mercredi 25 octobre 2017

LAO ( roman, 36, 35, 34, 33, 32) - Denis Donikian



LAO ( roman, 36)

Varou poussa une plaque de fer. Aussitôt, la bouche exhala les ténèbres de ses entrailles. Et Lao descendit derrière lui par une échelle qui plongeait dans un noir fumeux où brûlaient maigrement quelques cierges.

On suivait un goulot qui s’évasait ensuite sur une dizaine de mètres. En bas, on était comme au fond d’une bouteille. Dans des bacs de sable, des bougies entièrement fondues, d’autres en torture sous une flamme. Des lampes tristes ici ou là. Et l’illuminé en images accrochées au mur circulaire. Elles le montraient dans son bienheureux martyre, une foi de feu dans un corps pitoyable. L’air rance vous ruginait la gorge. Et dans les moindres obscurités, des araignées se tenaient en embuscade ou remuaient des serpents visqueux et des monstres nichant dans le sol et le mur.

« C’est ici que les choses ont commencé, fit Varou. Du moins, c’est ce qu’on dit.

– Des illuminés, on n’en manque pas ces jours.

– Beaucoup sont illuminés mais peu sont illuminateurs…

– Depuis que nous sommes indépendants, continua Lao, ce qui n’a pas changé, c’est la haine. Nous sommes un peuple haï à l’extérieur, haï par nous-mêmes, mais aussi haï par les dieux. J’espérais trouver un refuge chez vous.

– Vous en étiez, ce premier mars ?

– J’en étais. Oui. Un peu par hasard, d’ailleurs. Ou plutôt pour y retrouver un ami.

– Est-ce que c’était le moment de mettre le pays en péril, quand on a des ennemis d’un côté et de l’autre ?

– C’est jamais le bon moment, répliqua Lao.

– Vous l’avez entendue, la légende de ce trou ? Nous autres, nous aimons les légendes érigées en vérité historique. Elles nous tiennent en vie. Mais on nous sort plein d’autres bobards à propos de cette cave. Comme celle-ci, qu’avant l’indépendance, quand c’était fermé, un gars en mal de liberté y descendait chaque nuit pour y creuser une galerie sous la frontière.

– Je croyais que c’était à partir d’une cabane.

– Non. C’était d’ici. Depuis, le tunnel a été bouché. Mais le Père Soghomone m’affirme qu’en frappant sur le mur au bon endroit on peut sentir qu’il sonne creux. Vous voulez essayer ?

– J’ai plutôt envie de remonter. L’air du monde me manque déjà.

– Pour être loin de tout, on y est, loin de tout. D’ailleurs, il faudrait y enfermer Martha. Quelques heures seulement. Histoire de lui faire apprécier son bonheur. Seulement voilà. Elle désire le pire croyant que c’est le mieux. Vous lui avez parlé ?

– Ni le pire, ni le mieux. Elle désire une autre vie.

– Une autre vie pour une femme, c’est une vie avec un autre homme…

– C’est bon, remontons maintenant ! fit Lao. Mes poumons me grattent.

– Vous pensez qu’un homme peut tenir treize ans dans ce trou ?

– Treize ans ? Mais je ne tiendrais pas treize minutes…

– Et si on vous y obligeait ? Si on vous séquestrait dans cette merde noire, hein ? On pourrait vous y oublier, après tout…

– Je vous ai demandé si on pouvait remonter ? Ce trou est une tromperie. Je préfère voir en plein jour mon ennemi pour l’affronter.

– C’est bon. Je vous précède. Laissez-moi arriver là-haut avant de vous mettre à monter. »

Varou avait commencé sa grimpette sans crier gare. Il l’avait bien coiffé, le Lao, tout penaud et benêt, maintenant qu’il nageait seul dans les ombres. Les flammes des bougies faisaient vaciller d’éphémères formes qui jouaient à glisser ou à s’élever sur l’acier nu de l’échelle. Et Lao des deux mains s’agrippait à son corps de métal, les yeux fixés sur l’ouverture où planait son salut. Varou venait à peine d’atteindre la sortie que Lao mit le pied sur le premier barreau. À mesure qu’il montait, ses chaussures, en claquant sur le fer, lâchaient des résonnances de rails battus par des roues de wagons en route vers la mort. Là-haut le peu de jour qui tombait sur l’orifice le rendait éclatant aux yeux du piètre ascensionniste. Quand brusquement, la tôle qui servait à le boucher, vint glisser dessus. Et l’homme se trouva aussitôt agrippé au creux des ténèbres.

