LAO ( roman, 11)
8
Les bocaux… Brusquement, Lao se souvint des bocaux rangés dans le cabinet de Varou. Avec ces choses luisantes qui remuaient au fond. Il n’osait pas imaginer ce qu’elles étaient, ces choses luisantes… Il quitta sa chambre. Du haut de l’escalier, l’œil pouvait plonger dans cette pièce que Varou s’était réservée pour ses travaux de photographie. Sa porte était restée ouverte. À mesure qu’il descendait, Lao découvrait la table avec les ustensiles, puis l’étagère fixée juste au-dessus. Il avait ralenti le pas. Il savait bien que Varou reconnaitrait son étranger à la façon dont il ferait crisser le bois des marches. Et comme il s’y attendait, son hôte ne manqua pas d’engager une causette avec lui.
« Alors, cette chambre, elle vous plaît ? fit Varou. De votre fenêtre, par beau temps, la vue peut aller jusqu’au flanc de la montagne. Avec vos jumelles, vous apercevrez même des moutons. Ceux des autres, bien sûr. Cette montagne, on ne s’en rassasie pas. Surtout quand elle s’offre à vous aussi claire.
Qu’est-ce que vous conservez dans vos bocaux ? demanda Lao, intrigué
– Dans mes bocaux ? Pas des confitures, mais des cafards. Rien que des cafards. C’en est plein ici. Comme partout dans nos campagnes. Mais vous en avez aussi en ville, non ? D’ailleurs, depuis quelques jours, on dirait qu’ils ont quitté la capitale pour venir chez nous. C’est fou ce qu’ils ont proliféré ces temps-ci. Ils viennent en villégiature, probablement.
– J’ai l’impression qu’ils entrent même par les fenêtres. J’en avais dans ma chambre.
– C’est bien ce que je disais. Ils arrivent en nombre. Et c’est pas ce Gabo qui les arrêtera. La femelle peut se reproduire quatre à cinq fois dans l’année. Et chaque fois, c’est quarante œufs. Chaque fois, une colonie de quarante petits cafards. Faites le compte. À la longue, ils seront plus nombreux que les habitants de ce pays… Mais ne craignez rien, le rassura Varou. Tant qu’ils ne rôdent pas dans vos rêves… »
Il appela Martha et lui tendit un bocal vide.
« Monsieur est tombé sur des cafards dans sa chambre. »
Martha grimaça. Mais elle n’avait pas à faire sa dégoutée. Elle vivait tellement avec ces bestioles qu’elle en avait pris son parti. Elle devait savoir comment s’y prendre avec elles pour les piéger.
« Je vous allumerai aussi votre poêle, dit Martha. Pour chauffer votre chambre. »
Varou avait saisi un de ses bocaux pour le montrer. Les cafards, ils étaient deux. « Un couple ? fit Lao
– On peut le voir comme ça. Je les accule à la faim. Ils finissent pas se bouffer entre eux. Il n’y a alors plus de frère qui tienne. –
– Plus de frère qui tienne ?
– Oui, s’ils ne s’accouplent pas, c’est que j’ai affaire à deux mâles ou à deux femelles. Je n’ai aucune compétence pour les différencier, vous pensez bien. Ce qui m’importe, c’est de les mettre dans un lieu clos et de voir comment ça se passe.
– Et ça se passe comment ?
– Mal. Le combat est sans pitié. Ensuite, je jette le vainqueur sur la route. À lui d’échapper aux roues des voitures.
– Drôle de jeu, fit Lao. »
Ce luisant des carapaces, leur noir cynique, Lao connaissait. Quand, dans l’aube à peine montante, les casques envahirent la place. Et qu’au terme de la journée, la fête se changea en deuil. Des jeunes, des vieux… Certains qui hurlaient leurs mots de ralliement le matin, perdirent la vie le soir. Et lui, Lao, il aurait pu en être. Sur cette place, brusquement close, c’était cafard contre cafard, frère contre frère…
« C’est comme ces films à la télé, fit le Varou photographe. Quand le crocodile croque du gnou. Très instructif. Eh bien, les gens, ça se mange entre eux aussi. Et tes opinions, elles se trouvent toujours une botte pour les piétiner. Avec tes proches, il faut toujours t’attendre au pire. En tant que peuple, nous avons connu ce pire au siècle dernier. Je veux dire avec ces autres qui sont là-bas, embusqués derrière la frontière. On n’est pas à l’abri d’une attaque, ou d’un déferlement… »
Mais aujourd’hui, pensa Lao, c’est à l’intérieur du même peuple qu’on fait ça, qu’on se vampirise mutuellement… Frère contre frère. Humain contre humain
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LAO (roman, 10)
7
Que tu voulais descendre vers le sud, c’était vrai. Fuir plutôt. Tellement les hommes dans la capitale étaient haine contre haine. Et si le môme du minibus n’avait pas chialé à te faire mal, tu y serais maintenant. Quelque part, ailleurs, et loin. Au plus loin du chaos qu’à présent. En tout cas, pas dans cette chambre. Ni avec ces gens qui ne donnaient pas l’exemple de vouloir s’aimer où ils étaient. Eux, tout comme toi.
Le moment était venu de ranger tes vêtements de rechange. Un coup de ton index sur l’étagère. Elle était propre. Tu y déposas deux chemises. Puis deux slips et deux paires de chaussettes sur les chemises. Et juste à côté, une de tes deux brosses à dent, l’autre destinée à l’usage quotidien. Et le reste de tes affaires, pêle-mêle.
