faire un émeutier de ton fils ? lui lança Gabo. Tu veux qu’il se fasse flinguer comme au premier mars ?
– Que non, chef ! Un émeutier ? Jamais. »
*
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