LAO ( roman, 35)

En expulsant sa voix de son corps puis de la fosse, jaillie des profondes obscurités de la terre, c’était comme si le Père Soghomone voulait l’élever au niveau de l’exaltation magnifique dans laquelle la grande montagne s’était pétrifiée pour toujours comme un modèle mélodique pur, si pur que le profil qu’elle présentait à ses yeux, quand il se tenait en face d’elle debout sur les remparts, à la scruter d’un œil presque obscène, non seulement prenait l’apparence d’une courbe musicale vaste et calme mais encore dessinait le silence d’une vibration éthérée où les choses de ce monde venaient heureusement se fondre comme en ce jour d’immense lumière propre à donner toute son immatérielle intensité à l’omniprésence des neiges inaccessibles, si brillamment que tu aurais cru à tel ou tel moment du chant les voir sourire.

LAO ( roman, 34)

26
C’était un chant intense qui s’écoulait du monastère dans la plaine où tu étais avec le vieux paysan. L’homme alors te parlait de ses vignes, des feuilles qui commençaient à poindre, disant qu’il avait bêché tout un champ la veille pour que la terre à leurs pieds respire bien. Elle pouvait respirer, la terre, ce jour-là, tellement l’air était lumineux, tombant à verse et nimbant toute chose. Et de la même façon qu’elle circulait dans les arbres, les plantes et les bêtes, elle se diffusait en toi, cette luminosité du ciel. Te lavant des mauvais signes qui te rongeaient jour après jour et t’engluaient dans le poisseux de tes mélancolies. Mais ce chant, rayonnant lui aussi, voici qu’à son tour il t’envahissait de suavité. « C’est la voix du Père Soghomone, fit le vieux paysan. Ah ! pour chanter, ça il chante ! Mais pour se salir les mains avec cette terre, non ! Pas pour lui. Allez-y ! C’est au monastère qu’il se gazouille le gosier, notre merle noir. Il suffit de le suivre à l’oreille… » Il avait remarqué ton envie et te poussait à l’écouter de plus près.

D’un signe de la main tu pris congé de l’homme et te jetas à l’assaut de la forteresse chantante. Comme si tu craignais que ce Père Soghomone tombe en arrêt cardiaque juste avant que tu puisses le trouver. Tu hâtais donc le pas quand brusquement ton téléphone éclaboussa de sons veules cette voix du Père qui t’appelait. C’était encore cet obscur numéro sur son écran. Tu cherchas dans le paysage où Gabo avait bien pu se poster pour s’acharner ainsi sur tes nerfs. Planté à l’entrée du chemin, le Goliath à casquette, dos à la route, t’observait à la jumelle. Le manège devait bien l’amuser pour qu’il veuille te saisir en pleine course… Mais tu décidas de passer outre et de reprendre le chemin de terre qui grimpait rude jusqu’à l’entrée.

Or, à peine étais-tu dedans que tu te sentis embrassé par les murs. Mais embrasé par le chant aussi, tellement le son virevoltant d’un bâtiment à l’autre remplissait la cour intérieure avant de monter en vapeur invisible vers le grand ciel. Son grave, son de caverne, son né dans la pierre et affranchi de la pierre. Un son qui tournoyait en vous cachant sa source. Mais où la trouver ? Tu aurais poussé toutes les portes si tu n’avais remarqué des visiteurs pénétrant dans une annexe, et que d’autres qui en sortaient avaient des marques d’apaisement sur le visage. C’était une sombre chapelle et qui suait l’encens. La résonnance montait du sol par un trou à taille humaine. Quelle idée pour un chanteur de descendre dans une cave et pousser sa voix vers le haut ! De fait, cette voix, elle s’exaltait comme une eau gazeuse montant dans une bouteille. Une voix mêlée aux senteurs de résine brûlée, que les écoutants buvaient en silence, laissant ses vibrations s’immiscer dans leur chair et imprégner leurs organes. Jusqu’au moment où sa ligne sonore s’insinuant dans leur propre sang, leur cœur venait doucement en épouser le rythme et leur esprit s’infuser de sa grâce.

Puis au premier silence, les gens se signèrent. Tu sortis avec eux à l’air libre. Derrière apparut le Père Soghomone, tapotant sa soutane aux épaules. Carré comme il était, il s’était frotté aux parois en se hissant hors du sous-sol. Il ferma la porte de la chapelle avec une grosse clé et vint se planter sur le parvis de l’église avant de s’adresser aux visiteurs. Grand et fort, solide homme de la terre converti au ciel, le clérical avait du coffre. Ensoutanée statue de bronze au regard perché haut. La barbe testonnée en pointe, le crâne tirant vers le glabre et d’un âge après la quarantaine. Avec cette touche d’ennui aux lèvres à devoir traduire en histoire une mystique. Quand le troupeau des pèlerins fut à ses pieds, indigènes ou d’ailleurs, le camelot de Dieu commença son boniment sur le trou étrange où il avait barytonné ses grâces et d’où il était remonté pour le service des hommes.