Brusquement t’apparut une chose noire qui filait sur la planche du bas. Tu te baissas pour qu’elle soit en pleine lumière. S’affolant de plus belle, la chose se mit à foncer droit vers une ombre dans l’espoir de s’y fondre. Mais le luisant de son corps la trahissait. Elle avait des pattes, cette chose. Et des antennes. Des pattes, des antennes… Et le dessus comme un vernis charbonneux… Un cafard, tu te dis. Ça, tu connaissais. L’évier dans la chambre où tu dormais enfant en était plein. Sitôt que tu allumais la lampe, ils couraient se refugier dans le trou. Certaines nuits, ils trottaient même dans tes rêves. Et comme tout l’immeuble avait des coins obscurs, surtout la montée d’escalier, tu pensais qu’ils venaient tous de là. Qu’ils s’y cachaient pour forniquer et se multiplier sans vergogne. Et maintenant, tu en avais un devant toi. Un à cet instant et démasqué. Pensant que d’autres rodaient alentour probablement.
Tu pris un journal et le glissas sous la bestiole. Elle fut obligée de s’y mettre. Puis tu te précipitas à la fenêtre, l’ouvris et secouas le cafard à l’extérieur. Il glissa et tomba sur la route. « À la grâce de Dieu, petit monstre. Mais si tu échappes aux roues des voitures, ne reviens pas dans cette chambre, je serai sans pitié… » Tu dis et tu refermas la fenêtre.
C’est alors que le mal dans ton épaule ressurgit sans crier gare. Une douleur triste, un étranglement des muscles, et qui puisait dans l’obscurité de ta chair des images paniques, des hontes, des souffles, des râles, des cris. Avec lui, l’écrasement sourd d’une matraque sur ton blouson. Quand te retournant pour savoir qui, te jaillit dans les yeux un visage blanc de colère, celui du jeune flic qui jouait à faire son devoir en frappant à tout va.
Tu déposas ton téléphone portable sur la table de chevet. Cette table avait un tiroir. Tu l’ouvris par curiosité. Deux cafards surpris par la lumière détalèrent vers le fond. Tu enlevas aussitôt le tiroir pour le vider dans la rue. Mais déjà, sur le rebord de la fenêtre, deux antennes palpaient l’air ambiant. Tu aurais repoussé l’intrus, mais il avait déjà fui dans les ombres. Un autre se montra dans un coin. Tu l’écrasas net avec le tiroir. Un jus blanc sortit de sa carapace.
À ce moment-là, tu entendis sonner ton portable. Il sautillait en tapant sur le bois. Tu courus le prendre. Mais un cafard était dessus et dansait comme un cow-boy sur une vache en furie. Il ne lâchait pas prise. Aucun nom de correspondant ne s’affichait. Qui te cherchait ? Ce matin-là, après le coup sur l’épaule, tu avais appelé Gollo. L’autre côté du fil, quelqu’un semblait t’attendre comme à l’affût. Tu avais alors raccroché.
L’appel cessa. Mais le cafard restait dessus. Faisant balancer ses antennes lentement.
LAO ( roman, 9)
6« J’ai vos jumelles. »
La porte avait tapé contre le mur. Lao se retourna d’un cran. Martha serrait les draps sur sa poitrine, le menton dessus, son visage éclairci par leur blancheur. Son sourire comme sur un plateau, Martha. Et sa chair et son sang infusaient à cette chambre un goût de vie. C’était aussi sa parole… Elle lui était chaude à Lao, sa parole. Elle le dégrisait de son existence, depuis des mois confuse et noire. Rien qu’à tourner la tête, Lao était passé brusquement du paysage brouillardeux à cette grâce que Martha lui offrait. Elle avait beau se sentir terrée dans ses solitudes imbéciles, cette Martha, à vivre une existence mièvre comme un deuil… elle était là et il était là aussi, tous les deux dans les fureurs d’une même nuit.
« Avec ça, dit-elle, votre œil pourra voler avec les cigognes. Ou même vous transporter à travers les airs jusqu’à votre montagne chérie. Et d’ici, vous n’aurez aucun mal à vous croire de l’autre côté. Si c’est ce que vous cherchez…»
Elle avait posé les jumelles sur la table de chevet et commençait à déplier les draps sur le lit.
« Entre nous, vous faites un drôle d’ornithologue. Un ornithologue sans jumelles, ça ne s’est jamais vu dans le coin… C’est comme un écrivain qui n’aurait pas son carnet. Un jour, il en est venu un chez nous. Qu’est-ce qu’il écrivait ! Au café, assis sur une pierre, et même en marchant. Mais vous, ornithologue ? Non. Vous faites qu’on s’interroge. Alors, qu’est-ce qui peut attirer un gars de la capitale dans cette zone où tout pousse à l’ennui ? Notre route est tellement comme une courante que les voitures ne pensent qu’à filer. Quant à notre frontière, les soldats tirent même sur les lapins. Comme si ça peut vouloir déserter, un lapin ! Même un pays comme ce cloaque. Alors il reste cette montagne. On y vient de partout pour se mettre devant quelques heures et dire ensuite qu’on l’a vue. Mais moi, elle m’énerve qu’elle ne bouge pas. Jamais. Jamais et pas d’un poil…
– Il y a le monastère, l’interrompit Lao. Vous ne parlez pas du monastère.
– Le monastère ? Ah, oui le monastère. Son trou surtout. Les gens adorent ça, se mettre dans son trou. Ils doivent se croire revenus au ventre de leur mère. Mais c’est noir, et ça pue la suie. Vous êtes venu pour le trou, peut-être ?
