Je vous communique ci-joint, l'article par lequel je commente l'arrêt rendu le 15 Octobre 2015 écoulé par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme.
Philippe KRIKORIAN,
ELOGE DE LA DISSIDENCE
OU COMMENT UNE MINORITE DE JUGES
COURAGEUX A RESTAURE LA DIGNITE DES
1500000 VICTIMES INNOCENTES DU GENOCIDE
ARMENIEN ET SAUVE L'HONNEUR DE LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME !
« Mais, dans les sciences juridiques plus que dans les autres, seule la discussion est féconde, parce que, seule, elle permet de faire sortir de la loi ou de la sentence, les contraires dont elles ne sont que le provisoire repos »
Doyen Jean CARBONNIER, Le silence et la gloire, Dalloz 1951, chr. XXVIII
« Que les massacres et déportations subis par le peuple arménien étaient constitutifs d’un génocide relève de l’« évident ». Le génocide arménien est un fait historique clairement établi. (1) Le nier revient à nier l’évidence. »
Tel est le jugement apodictique que portent, dans leur opinion dissidente rendue publique le 15
Octobre 2015, les juges SPIELMANN, CASADEVALL, BERRO, DE GAETANO,
SICILIANOS, SILVIS et KŪRIS, qui fait corps avec l'arrêt rendu le même jour par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme, dans l'affaire opposant la Suisse à Dogu PERINCEK - page 126/139, § 2 de l'arrêt - ( 1. Cf. pour le détail, à la fois concernant la matérialité des faits et l’élément intentionnel de ceux qui ont commis les crimes, Hans-Lukas Kieser et Donald Bloxham, in The Cambridge History of the First World War, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, Vol. I, “Global War”, Ch. 22 (Genocide), pp. 585-614. ).
Plus aucun doute n'est, aujourd'hui, permis : le Génocide Arménien est un crime international notoire dont la preuve n'a pas à être administrée, mais dont l'existence se constate, au sens de l'article 69 § 6 du Statut de Rome ( Cour pénale internationale ), statut auquel renvoie la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du28 Novembre 2008 :
« La Cour n'exige pas la preuve des faits qui sont notoires, mais en dresse le constat judiciaire. »
La réalité du Génocide Arménien – vérité de fait et vérité de raison ( Leibniz ) - n'est pas, au demeurant, susceptible d'être contredite par l'arrêt.
…/...
La Grande Chambre a, en effet, éprouvé le besoin de rappeler l'étendue de sa saisine et de sa compétence :
« ( … ) 102. Il s’ensuit donc en l’espèce, comme la chambre l’a dit au paragraphe 111 de son arrêt, que la Cour non seulement n’est pas tenue de dire si les massacres et déportations massives subis par le peuple arménien aux mains de l’Empire ottoman à partir de 1915 peuvent être qualifiés de génocide au sens que revêt ce terme en droit international, mais aussi qu’elle est incompétente pour prononcer, dans un sens ou dans l’autre, une conclusion juridique contraignante sur ce point. ( … ) ».
On en déduit aisément que la condamnation de la Suisse ne signifie pas que le juge européen fait sienne la thèse négationniste du « mensonge international » ( sic ) propagée par PERINCEK.
A n'en pas douter, la ( forte ) minorité ( sept juges sur dix-sept, soit 41% de la formation de jugement réunie en Grande Chambre, comptant dans ses rangs, fait remarquable, Dean SPIELMANN, Président en exercice de la Cour européenne des droits de l'homme, dont le mandat s'achève à la fin de ce mois ) a, par la justesse de son jugement, renversé et dépassé la sentence de la majorité.
A cette déclaration dissidente doit, en outre, - il n'est pas inutile de le souligner, - s'ajouter l'opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de la juge Angelika NUSSBERGER.
Celle-ci, en effet, en posant la question de la différence de traitement entre deux groupes de victimes de génocides, introduit dans le discours de la majorité une contradiction qui ruine ses conclusions et neutralise la normativité de l'arrêt :
« Pourquoi des sanctions pénales pour refus de qualifier de « génocide » les massacres d’Arméniens en Turquie en 1915 emportent-elles violation de la liberté d’expression alors que des sanctions pénales pour négation de l’Holocauste ont été jugées compatibles avec la Convention ? » ( page 122/139 de l'arrêt ).