Il dit : « L’homme… L’homme premier… L’homme qui est aux sources de la nation… Cet homme jeté par le monarque dans les noirceurs de la fosse. Treize ans, treize années durant cet homme vécut là. Là où j’ai chanté. Il avait pour compagnons, serpents, scorpions, araignées et monstres impalpables… Mais la lumière en lui était un soutien. La lumière… La lumière seule peut soutenir… De là-haut, de temps en temps, des âmes charitables lui jetaient sa pitance. Là-haut, le pays sombrait dans le chaos. Et le roi… C’est en bête sauvage qu’il avait été transformé, le roi. Car puni d’avoir jeté l’homme dans ce trou, le roi. Puni d’avoir martyrisé des vierges qui étaient contre lui. Et pour retrouver son corps et recouvrer l’esprit, pas d’autre voie au roi que de rendre l’illuminé de la fosse à la lumière du grand jour. Quitte à se soumettre à la foi de la fosse. À la foi de l’homme premier, le roi. Le roi et avec lui le bon peuple. C’est ainsi que nous sommes nés. Ainsi que nous avons été illuminés. Dans cette fosse, voyez-vous. Dans cette fosse où j’ai chanté… »

Dans cette fosse… Avec des scorpions, des araignées, des serpents… Et des monstres impalpables… Treize années durant… Les visiteurs prenaient des mines d’enfants qui écoutent des fables. Leurs bouilles extatiques dégoulinaient de ravissement sous le récit des prodiges que leur débitait le chantre de Saint-Georges. Et lui, il leur en versait des louches. Du miraculeux en veux-tu en voilà. Tout ouïe étaient les ouailles sous l’averse de ses paroles. Car le Père savait que les simples aiment les plats simples, les histoires pures, pas celles où les hommes s’entretuent pour imposer ou défendre une religion.

Le discours fini, les gens s’égaillèrent. Un gars du coin leur proposait un lâcher de colombe moyennant quelques billets. On lui achetait le volatile et il offrait en prime ses ailes d’ange palpitant sur fond de neiges éternelles. Dans un tel ciel, elles feraient merveille, pensa une femme. Sans doute une pacifiste de passage. Son époux pressa le bouton de son appareil photographique aux premiers déploiements de plumes. Et l’autre vit, quelques secondes, la paix planer sur les hommes. Une pincée de bonheur… La colombe tourna un moment au-dessus du monastère, puis retrouva son maître. Pour du vol, c’était du vol.

Varou, surgi on ne sait d’où, était en conversation avec le prêtre chanteur. Il obtint de lui la grosse clé de la chapelle et, s’approchant de toi : «  Vous voulez toujours le voir, ce fameux trou ? demanda-t-il. Alors suivez-moi ! »

LAO ( roman,33)
25

Comme elles roulaient à grande vitesse, les voitures zébraient le champ de ses jumelles. Et Gabo s’agaçait à chercher une vue continue sur son objectif. Il traversa la route et se remit en quête de Lao parti sur le chemin. Et maintenant, collé dessus, il l’observait parlant au vieux paysan. Celui-ci volubile, faisant des gestes dans une direction puis dans une autre, mais chaque fois tournant avec son corps, avec de la rigidité dans ses mouvements. Gabo n’en pouvait tirer aucune conclusion. Sinon que Lao semblait interroger le villageois sur les choses du coin. À la fin, ils s’étaient mis face au couvent. Ce devait être ça qui intéressait le soi-disant apprenti photographe, pensa Gabo. Mais quoi au juste puisqu’il y avait déjà mis les pieds au monastère ? Alors quoi maintenant ? Brusquement il le vit saluer le vieil homme en levant la main et marcher sur la route qui menait jusqu’à l’entrée. Gabo fut soulagé de constater qu’il n’avait pas marché droit sur le Dragon. Comme le temps était au beau, il pensa que Lao irait se percher sur les remparts pour se faire une méditation en regardant la grande montagne. Mais le vent d’ouest lui apportant des bribes de chant religieux, et voyant que Lao se hâtait, il se dit que c’était cette musique qui devait l’attirer et le mettre en agitation. Au point qu’il allait bientôt le perdre de vue et que les remparts lui happeraient son bonhomme. Alors Gabo prit son téléphone et composa un numéro. Il reprit aussitôt ses jumelles et retrouva Lao dedans. Il le vit en train de sortir son appareil, puis de lire quelque chose sur son écran mais sans chercher à répondre… Lao avait fait volte face et s’était mis à fixer le café de Martha, du côté de la route. Alors Gabo se réjouit à l’idée qu’il avait un moment agi sur sa proie à distance et qu’il lui avait montré qu’il l’aurait à l’œil désormais.