– Je m’y sentirais mal.
– Et pas pour les cigognes. Non. Ne me dites pas le contraire. Même si les nôtres ne nous quittent plus depuis qu’elles trouvent à becqueter dans nos marécages… Ces jours-ci, Gabo, qu’est-ce qu’il contrôle ! En février, après les élections, il était déjà sur les dents. Il avait ordre d’interdire aux voitures, taxis, camions et autobus de remonter sur la capitale. Les gens étaient cloués sur place. Il m’avait dit en douce que c’était pour les empêcher de manifester avec les autres. Maintenant, il lui arrive de contrôler les voitures descendant vers le sud. Des jours, quand il contrôle il est comme un fou furieux. Là encore, il a des consignes. Mais qu’est-ce qu’il cherche, je me le demande ? Il m’a avoué qu’il pourrait bientôt obtenir une promotion. Ça le ferait remonter sur la métropole. Et il me prendrait alors avec lui. Je quitterais bien tout pour oublier cette cambrousse. Mais vous, vous en venez de la capitale, non ? Comment peut-on la fuir comme ça ? J’ai pas idée. Rien qu’à me voir siroter du jus de fruit sur les terrasses de l’opéra, ça me donne des frissons. Comme j’aimerais respirer cet air de nonchalance ! N’est-ce pas que c’est beau autour de l’opéra ?
– Et comment ! fit Lao. J’y étais encore il y a seulement trois jours. J’y étais avec mon ami Gollo. Mais nous ne sirotions pas du jus de fruit sur une terrasse.
– Et puis ces immeubles qu’on a construits, comme dans les grandes villes du monde, avec leurs boutiques de luxe. Vous voyez, j’ai beau être une bouseuse, je connais mon pays. Tout par la télévision. Quand elle marche, bien sûr.
– Elle est faite pour ça, notre télévision. Montrer les grands immeubles neufs, les boutiques de luxe et les terrasses de café. L’insouciance, quoi. »
Brusquement Lao sentit son mal le saisir à l’épaule gauche. Il y mit la main. Martha avait l’œil. Elle avait remarqué la grimace qui lui était venue sous la douleur.
« Qu’est-ce qu’il vous arrive ? fit-elle
– Ce n’est rien. Un mauvais coup, répondit Lao.
– Un mauvais coup ? Quel coup ? Quelqu’un vous a frappé ?
– Ce n’est rien, je vous dis. J’ai dû heurter quelque chose dans le minibus. Et voilà que ça revient.
– Vous devriez vous faire examiner. Je vais en parler à Varou. Il connaît un médecin. Il peut vous y emmener.
-N’en faites rien ! dit Lao. N’en faites rien ! Ça passera.
-Mais vous n’irez pas loin comme ça ?
-Je dois descendre seulement vers le sud.
-Vers le sud ? Mais où ? Quelle ville ?
-Je ne sais pas au juste. Je verrai.
-Ah ! Vous ne savez pas, fit Martha. Vous ne savez pas… »
Elle dit, juste avant de sortir, sans doute avec l’idée que tu avais des choses à cacher.
LAO ( roman, 8)
5Tu demeuras contre la vitre, à scruter loin par-dessus la route le noir brumeux comme en toi. Que cherchais-tu des yeux à pousser ou saisir? La grande montagne se mussait de la tête au pied, derrière son paravent de vapeurs. Un étranger, qui ne l’aurait pas connue auparavant, aurait cru que partout c’était la rase plaine. Mais tu savais qu’elle y était. Et qu’elle reviendrait un jour en pleine lumière. Maintenant, ça te semblait si épais, cette mêlasse… Elle avalait le monastère, les maisons, le chemin… Et ce Dragon au bout comme on disait… Dans le fond, tu en étais bien toi aussi, de ces timbrés qui aiment coller leurs yeux à la chose ? Cette chose aujourd’hui invisible mais qui, par temps clair, incrustait son image au plus intime de ces tordus qui se croyaient comme leurs fils. Ainsi devait être l’Américain qui traversa des océans pour se crémer la vue de ses neiges mythiques. Ou Varou, photographe obsessif, l’affichant partout chez lui. Mais la petite vieille, ou Martha, non, elles n’en faisaient pas une folie… Quand il t’arrivait de descendre vers le sud, en voiture rien qu’en roulant tout le long, et qu’elle était dans un jour clair, tu sentais comment elle émergeait du fond de tes ombres. Et son image faisait monter une force en toi, seconde après seconde. Le silence de ses neiges, comme il te travaillait doucement…Et ta vie, tu la sentais puissante et dérisoire. Comme disait Martha de cette chose, c’était thérapeutique.
LAO ( roman, 7)
4Pour prendre l’escalier, on devait passer devant le cabinet de Varou. Sa porte était restée ouverte. Lao y jeta un coup d’œil avant de poser le pied sur la première marche, derrière Martha. Varou zieutait une pellicule accrochée à un fil. Un appareil photographique sur trépied était devant une tenture blanche tirée en guise de fond. Une lampe suspendue au-dessus d’une table encombrée de bacs et d’instruments divers. Et sur une étagère, des bocaux, tous de la même taille. Des choses noires s’agitaient au fond, ça brillait comme de la laque…
Lao tourna le dos au cabinet pour commencer l’ascension de l’escalier. Des vues de la grande montagne, dans divers cadres, envahissaient le mur. Devant lui montait Martha. Si tranquille que le bois couinait de jouissance. Ses fesses faisaient des balancements lourds, cadencés par la régularité des marches. Elles offraient à Lao le spectacle d’une sourde invitation à des élévations graduellement lentes vers des voluptés les plus folles. Une croupe qu’enflammait la stupeur du désir.