Pour Madame NUSSBERGER, la condamnation de Dogu PERINCEK par les juridictions suisses, pour avoir prétendu publiquement que le Génocide Arménien serait « un mensonge international » ( sic), n'a pas été constitutive dans son chef d'une violation matérielle de la liberté d'expression, mais seulement d'une violation procédurale. Ce que le juge NUSSBERGER reproche en substance au législateur suisse c'est d'avoir insuffisamment défini l'infraction de négation d'un génocide punie par l'article 261 bis, alinéa 4 du Code pénal suisse, en reportant sur les juges une tâche qui incombe exclusivement au Parlement ( principe de légalité des délits et des peines ) :
« ( … ) Le conflit entre la liberté pour le requérant de douter de la véracité de ce qui est considéré comme la « vérité historique » et la protection du sens de l’identité historique des Arméniens et de leurs sentiments aurait dû être réglé par le législateur suisse de manière claire et prévisible. Or l’article 261bis, al. 4, du code pénal suisse ne le permet pas. Et les tribunaux suisses n’ont pas pu combler cette lacune. ( … ) » ( page 123/139 de l'arrêt ).
…/...
Ce n'est pas tant le concept de répression du négationnisme qui fait difficulté aux yeux de Madame NUSSBERGER, que son extension, au regard de l'exigence de sécurité juridique. Dans une Société démocratique, les destinataires de la norme doivent pouvoir déterminer rapidement quel comportement est prohibé. Le législateur national s'oblige, dans cette perspective, à mettre en balance les droits concurrents garantis respectivement par l'article 8 ( droit au respect de la vie privée comprenant le droit à la protection de la dignité ) et 10 ( droit à la liberté d'expression ) de la Convention européenne des droits de l'homme :
« Dans un domaine aussi sensible, il ne peut suffire de légiférer sur des droits concurrents dans l’abstrait sans se référer aux cas historiques précis. » ( page 125/139 de l'arrêt ).
C'est reposer, à nouveaux frais, la lancinante question de l'incrimination par référence, dans la lutte contre le négationnisme, qui est au cœur du débat que nous avons porté devant les plus hautes juridictions nationales et internationales, en demandant la transposition de la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 Novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.
En définitive, si la ( faible ) majorité a, d'une courte tête, confirmé l'arrêt de la Chambre du 17 Décembre 2013, c'est qu'elle a estimé que la Suisse – qui n'est pas membre de l'Union européenne et ne pouvait pas, à ce titre, se prévaloir d'une obligation supranationale de légiférer en ce domaine - n'avait pas établi l'existence d'un besoin social impérieux l'obligeant à rendre pénalement punissable la négation du Génocide Arménien dont PERINCEK s'est rendu l'auteur :
« ( … )
280. Au vu de l’ensemble des éléments analysés ci-dessus – à savoir que les propos du requérant se rapportaient à une question d’intérêt public et n’étaient pas assimilables à un appel à la haine ou à l’intolérance, que le contexte dans lequel ils ont été tenus n’était pas marqué par de fortes tensions ni par des antécédents historiques particuliers en Suisse, que les propos ne pouvaient être regardés comme ayant attenté à la dignité des membres de la communauté arménienne au point d’appeler une réponse pénale en Suisse, qu’aucune obligation internationale n’imposait à la Suisse de criminaliser des propos de cette nature, que les tribunaux suisses apparaissent avoir censuré le requérant pour avoir exprimé une opinion divergente de celles ayant cours en Suisse, et que l’ingérence a pris la forme grave d’une condamnation pénale –, la Cour conclut qu’il n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, de condamner pénalement le requérant afin de protéger les droits de la communauté arménienne qui étaient en jeu en l’espèce. ( … ) »
Cette assertion contestable, qu'une forte minorité de la Grande Chambre ne partage pas, comme susdit, ne signifie ni que la Cour européenne des droits de l'homme accrédite la thèse négationniste du requérant, ni qu'un tel comportement puisse demeurer sans sanction.
La Grande Chambre reconnaît, en effet, aux Etats une marge d'appréciation dès lors que leurs organes législatifs et juridictionnels procèdent à une mise en balance des droits concurremment garantis par la Convention ( §§ 198, 199, 274 ).
…/...