LAO ( roman, 32)
24

Après cette montée de fièvre, les jumelles avaient rejoint leur place attitrée dans le cabinet de travail. Comme une pièce qui épouse son propre logement au sein d’une machine désormais en état de marche. Quel que soit l’objet, pensa Varou aussi fièrement que s’il avait érigé une obsession en loi, on devra le trouver dans le premier endroit où il sera cherché. Et maintenant les couples de cafards dans leurs bocaux pouvaient profiter de l’accalmie pour mijoter de nouveaux duels. Tandis que chaque instrument qui servait aux opérations photographiques, de près ou de loin, du trépied aux cuvettes, du papier aux pincettes et du thermomètre à la table lumineuse, tout baignait désormais dans le saint ordre de la technique et l’exquise volupté de l’art.

Mais voilà qu’un jour le Gabo à gros doigts eut besoin des jumelles. «  Je sais que Varou en possède une paire. Mon œil me démange. Il me les faudrait quelques instants », dit-il à Martha. Varou était sorti pour la matinée. C’est en les lui remettant que Martha remarqua chez son gros Gabo un air qui n’était pas habituel. C’était un air fermé qui le faisait penser sec et parler laconique. L’obligeait à retenir sa langue malgré l’envie de lâcher ce qui la titillait. Sans compter qu’il ne réclama pas son café, tellement lui pressait le besoin de vider les lieux.

«  Quoi, s’étonna Martha, on ne veut même pas rester cinq minutes, histoire de causer un brin ? On n’aurait pas quelque chose à nous dire au sujet de l’apprenti photographe ?

– Il y en aurait beaucoup, répliqua Gabo. Beaucoup trop. Mais c’est pas assez mûr dans ma tête. Sinon ceci, que ce Gollo qu’il recherche et qu’il a perdu de vue au matin du premier mars, eh bien il y serait dans les locaux de la police. Mais qu’il se rassure, pas pour qu’on l’interroge. Et ton Lao, on voudrait pas qu’on y touche. Mais ça, c’est à voir… Voilà. Et on garde tout ça dans sa charmante petite tête. Sinon je deviens mauvais».

Et sa carcasse se jeta dehors.

Après pareille sortie, Martha resta bête à mourir. Des questions, elle s’en posa dans tous les sens. Elle se mit à tout retourner pour savoir le dessous après avoir vu le dessus. Surtout depuis qu’elle avait eu des gestes d’intimité avec Lao, plus épais d’inconnu que jamais, et peut-être lui-même aussi plongé dans des mystères qu’il en deviendrait fou tant ils seraient difficiles à ouvrir. Car il serait le dernier, Lao, à penser, que l’ordre de ne pas le toucher planait au-dessus de lui. Et comment lui dire que son ami Gollo était dans les locaux de la police, mais probablement pas coffré comme un opposant de marque. D’ailleurs, rien n’était assez net dans son esprit à Martha pour qu’elle ose lui rapporter les propos de Gabo clairement. Lequel Gabo avait eu assez d’astuce pour lui livrer un paquet d’informations qu’elle ne saurait pas démêler. Et d’ailleurs Gabo lui-même avait-il une idée de la manière dont il allait tirer profit de ce micmac ? Pas sûr. Ses derniers mots montraient à Martha qu’il passerait outre l’ordre protecteur pour trouver à Lao une des ces fautes qui le mettraient à l’ombre et à lui d’avoir sa promotion. Elle savait combien lui pesait à lui aussi l’impression d’être ici oublié, dans ce patelin en fond de tiroir, tandis que lui manquait la grande vie de la capitale. Il lui arrivait souvent de le dire en confidence à Martha et qu’il regrettait de ne plus être en faction sur ses larges avenues pleines de 4×4 conduits par de gros bonnets… Et comme deux gâteries valaient mieux qu’une, qu’un travail alimentaire, fût-il plaisant, était toujours moins gratifiant qu’un travail payé par un regard de femme, de femme conquise, de femme comblée, Gabo ne manquait jamais d’associer Martha à ses ambitions, quitte à l’arracher de force à ses scrupules envers Varou si elle devait à le quitter pour rejoindre la capitale elle aussi. Et Martha se demandait si Gabo obéirait aux recommandations qu’on lui avait faites concernant Lao plutôt qu’aux impératifs de son désir, et si elle-même accepterait que ce même Lao, tombé du ciel comme une providence, serve de proie pour l’extirper de cette ennuyeuse province.


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