« Vous verrez, dit Martha, ce n’est pas le grand luxe, mais vous y serez au calme. En fermant bien vos fenêtres, vous couperez les bruits de la route… L’eau n’arrive pas toujours comme on voudrait. Ce n’est pas comme dans la capitale. Heureusement, nous avons des bacs pour faire des réserves. Un Américain ne louerait pas chez nous. Ça veut son confort, ce genre d’homme. Ils ont une telle frousse des microbes… Une fois, j’en ai vu un qui m’a laissé son café sans y mettre les lèvres. Mais nous, les microbes, nous vivons dedans. À la longue, on est devenus aussi forts qu’eux. »
Ils se trouvèrent dans un couloir. La lumière du jour venait du fond à travers une vitre. Elle glissait sur d’autres cadres avec la grande montagne. Martha poussa une porte, éclaira. « Voici la chambre dit-elle. Et bien sûr, avec la chose à mon mari au-dessus du lit. Il prétend que ça aide le client à s’endormir. » Table de chevet, armoire, lavabo, deux chaises. D’un poêle à charbon montait un tuyau qui entrait dans le mur après un coude. Et une humidité froide à vous moisir le moral par temps gris.
Martha tira sur la fenêtre et rabattit les volets. Histoire de chasser le renfermé de cave et les ombres sinistres qui nichaient dans les recoins. Des maladies jaunâtres dessinaient comme des cartes sur les murs.
« L’intérêt de cette chambre, dit-elle, c’est la vue. Pour le reste, il ne faut pas faire le difficile. Dans notre cambrousse, on a beau avoir la grande route du sud, on vit à la traîne de tout. Chez nous, rien ne bouge. À peine si l’air de la capitale arrive jusqu’à notre porte. »
Lao s’approcha de la fenêtre. À cette hauteur, il jouirait d’une longue échappée sur le paysage. Mais la graisse des brumes enrobait la clarté molle du jour. De rares toits au fond, et des arbres où venait mourir un chemin. Le lampadaire barrait le ciel du côté droit.
« Le monastère est sur la droite, dit Martha. Aujourd’hui, on n’est pas dans un bon jour. Il faut suivre cette voie. Mais jusqu’au bout, c’est le Dragon. La frontière, je veux dire. Et derrière, vient tout de suite la grande montagne. Les timbrés s’y collent les yeux qu’ils croient que c’est thérapeutique. Mais ils en sortent plus malades. Comme cet Américain qui m’enviait d’être aux premières loges chaque jour. Vous en êtes un vous aussi on dirait. Sinon vous n’auriez pas loué cette chambre. Vous devez avoir quelque chose à soigner. Si vous aimez ça, vous n’aurez qu’à accompagner mon mari. Des années qu’il la prend en photo. Et sous toutes les coutures. C’est comme une maîtresse pour lui. Mais une laisse pour ma vie de chienne. Elle me tient à sa merci, cette garce. Pire qu’une belle-mère. Elle m’écrase. Et ces photos partout. Dans le café, dans la chambre, dans la montée d’escalier. Vous avez vu ? On ne peut même plus respirer. Et la nuit, elles tapissent vos rêves… Quand il fait gris comme aujourd’hui, je me sens mieux. »
Lao demanda si elle avait des jumelles à lui prêter.
« Des jumelles ? Mais oui, nous en avons une paire. On se demande pourquoi d’ailleurs on va chercher si loin ce qui est à sa portée…
Chercher quoi ? fit Lao.
Du bonheur.
Du bonheur à coller son œil sur la montagne ?
Plutôt à scruter ses plis, ses crevasses… Ses formes.
Non, je m’intéresse à vos cigognes.»
Elle se tut avec un sourire mi-figue, mi raisin, et referma la fenêtre. Puis elle lança : « Je reviens avec les draps. Pendant ce temps, installez-vous ! »
LAO ( roman, 6)
Tu tombas bientôt sur un terre-plein où était garée une voiture de police. Blanche comme neige avec des inscriptions bleu ciel. Quelques baraquements en bois, en avant d’une bâtisse à étage qui donnait sur la route. Un rez-de-chaussée avec une grande vitre. Aucune enseigne. L’établissement devait être trop connu pour en avoir besoin. Un lampadaire. Des arbres dépouillés. Et des peupliers, de ceux qui se voyaient un peu partout dans la région.
Tu t’apprêtais à pousser la porte. À quelques mètres, un policier tançait un vendeur de fleurs à genoux. Tu hésitas un moment. Rentrer dans le café ou rentrer dans leur chicane ? Que faire ? Après la veuve, courir au secours de l’orphelin ? Et si tout à trac le sbire se mettait en tête de tourner sa lame d’inquisiteur dans ton tracas ? C’était un costaud, une armoire à gros muscles, avec une tronche d’ogre façon boucher converti en bûcheron. « T’es un malin, toi, disait-il en triturant l’oreille du suppliant. Tu joues au crève-la-faim pour tirer nos touristes à toi, hein ! Ils n’ont pas chez eux une montagne comme la nôtre. Mais c’est pas une raison pour leur ternir le paysage en exhibant tes guenilles ! Ce coin où elle fait la belle, il n’y en a pas d’autre ailleurs. Alors, ne viens pas l’emmerder avec tes jérémiades ! Tu portes atteinte à l’image du pays. Tu nous insultes tous. Continue de vendre tes jonquilles, et je te pousse au trou avec mon pied au cul ! Tu sais bien que c’est interdit. Alors remballe-moi tout ça et dégage !» L’autre faisait le repentant. Il se tassait vers le sol, grimaçait, faisait des ah ! de douleur, prenait un visage de torturé. La porte venait de céder sous ta main, tu entras dans la taverne.