La majorité - sans légitimité eu égard à la présence en son sein d'un juge ( Helen KELLER, juge au titre de la Suisse ) dont la partialité est objectivement constatable pour avoir déjà connu de l'affaire jugée par la Chambre en première instance - a, au prix, cependant, d'une appréciation particulièrement bienveillante du comportement de PERINCEK, cru pouvoir évincer le choix de l'Etat helvétique de recourir à la législation pénale dans le but légitime de procurer une protection efficace à la dignité des victimes de crimes contre l'humanité.
La Cour européenne des droits de l'homme a, dans cet ordre d'idées, récemment jugé que relève d'un choix de société « la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public » ( CEDH, Grande Chambre, 1er Juillet 2014, AFFAIRE S.A.S. c. FRANCE - Requête no 43835/11, § 153 ), la France jouissant, en l'occurrence, d'une large « marge d'appréciation » faisant apparaître « l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 ( … ) proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui ». ( ibid., § 157 ).
C'est, au demeurant, en vertu de la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 Novembre 2008, une obligation notamment supranationale pour les vingt-huit Etats membres de l'Union, de rendre pénalement punissable le négationnisme dès lors qu'il comprend l'incitation à la haine ou à la violence, en présence desquelles tout « vivre ensemble » est impossible.
La minorité dissidente n'a pas eu de mal non plus à réfuter les critères géographique, historique et temporel utilisés par la majorité pour prétendre faire une distinction injustifiée entre les crimes nazis qui seraient incontestables et dont la remise en cause – fût-elle scientifique - devrait nécessairement être pénalement sanctionnée, d'une part, et les autres crimes contre l'humanité qui resteraient soumis au libre débat historique et dont la négation ne pourrait être pénalement réprimée qu'à certaines conditions, que la législation suisse n'aurait pas remplies, en l'espèce.
Ces critères qui introduisent artificiellement un facteur de contingence dans une problématique à laquelle préside la nécessité, sont radicalement incompatibles avec la dimension universaliste des normes de protection des droits de l'homme:
« 6. Au-delà de cet aspect, il nous semble que la méthodologie suivie par la majorité est, ici et là, problématique. Il en va ainsi notamment des « facteurs géographiques et historiques », plus amplement développés aux paragraphes 242 à 248 de l’arrêt. Minimiser l’importance des propos du requérant en essayant de les cantonner géographiquement conduit à relativiser sérieusement la portée universelle et erga omnes des droits de l’homme, qui constitue la quintessence de leur acception contemporaine. En effet, ainsi qu’il a été affirmé avec force par l’Institut de droit international, l’obligation pour les États d’assurer le respect des droits de l’homme est une obligation erga omnes ; « elle incombe à tout État vis-à-vis de la communauté internationale dans son ensemble, et tout État a un intérêt juridique à la protection des droits de l’homme» (Résolution sur «la protection des droits de l’homme et le principe de non-intervention dans les affaires intérieures des États », Annuaire de l’Institut de droit international, 1989, vol. II, p. 341, article 1er). Dans le même ordre d’idées, la Déclaration et le programme d’action de la Conférence mondiale de Vienne sur les droits de l’homme énonce que « la promotion et la protection de tous les droits de l’homme sont une préoccupation légitime de la communauté internationale » (ONU, documents officiels, A/CONF/123, par. 4, 1993).
…/...
7. Il est évident que cette approche universaliste contraste avec celle de la majorité dans le présent arrêt. Si l’on voulait tirer toutes les conséquences logiques de l’approche géographiquement cantonnée qui semble être celle de la majorité, on pourrait penser que la négation en Europe de génocides commis dans d’autres continents, comme par exemple du génocide rwandais ou de celui perpétré par les Khmers rouges au Cambodge serait protégée par la liberté d’expression sans aucune limite ou presque. Il ne nous paraît pas qu’une telle vision reflète les valeurs universelles qui sont consacrées par la Convention. ( pages 127-128/139 de l'arrêt, §§ 6 et 7 ).
Un génocide, comme tout autre crime contre l'humanité, il importe de le rappeler, relève du JUS COGENS ( droit contraignant, opposé à jus dispositivum ), « norme impérative de Droit international général, porteuse d'une valeur universelle d'intérêt vital ; plus précisément ( a. 53, conv. de Vienne sur le droit des traités ), règle acceptée et reconnue par la communauté internationale dans son ensemble comme une norme à laquelle aucune dérogation n'est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme de Droit international général ayant le même caractère. »
( Vocabulaire juridique Gérard CORNU, PUF Quadrige 10° édition Janvier 2014, v° JUS, JURIS, p. 591 ).