…Murs sombres, tapissés d’images. Toutes avec la grande montagne déclinée selon les heures du jour et les saisons. Et toujours vue d’un même côté… Le nôtre. Un présentoir avec des cartes postales reproduisant elles aussi la grande montagne. Un autre pour journaux mais vide. Une femme d’environ trente ans s’activait à essuyer une table. Seule et parlant à voix haute comme à quelqu’un. « Quelle tête il a fait l’Américain quand je lui ai sorti ça, disait-elle. Vous avez de la chance… Quelle chance ? Mais la chance d’être chaque jour devant une montagne aussi belle, voyons ! Moi, je dois me contenter d’un petit tableau dans mon appartement de Los Angeles. Alors que ce tableau, vous l’avez grandeur nature. Tous les jours, rien qu’en ouvrant vos fenêtres… » D’un coup de menton, elle désigna la table qu’elle venait de nettoyer pour que tu t’y mettes, et continua en faisant tournailler son chiffon sur l’autre : « Qu’à cela ne tienne, monsieur l’Américain. Ma place, je vous la donne, je lui ai dit. Mais contre la vôtre. Ce contre la vôtre, ça l’a figé dans ses bottes. Puis il m’a répondu, levant le nez et exhibant sa dentition américaine, blanche et impeccable : mais j’ai des affaires, chère madame ! Des affaires ? Ah ! Des affaires ! Je lui ai fait. Et quel genre d’affaires ? Des affaires qui exigent ma présence. C’est ce qu’il m’a dit avant de prendre la porte sans demander son reste. Tableau grandeur nature… Tableau grandeur nature… Qu’il y vienne en hiver dans son tableau grandeur nature ! Ou comme aujourd’hui quand c’est bouché… Plutôt de la merdaille grandeur nature, oui ! Et nos affaires, il les verra. De celles qui exigent notre présence à nous aussi…
En tout cas, tu me l’as bien refroidi ce client! dit une voix venant du fond. Et un Américain encore ! C’est pas comme ça que je vais l’exporter ma photographie.
Ta grande montagne, tu sais ce que j’en pense. Un tas de pierres et c’est tout ! »Puis s’adressant à toi. « Votre café, vous le voulez sucré, sans sucre ou normal ? » Tu as répondu : « Normal ».
Plantureuse, elle se dandina jusqu’au bar en écrasant le plancher des talons. C’était une femme qui, si elle écrivait à la machine, aurait frappé les touches comme à coups de marteau. De dos, elle donnait des envies. Des jarrets fermes. Des cuisses puissantes qui faisaient bomber ses arrières. Un corps germanique enfermé dans une robe de laine grise.
« Tu te plaindras toujours, continua la voix sortie du fond. Qui est-ce ?
Un étranger mais de chez nous, répondit la femme. Puis s’adressant à toi. N’est-ce pas que vous êtes de ce pays ?
De ce pays, fut ta réponse. Et vous, vous êtes Martha.
Tout le monde me connaît dans ce coin paumé.
Vous auriez une chambre pour quelques jours ?
Varou, fit-elle, se tournant vers la voix. Est-ce qu’on peut pour la chambre de devant ?
On peut.
En ce cas, je vous la montrerai après votre café. C’est à l’étage. Elle donne sur la route. Mais avec un peu de chance, par temps clair, vous aurez droit au tableau grandeur nature.
Je comprends… »
Brusquement la porte se mit gémir, poussée par le policer. Le plancher grinçait sous sa graisse tandis qu’il se dirigeait vers le bar, le regard fixé sur Martha, sardonique, lubrique et martial. Ce genre de casquette qu’il portait, gris souris, à bande rouge et broche au front comme un troisième œil, tu connaissais. C’était l’œil des chicaniers affiliés au président. L’insigne qui donnait tous les droits, qui légitimait toutes les violations. Martha déposa ta tasse de café et se retira derrière son bar. Puis s’adressant au policier.
« Qu’est-ce que tu lui veux encore à ce pauvre bougre ? dit-elle sur un ton de reproche. Il vend des fleurs, et alors ? Il faut bien qu’il mange, non ? Le malheureux, il n’a plus que ça pour vivre.
– Ce que je lui veux ? Mais il encrasse le paysage avec sa mendicité. Il y a une loi, et je suis chargé de la faire respecter. Pas de ses fleurs à la sauvette. Et puis, ça laisse croire aux touristes qu’on est un pays d’arriérés. Surtout que c’est des fleurs sauvages qu’il a ramassées sur les talus.
– Des touristes ? En ce moment ?
– Je ne veux rien savoir. Touristes ou pas, c’est pas bon pour notre image. Pas bon pour toi non plus, ma belle.
– Au lieu de lui passer un savon, achète-lui ses fleurs. Tu as de quoi, non ? Et puis tu les offriras.
– Des fleurs ? Mais pourquoi les acheter ? Si tu en veux, ma grande, je peux les lui confisquer ?
– Non merci. Fais pas ça ! Si tu crois qu’il va décoller de son coin ?