Le mérite de l'arrêt qui vient d'être rendu, apprécié à l'aune de la dialectique qu'introduisent les opinions dissidentes ( « la lutte du vrai contre lui-même » ), est, donc, de réduire un peu plus la marge étroite du propos négationniste, de même qu'il révèle la faiblesse de la thèse comparatiste qui conduit à créer une discrimination entre crimes contre l'humanité.
La Chambre criminelle de la Cour de cassation ne s'y est pas trompée dans son arrêt spectaculaire du 06 Octobre 2015, par laquelle elle a, pour la première fois, renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité de l'article 24 bis de la loi du 29 Juillet 1881 sur la liberté de la presse ( Loi Gayssot ) aux motifs que cette disposition « qui incrimine la seule contestation des crimes contre l’humanité définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis, soit par des membres d’une organisation criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, est susceptible de créer une inégalité devant la loi et la justice ; ( … ) » ( Cass. Crim. arrêt n° 4632 du 06 Octobre 2015 – pourvoi n°15-84.335 ).
En outre, la présence problématique – bien que conforme à la Convention ( art. 26 §§ 4 et 5 ) et au Règlement de la Cour ( art. 24 § 2 d) ) - au sein de la Grande Chambre du juge Helen Keller, qui avait fait partie de la majorité signataire de l'arrêt de Chambre du 17 Décembre 2013, est contraire au principe universel de l'impartialité absolue qui préside à la définition de toute juridiction.
Sa voix doit, partant, être décomptée des dix qui se sont prononcées en faveur du constat de violation de l'article 10 de la Convention.
…/...
Quant à la juge Angelika NUSSBERGER, comme susdit, elle a considéré qu'il n'y avait pas violation matérielle, mais seulement procédurale de ce texte ( méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines ).
Dans ces conditions, sous l'angle du droit à un procès équitable ( art. 6 CEDH ), la majorité n'en est plus une. Huit juges sur seize ( et non plus dix-sept ) disent que le Génocide Arménien en est bien un et qu'il y a nécessité de punir pénalement sa négation, dans le respect du principe de la légalité criminelle.
La portée négative de l'arrêt écrit par la majorité est, partant, limitée au cas précis de la législation suisse de lutte contre le négationnisme appliquée aux propos proférés en 2005, par Dogu PERINCEK, sur le territoire suisse.
Cette décision n'est certainement pas un blanc-seing aux négationnistes et rien ne dit que s'ils étaient réitérés à l'avenir, de tels propos laisseraient les tribunaux européens indifférents.
A l'inverse, par un savant dosage, la Cour européenne des droits de l'homme invite à un examen au cas par cas, selon les comportements en cause et la législation nationale qui leur est applicable.
On peut même soutenir, eu égard au statut éminent de leurs auteurs, que les opinions dissidentes du 15 Octobre 2015 constituent le fondement des prochaines décisions à intervenir.
Il ne reste, en définitive, qu'à tirer les enseignements de cet arrêt :
1°) pour la Suisse, seule visée par le dispositif de l'arrêt, réécrire l'article 261 bis de son Code pénal, en indiquant clairement et précisément ( au besoin en les nommant, comme le fait ma proposition de loi française du 16 Décembre 2012 publiée sur le site www.philippekrikorian-avocat.fr ) les génocides, crimes contre l'humanité et crimes de guerre dont la négation publique est pénalement répréhensible : définition en extension, par liste ( dénotation ) ou en compréhension, par caractères ( connotation ) ;
2°) pour la France, transposer adéquatement la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 Novembre 2008, c'est dire à l'exclusion du paragraphe 4 de son article 1er qui réduit illicitement le champ d'application de cette norme supranationale à vocation universelle.
A cette transposition incite fortement l'arrêt que vient de rendre la Chambre criminelle de la Cour de cassation ( Cass. Crim. arrêt n° 4632 du 06 Octobre 2015 – pourvoi n°15-84.335 ) qui voit, à juste raison, dans l'actuel article 24 bis de la loi du 29 Juillet 1881 sur la liberté de la presse une « inégalité devant la loi et la justice ».