– Tant que moi, Gabo, je serai ici chef de la police, le nettoyage sera fait. Mais depuis quand t’intéresses-tu à cette lopette ? »
Il se mit à parler bas à l’oreille de Martha.
« Tu le défends ? Mais je suis jaloux, Martha chérie. C’est avec moi que tu dois être, pas avec ce genre de déchet. Écoute ma beauté. Tu n’es pas faite pour servir du client à longueur de jour au bord de cette route. C’est comme du racolage sur trottoir. Ce qu’il te faut, c’est la capitale, la musique, l’opéra… Ton bouseux de mari photographe est en train de gâter ta jeunesse. Dans quelques années, les miroirs te renverront l’image de tes rêves perdus. Ce sera dur, Martha. Dur, je te dis. Si tu veux bien m’écouter, à la prochaine promotion, je serai nommé à la capitale. Je t’y emmène. Et à nous la grande vie.
– Sucré ton café, comme toujours.
– Non, rien du tout, fit Gabo, contrarié, de sa grosse voix. Pense à ce que je t’ai dit. » Et il tourna sur les talons, au passage jetant sur toi son œil de bête en colère.
Tu baissas la tête. Il n’en fallut pas tant à Gabo pour te désigner comme sa prochaine proie.
La porte venait à peine de se refermer que la voix demanda :
« Qu’est-ce qu’il t’a encore promis ? Le paradis sur terre ?
– Mais rien, fit Martha. Comme d’habitude, il me taquinait. C’est un ours, tu sais bien.
– Un ours qui veut me chiper ma femme, oui ! Si ça continue, je vais le démolir. D’une manière ou d’une autre, je saurai m’en débarrasser.
– Tu n’en feras rien.
– Tu n’as jamais aimé ce coin. Il le sait.
– Je le laisse parler… Puis se tournant vers toi. Vous voulez toujours rester chez nous ? Elle comprit que je le voulais. Alors, méfiez-vous de lui, dit-elle. Il a l’œil partout. Il peut être sans pitié. Moi, je connais ses faiblesses. Je sais comment le prendre. Avec lui, on ne peut rien prévoir…
Sorti, il était encore là. Elle emplissait le café, la grosse voix du Gabo, s’acharnant encore sur le type à genoux. Cette fois, il fulminait, beuglant ses engueulades. Tu vis à travers la vitre qu’il jouait du pied pour déloger son mendiant. Un instant figée, Martha donnait des signes d’impatience, faisant claquer les verres qu’elle essuyait.
« Ne t’en mêle pas ! » dit la voix.
Et tout à coup, elle apparut, cette voix. Un homme à lunettes rondes, cheveux blancs tirés derrière, sortit d’une pièce située au fond. Chemise noire fermée au dernier bouton, il avait l’air hibou. « Je m’appelle Varou, dit-il en te tendant la main. Vous serez là pour longtemps ?
Quelques jours, sinon plus. On verra.
Martha va vous montrer la chambre. »
Puis regagnant sa tanière, il s’effaça.
« Maintenant, suivez-moi ! fit Martha. »
Des mots qui t’engageaient dans l’inconnu
LAO ( roman, 5)
3Traverser la route… La petite vieille s’éloignait avec son fardeau, et toi, c’était ton épreuve qui t’étranglait déjà. Le mauvais sang faisait ses sueurs. Tes jambes tout à coup ramollies. Elles avaient mal rien qu’à l’idée de te porter de l’autre côté. Vingt mètres de macadam où un monstre en embuscade happait le moindre fétu rêveur ou aventureux imbécile. Non loin de là sur le bitume, d’une écrasure de peau sortait un sang mêlé de terre… Comme du chat broyé. Un minou de campagne, ça ne devrait pas s’autoriser à trottiner sur les routes comme dans les champs. Les routes sont enfiévrées de folies. Des voitures sanguinaires y ravagent n’importe quelle vie en moins de deux, aussi bien homme que moucheron ou semence en plein vol. Du crime en permanence et par accident, la route… Et pourtant, il fallait la faire, cette traversée. Plus tueuse qu’un Yang-Tsé-Kiang au meilleur de sa furie. Par temps clair, on peut choisir le bon moment. Et le nez au vent, déambuler comme à la plage. Mais maintenant, les bolides crevaient le voile de brume sans crier gare. Maintenant, ta traversée, tu devais la jouer à pile ou face. Au risque de te faire hacher d’un tour de roue. Dans un sens comme dans l’autre. Et passe encore que tu arrives au milieu du gué. Les pieds sur la ligne médiane, faudrait à te décarcasser pour éviter le destin du chat mort. Mieux valait cavaler dès la première accalmie. Elle vint. Tu te dératas sans fléchir, galopant à toutes jambes, la panique aux talons… Et te voilà miraculé sur l’autre bord. Ton cœur battait la cloche et tes gambettes flageolaient comme du roseau sous le vent.
Tu aurais bien fait signe à la mamie que c’était gagné, mais elle broutait sa rancune sans même lever la tête. Brusquement, un camion qui l’empoussiéra au passage l’ayant gonflée de colère, elle se mit à tousser pour cracher le fond de ses bronches tellement ça devait la gratter. Puis à s’essuyer les yeux et regarder autour d’elle. Comme se réveillant d’une mauvaise nuit. C’est alors qu’elle t’aperçut. Tu secouas les bras, criant entre deux voitures : « J’y suis ! J’y suis ! Et maintenant je vais dans quelle direction ? » Elle se montrait sourde, tournant l’oreille vers tes appels. Sûrement que ses pauvres yeux aussi n’arrivaient pas jusqu’à toi. Tout à coup, la conscience lui revenant avec la perception, elle te fit signe de marcher plein sud. D’un geste de la main : « Par là ! Par là ! » Puis, replongeant dans son obsession, elle se remit en route. Et tu te remis en route. Et tous les deux, dans le même sens, vous marchiez. Elle avec son barda à la traîne, toi avec ton café en tête. Parallèlement et séparés.
LAO ( roman, 4)
2Sac au pied, Lao scruta un moment trois des quatre points cardinaux. Le nord derrière n’étant plus qu’un cauchemar de servitudes et de mélancolies. Autant qu’il pouvait voir, c’était partout une désolation de terres plates, soumises à la grisaille. Venant de la capitale, les voitures déboulaient comme devant le feu. Le grand large à portée de roues, après tout le bazar urbain, leur donnait des ailes. Elles klaxonnaient à l’approche de Lao, ou pétaient des rancœurs en fumées noires. Et leurs pétarades lui ruginaient les oreilles. Mais le silence blanc des bonaces après chaque ruée de moteur ravivait sa soif d’éloignement tandis qu’il marchait, sac à l’épaule, d’un poteau électrique à un autre, dans l’espoir de rencontrer un village ou un baraquement.
Vint le moment où quelqu’un émergea des grosses brumes. Une vie minuscule qui halait derrière elle une chose pesante, comme un poids mort qui s’agrippait au sol. Elle forçait tant qu’elle avançait courbée. À son fichu, à sa robe, à son allure générale, c’était à coup sûr une vieille paysanne. Même si ça ressemblait plutôt à une fourmi tenace transportant sa trouvaille hors des griffes d’un smog monté en monstre jusqu’au ciel. Par moments, la vieillarde tirait par à-coups sur sa bride pour décoller du sol sa bête récalcitrante. Le corps penché bas, mais le pas décidé, elle remorquait son fardeau sur un chemin de terre qui conduisait à la route.
Lao venait d’atteindre la sortie du chemin que la petite mère était encore à ahaner. Elle avait bien une vingtaine de mètres devant elle. Des mètres lourds jusqu’au mur de la route. C’en était trop pour Lao que ce travail qu’elle faisait seule au milieu d’une plaine perdue dans le vide. Il s’empressa de la rejoindre. «Mais où allez-vous comme ça, petite mère ? fit-il en s’approchant. Vous allez vous briser les os.
Où je vais ? répliqua-elle sans lever la tête. Mais je quitte ce coin maudit, que crois-tu ? Veux plus le voir. J’y suis née, m’y suis mariée, y ai fait mes enfants… Mais je lui laisserai pas ma carcasse.
Laissez-moi vous aider, dans ce cas.
M’aider ? Mais j’ai tiré plus lourd que ça, mon petit ! »
C’était un sac bourré comme un gros ventre et qui faisait crisser les pierres sous son poids. Lao rajusta son propre barda sur l’épaule, puis empoigna la bride derrière la vieille. Aussitôt, sa douleur près du cou se réveilla. Il grimaça, serra les dents et tendit la bride d’un coup sec. Ça lui fit un soulagement si brusque à la pauvre paysanne qu’elle tourna vers lui son visage. Des plis et des stries qu’elle avait partout, on aurait cru même sous les cheveux. Et des yeux, comme rabougris par une peur chronique, tassés tout au fond du corps sous une vie de harcèlements. Ensuite elle remit ça, son calvaire, les deux mains sèches fermées sur la courroie qui la serrait à l’épaule. Maintenant, ils étaient deux ridicules chevaux de trait, accouplés à la même tâche et comme si arrachant son âme damnée à cette terre vouée aux pierres et à la soif. « J’ai eu un garçon comme toi, fit-elle. Il est parti lui aussi. C’était après la mort de mon homme. Il n’en voulait plus de sa terre. Et un matin, au lieu d’aller au champ, il avait disparu. Parti. Pour le nord, comme d’autres, je suppose. Pourquoi vont-ils au nord ? C’est si grand que ça ? » Leurs mains tendaient la courroie et la courroie s’agriffait au sac qui ventousait la terre incrustée de pierraille.
« Où se trouve la grande montagne ? Ici ou plus bas ? demanda Lao.
Plus bas ? Non. Plus bas, c’est le petit. La grande se trouve au bout de ce chemin, derrière nous. Il suffit de grimper au monastère. Tu y seras comme sur un balcon. Il te met le nez dessus.
Quel monastère ?
Mais le monastère Saint-Georges ! J’y ai allumé un cierge avant de partir. En cette saison, le temps peut tourner au clair. Ça arrive. Aujourd’hui, faut pas y compter. C’est sombre comme le cul du diable.»
Ils avaient maintenant la route devant eux. La vieille femme s’arrêta pour reprendre haleine.
« Je cherche un village ou une auberge, dit Lao.
Le village ? Faut pas y aller. Y a rien pour toi de bon là-bas. Des vieux à l’abandon, c’est tout ce que tu trouveras. Pas de chair fraîche. Mais si tu traverses la route, tu verras un café. C’est tenu par Martha. Une qui n’est pas de chez nous. Il faut demander ».
Elle dit et reprit sa marche, avec son sac tiré comme par un toutou enragé sur sa laisse.