S'il suit la logique qu'il imprime à sa très récente jurisprudence ( CC, décision n°2015-492 QPC du 16 Octobre 2015 – Association Communauté rwandaise de France ) et s'il prend en considération la Déclaration d'Interlaken du 19 Février 2010, spécialement l'article A, 4, c) du Plan d'Action adoptée par la Conférence de haut niveau ( « tenir compte des développements de la jurisprudence de la Cour, notamment en vue de considérer les conséquences qui s’imposent suite à un arrêt concluant à une violation de la Convention par un autre Etat partie lorsque leur ordre juridique soulève le même problème de principe ; », le Conseil constitutionnel devra censurer la loi Gayssot ( article 24 bis de la loi du 29 Juillet 1881 ) :
…/...
1°) en ce qu'elle crée un délit de négationnisme constitué par le seul fait de contester « l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité », sans que la mise en discussion du crime contre l'humanité s'accompagne nécessairement d'incitation à la haine ou à la violence, alors que l'article 1er § 1 c) et d) de la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 Novembre 2008 exige que « le comportement ( soit ) exercé d'une manière qui risque d'inciter à la violence ou à la haine à l'égard d'un groupe de personnes ou d'un membre d'un tel groupe. » ;
2°) exclut de son champ d'application les « crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale », expressément visés par l'article 1er, § 1, c) de la décision-cadre.
Comme il s'en reconnaît lui-même le pouvoir, le Conseil constitutionnel peut, en application de l'article 62, alinéa 2 de la Constitution du 04 Octobre 1958, différer les effets de l'abrogation qu'il prononce ( v. pour un exemple récent, CC, décision n°2015-492 QPC du 16 Octobre 2015 – Association Communauté rwandaise de France, précitée ).
Il sera loisible, dans ces conditions, au Conseil constitutionnel – après avoir adressé à la Cour de justice de l'Union européenne nos demandes de décisions préjudicielles, - d'impartir au législateur un délai raisonnable ( six mois ou un an ) lui permettant de se conformer aux prescriptions de la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 Novembre 2008, qui sont équivalentes aux exigences de la Convention européenne des droits de l'homme, sous l'angle notamment de l'équilibre à réaliser entre la protection de la dignité humaine ( article 8 ) et la liberté d'expression ( article 10 ).
C'est donc à la recherche de ce subtil équilibre que le Parlement français doit, désormais, se consacrer.
Incontestablement, l'arrêt rendu le 15 Octobre 2015 par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme fera date. Il s'inscrit admirablement dans le travail de commémoration du centenaire du Génocide Arménien.
Cette grande décision est emblématique de l'impossibilité juridique d'effacer un crime contre l'humanité de la mémoire des consciences libres. Il s'agit d'une tache indélébile marquant à jamais l'histoire des hommes.
Un siècle après, les 1 500 000 victimes innocentes arméniennes témoignent, encore, de la réalité et de l'actualité de ce crime de lèse-Humanité.
Qu'il reconnaisse prochainement le Génocide Arménien ou qu'il persiste dans le déni, l'Etat turc n'empêchera pas, en toute hypothèse, la pénalisation de sa négation sur tout le territoire de l'Union.
Il ne pourra, en conséquence, être tiré de l'arrêt de Grande Chambre du 15 Octobre 2015 aucun élément de droit ou de fait susceptible de contrarier la transposition adéquate de la décision-cadre précitée du 28 Novembre 2008, qu'imposent en France tant la norme suprême ( article 88-1 de la Constitution du 04 Octobre 1958 ), que le droit de l'Union européenne.
*
…/...
Les juges PINTO DE ALBUQUERQUE et VUCINIC concluaient leur opinion dissidente, jointe à l'arrêt de Chambre du 17 Décembre 2013, de la façon suivante :
« ( … )
Conclusion
29. Dans une interview accordée à CBS en 1949 et disponible sur internet, Raphael Lemkin, qui est l’inventeur du terme « génocide » et l’inspirateur de la Convention sur le génocide, a dit ceci : « J’ai commencé à m’intéresser au génocide parce qu’il était arrivé aux Arméniens et que leur sort a été totalement ignoré à la Conférence de Versailles : leurs bourreaux étaient coupables de génocide, et ils n’ont pas été punis. » Depuis plusieurs décennies, les meurtres massifs planifiés, la torture systématique et la déportation organisée du peuple arménien et l’éradication préméditée de la chrétienté en Turquie qui ont eu lieu au début du XXe siècle sont considérés comme un «génocide oublié ». Mais les auteurs de la présente opinion ne l’oublient pas. Nous estimons donc que l’incrimination de la négation du génocide et la sanction infligée au requérant, en pleine conformité avec le droit en vigueur dans l’État défendeur, pour avoir nié l’existence du génocide des Arméniens, n’ont pas emporté violation de l’article 10 de la Convention. »
( CEDH, 17 Décembre 2013, AFFAIRE PERİNÇEK c. SUISSE - Requête no 27510/08 – opinion en partie dissidente des juges Paulo Pinto de Albuquerque et Nebojša Vučinić - pages 79-80/80, § 29 ).
Vingt-deux mois plus tard, sept, ou même, huit autres juges internationaux viennent reconnaître la réalité incontestable du Génocide Arménien.
Le Président SPIELMANN et les autres juges dissidents auront, ainsi, en signant une déclaration historique, restauré la dignité du Peuple arménien et sauvé, par la même occasion, l'honneur de la Cour européenne des droits de l'homme. Celle-ci, au bénéfice d'un puissant mécanisme logique qu'inspire la Raison universelle et utilisé par la minorité consciente, s'acquitte de la dette de civilisation qu'elle a contractée en acceptant de traiter au fond les demandes du requérant.
Des « considérations élémentaires d'humanité » - pour reprendre la formule utilisée par la Cour Internationale de Justice dans l'affaire du détroit de Corfou ( CIJ, 09 Avril 1949 ), commandaient, en effet, aux fins que ce mot conserve un sens commun, que des juges investis de l'autorité irréprochable que leur confèrent leurs hautes fonctions, s'élevassent contre une tentative abusive et persistante, au XXI° siècle, de la part d'un Etat et de ses zélateurs, de falsifier l'histoire, entreprise délétère constitutive d'un trouble manifeste à l'ordre public international.
Il en va, ainsi, de la crédibilité, dans son ensemble, du système de protection internationale des droits de l'homme.
« Comment sortir vainqueur d'une défaite », chanté par Charles AZNAVOUR dans « Mourir d'aimer », pourrait être la conclusion de cette procédure.
Peut-être, l'immense artiste souhaitera-t-il participer derechef, comme en 2012, à ce nouveau combat juridictionnel devant le Conseil constitutionnel ( le mandat d'intervention est publié sur le site www.philippekrikorian-avocat.fr ) ?
…/...
Merci, enfin, à tous les protagonistes de cette affaire internationale hors du commun. Ils ont contribué, à différents degrés, certains volontairement, d'autres à leur corps défendant, dans une parfaite dialectique, à faire jaillir la vérité des ténèbres de la haine, du racisme et de la xénophobie.
Le Doyen CARBONNIER a raison : « seule la discussion juridique est féconde ».
Nouvelle démonstration en est faite présentement.
Vive la dissidence !
*
Selon la formule de John RAWLS: « La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit être rejetée ou révisée si elle n'est pas vraie; de même, si efficaces et bien organisées que soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes. » (Théorie de la Justice, Editions du Seuil, Février 1987, p. 29 ).
*
Je l'affirme derechef, notre détermination ne faiblira pas. Celle-ci se nourrit des résistances abusives au progrès que certains misologues tentent de nous opposer en vain. Notre course inexorable vers le triomphe de la Vérité et de la Justice n'est pas achevée. Mais elle est sûre.
Trempée dans la plus pure vertu, notre volonté d'acier inspirée par le Bien commun ne fléchira ni ne cassera. Guidée par la Raison universelle, elle nous conduira, dans un ultime effort, au succès de nos prétentions légitimes et à la paix des âmes.
Emile ZOLA ne me démentirait pas : La Vérité est en marche et rien ne l'arrêtera.
J'ajoute : le Droit, lui, ne ment pas.
Je dédie ces lignes, sans exclusive aucune, à toutes les victimes de génocides, crimes contre l'humanité et crimes de guerre.
Marseille, le 17 Octobre 2015
Philippe KRIKORIAN,
Avocat à la Cour ( Barreau de Marseille )
Tél. 04 91 55 67 77
BP 70212 – 13178 MARSEILLE CEDEX 20
Courriel Philippe.KRIKORIAN@wanadoo.fr Site Internet www.philippekrikorian-avocat.fr
Philippe KRIKORIAN,
ELOGE DE LA DISSIDENCE
OU COMMENT UNE MINORITE DE JUGES
COURAGEUX A RESTAURE LA DIGNITE DES
1500000 VICTIMES INNOCENTES DU GENOCIDE
ARMENIEN ET SAUVE L'HONNEUR DE LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME !
« Mais, dans les sciences juridiques plus que dans les autres, seule la discussion est féconde, parce que, seule, elle permet de faire sortir de la loi ou de la sentence, les contraires dont elles ne sont que le provisoire repos »
Doyen Jean CARBONNIER, Le silence et la gloire, Dalloz 1951, chr. XXVIII
« Que les massacres et déportations subis par le peuple arménien étaient constitutifs d’un génocide relève de l’« évident ». Le génocide arménien est un fait historique clairement établi. (1) Le nier revient à nier l’évidence. »
Tel est le jugement apodictique que portent, dans leur opinion dissidente rendue publique le 15
Octobre 2015, les juges SPIELMANN, CASADEVALL, BERRO, DE GAETANO,
SICILIANOS, SILVIS et KŪRIS, qui fait corps avec l'arrêt rendu le même jour par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme, dans l'affaire opposant la Suisse à Dogu PERINCEK - page 126/139, § 2 de l'arrêt - ( 1. Cf. pour le détail, à la fois concernant la matérialité des faits et l’élément intentionnel de ceux qui ont commis les crimes, Hans-Lukas Kieser et Donald Bloxham, in The Cambridge History of the First World War, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, Vol. I, “Global War”, Ch. 22 (Genocide), pp. 585-614. ).
Plus aucun doute n'est, aujourd'hui, permis : le Génocide Arménien est un crime international notoire dont la preuve n'a pas à être administrée, mais dont l'existence se constate, au sens de l'article 69 § 6 du Statut de Rome ( Cour pénale internationale ), statut auquel renvoie la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du28 Novembre 2008 :
« La Cour n'exige pas la preuve des faits qui sont notoires, mais en dresse le constat judiciaire. »
La réalité du Génocide Arménien – vérité de fait et vérité de raison ( Leibniz ) - n'est pas, au demeurant, susceptible d'être contredite par l'arrêt.
…/...
La Grande Chambre a, en effet, éprouvé le besoin de rappeler l'étendue de sa saisine et de sa compétence :
« ( … ) 102. Il s’ensuit donc en l’espèce, comme la chambre l’a dit au paragraphe 111 de son arrêt, que la Cour non seulement n’est pas tenue de dire si les massacres et déportations massives subis par le peuple arménien aux mains de l’Empire ottoman à partir de 1915 peuvent être qualifiés de génocide au sens que revêt ce terme en droit international, mais aussi qu’elle est incompétente pour prononcer, dans un sens ou dans l’autre, une conclusion juridique contraignante sur ce point. ( … ) ».
On en déduit aisément que la condamnation de la Suisse ne signifie pas que le juge européen fait sienne la thèse négationniste du « mensonge international » ( sic ) propagée par PERINCEK.
A n'en pas douter, la ( forte ) minorité ( sept juges sur dix-sept, soit 41% de la formation de jugement réunie en Grande Chambre, comptant dans ses rangs, fait remarquable, Dean SPIELMANN, Président en exercice de la Cour européenne des droits de l'homme, dont le mandat s'achève à la fin de ce mois ) a, par la justesse de son jugement, renversé et dépassé la sentence de la majorité.
A cette déclaration dissidente doit, en outre, - il n'est pas inutile de le souligner, - s'ajouter l'opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de la juge Angelika NUSSBERGER.
Celle-ci, en effet, en posant la question de la différence de traitement entre deux groupes de victimes de génocides, introduit dans le discours de la majorité une contradiction qui ruine ses conclusions et neutralise la normativité de l'arrêt :
« Pourquoi des sanctions pénales pour refus de qualifier de « génocide » les massacres d’Arméniens en Turquie en 1915 emportent-elles violation de la liberté d’expression alors que des sanctions pénales pour négation de l’Holocauste ont été jugées compatibles avec la Convention ? » ( page 122/139 de l'arrêt ).