LAO ( roman, 3)
… un brouillard inhumain, une brouillasse opaque qui avait avalé la grande montagne, et qui bouchait le ciel, et qui ne laissait émerger de sa gueule que des bouts d’arbres saisis de froid. Voilà quelle nuit grise abattue sur la plaine t’accueillait, et dans quel ennui les choses étaient plongées, les rares choses visibles, barrières, panneaux, poteaux électriques, restes d’étals, un ennui cendreux rongé par les bruits de la route, où sombraient des chemins, dans lequel hivernaient les choses, et tel que le ciel se dérobait au regard, que la grande montagne semblait engloutie, à jamais disparue, cachée derrière la frontière, boudeuse te laissant seul à ta solitude, t’abandonnant au monde, la montagne, grande, tant espérée, tant aimée, tant chantée, nue, vive, divine au voyageur qui va et qui vient, cette fois non, cette fois comme défaite par un simple nuage, et noyée dedans, recluse dans sa force et faisant bouillir l’attente dans la tête d’un homme… Toi.
LAO ( roman, 2)
Brusquement le minibus se gara sur le côté. La porte grinça, un jet de lumière fit grimacer les têtes et gémir les grincheux. Apparut l’étui d’une contrebasse qu’un vieil homme en costume, gros et chauve cherchait à pousser dedans.
« Dans quelle direction allez-vous ? demanda l’homme désespéré.
Vers le sud, dit la jeune fille aux cheveux noirs.
Vers le sud… Ça me va. »
Le musicien avait déjà un pied à l’intérieur quand des criailleries fusèrent : « Dehors ! Déjà qu’on étouffe ! » « Repoussez-le ! » « Ne le faites pas entrer ! » « Barre-toi de là ! T’es de trop ! » Le chauffeur fit feu à son tour. « Mais papy, tu vois pas que je suis complet ! Même avec ta contrebasse dans la poche, je la mets où ta graisse ? Attends de maigrir et joue du pipeau si tu veux embarquer la prochaine fois ! » Sans mot dire, le vieil homme au violoncelle battit en retraite et retourna à son trottoir. La demoiselle aux cheveux noirs tira sur la porte et trancha la lumière. Le chauffeur reprit de la vitesse. Les deux femmes moquèrent le violoncelliste et les deux militaires continuèrent leur messe basse. Mais la jeune mère qui croyait endormir son chiard en le dandinant, le faisait brailler de plus belle. Ça contrariait les gars célibataires et donnaient aux filles des sourires extatiques. Ses cris pleuvaient dans tes oreilles comme des souffrances déjà entendues quand des rages firent s’abattre des coups sur les corps étonnés, martelant les têtus et boutant les désespérés hors de la place. Ou comme les hystéries de Donara te gueulant qu’il fallait choisir entre Gollo et elle. « Gollo ! Ton ami Gollo ! qu’elle disait. Tu fais un sacré duo avec cet illuminé. Va coucher avec lui puisqu’il t’éblouit tant ! Mais quand on te jettera en taule, compte pas sur Donara pour t’en ressortir ! » Ce soir-là, tu n’avais eu rien d’autre affaire que d’y aller.
Les derniers faubourgs s’étaient estompés. L’air blanc du sud s’enfourna dans le minibus. Et malgré le petit chialeur, on sentit s’installer un apaisement. Au premier barrage, un jeune soldat ouvrit la porte, jeta un coup d’œil nonchalant, histoire d’accomplir la consigne, puis frappa de la paume sur la tôle.
Cette fois, tu y étais sur cette route libre et rectiligne, et qui suivait la frontière à distance. Le minibus filait plein gaz, laissant derrière la capitale à sa chierie. Et toi tu guettais le moment… Qu’apparaisse le flanc de la grande montagne. Tu le désirais comme l’espoir d’un soulagement. Mais les choses avaient mis leur masque de brume, une grisaille tassée et compacte.
Il crachait ses poumons à pleine bouche, le marmot. Poussant des cris d’impuissance et de colère à jets continus. Avec des hoquets pathétiques et des prises d’air pour recommencer sa pétarade. Un mal le piquait au corps, c’était sûr, mais où ? C’était à la mère de trouver la blessure. Elle le tourna dans tous les sens, l’inspecta, palpa… Mais remué comme il était, le mioche se rebiffa encore plus. Il fallait le prendre par la douceur. « Donne-lui le sein ! proposa une des deux femmes. Ça va lui remplir la bouche. Et puis, rien qu’à l’odeur, il va te reconnaître. » « Il sait ce qu’il veut, le petit, renchérit l’autre. Et il y met le prix ». Mais la jeune mère n’osait pas. Découvrir son sein devant des inconnus… Elle colla le visage de son enfant sur le haut de sa poitrine. En vain. Le suçoir édenté ouvert à fond piaillait du mécontentement. Déjà plusieurs kilomètres qu’il te creusait les oreilles. La mère se remit à baratter son môme. Quelques regards autour d’elle viraient au sombre. Elle pria le chauffeur d’arrêter sa machine. Rien qu’une minute. Peut-être espérant qu’un petit coup de froid saisirait le poupard. Elle descendit. La terre lâchait des souffles d’humidité. Brusquement, quelque chose te poussa dehors. « Excusez-moi. Je m’arrête là ». La tête grosse et ton corps en mal d’oxygène. En passant, tu frôlas la voyageuse aux cheveux noirs. Comme désirant te l’accrocher, et le temps d’une aventure la détourner de sa route. Mais c’était trop demander au destin. La mère regagna sa place. La jeune fille tira sur la porte. Rideau de fer grinçant qui claqua net…
C’était un sinistre brouillard, comme un mur monté contre toi.
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