Pour Madame NUSSBERGER, la condamnation de Dogu PERINCEK par les juridictions suisses, pour avoir prétendu publiquement que le Génocide Arménien serait « un mensonge international » ( sic), n'a pas été constitutive dans son chef d'une violation matérielle de la liberté d'expression, mais seulement d'une violation procédurale. Ce que le juge NUSSBERGER reproche en substance au législateur suisse c'est d'avoir insuffisamment défini l'infraction de négation d'un génocide punie par l'article 261 bis, alinéa 4 du Code pénal suisse, en reportant sur les juges une tâche qui incombe exclusivement au Parlement ( principe de légalité des délits et des peines ) :
« ( … ) Le conflit entre la liberté pour le requérant de douter de la véracité de ce qui est considéré comme la « vérité historique » et la protection du sens de l’identité historique des Arméniens et de leurs sentiments aurait dû être réglé par le législateur suisse de manière claire et prévisible. Or l’article 261bis, al. 4, du code pénal suisse ne le permet pas. Et les tribunaux suisses n’ont pas pu combler cette lacune. ( … ) » ( page 123/139 de l'arrêt ).
…/...
Ce n'est pas tant le concept de répression du négationnisme qui fait difficulté aux yeux de Madame NUSSBERGER, que son extension, au regard de l'exigence de sécurité juridique. Dans une Société démocratique, les destinataires de la norme doivent pouvoir déterminer rapidement quel comportement est prohibé. Le législateur national s'oblige, dans cette perspective, à mettre en balance les droits concurrents garantis respectivement par l'article 8 ( droit au respect de la vie privée comprenant le droit à la protection de la dignité ) et 10 ( droit à la liberté d'expression ) de la Convention européenne des droits de l'homme :
« Dans un domaine aussi sensible, il ne peut suffire de légiférer sur des droits concurrents dans l’abstrait sans se référer aux cas historiques précis. » ( page 125/139 de l'arrêt ).
C'est reposer, à nouveaux frais, la lancinante question de l'incrimination par référence, dans la lutte contre le négationnisme, qui est au cœur du débat que nous avons porté devant les plus hautes juridictions nationales et internationales, en demandant la transposition de la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 Novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.
En définitive, si la ( faible ) majorité a, d'une courte tête, confirmé l'arrêt de la Chambre du 17 Décembre 2013, c'est qu'elle a estimé que la Suisse – qui n'est pas membre de l'Union européenne et ne pouvait pas, à ce titre, se prévaloir d'une obligation supranationale de légiférer en ce domaine - n'avait pas établi l'existence d'un besoin social impérieux l'obligeant à rendre pénalement punissable la négation du Génocide Arménien dont PERINCEK s'est rendu l'auteur :
« ( … )
280. Au vu de l’ensemble des éléments analysés ci-dessus – à savoir que les propos du requérant se rapportaient à une question d’intérêt public et n’étaient pas assimilables à un appel à la haine ou à l’intolérance, que le contexte dans lequel ils ont été tenus n’était pas marqué par de fortes tensions ni par des antécédents historiques particuliers en Suisse, que les propos ne pouvaient être regardés comme ayant attenté à la dignité des membres de la communauté arménienne au point d’appeler une réponse pénale en Suisse, qu’aucune obligation internationale n’imposait à la Suisse de criminaliser des propos de cette nature, que les tribunaux suisses apparaissent avoir censuré le requérant pour avoir exprimé une opinion divergente de celles ayant cours en Suisse, et que l’ingérence a pris la forme grave d’une condamnation pénale –, la Cour conclut qu’il n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, de condamner pénalement le requérant afin de protéger les droits de la communauté arménienne qui étaient en jeu en l’espèce. ( … ) »
Cette assertion contestable, qu'une forte minorité de la Grande Chambre ne partage pas, comme susdit, ne signifie ni que la Cour européenne des droits de l'homme accrédite la thèse négationniste du requérant, ni qu'un tel comportement puisse demeurer sans sanction.
La Grande Chambre reconnaît, en effet, aux Etats une marge d'appréciation dès lors que leurs organes législatifs et juridictionnels procèdent à une mise en balance des droits concurremment garantis par la Convention ( §§ 198, 199, 274 ).
…/...
La majorité - sans légitimité eu égard à la présence en son sein d'un juge ( Helen KELLER, juge au titre de la Suisse ) dont la partialité est objectivement constatable pour avoir déjà connu de l'affaire jugée par la Chambre en première instance - a, au prix, cependant, d'une appréciation particulièrement bienveillante du comportement de PERINCEK, cru pouvoir évincer le choix de l'Etat helvétique de recourir à la législation pénale dans le but légitime de procurer une protection efficace à la dignité des victimes de crimes contre l'humanité.
La Cour européenne des droits de l'homme a, dans cet ordre d'idées, récemment jugé que relève d'un choix de société « la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public » ( CEDH, Grande Chambre, 1er Juillet 2014, AFFAIRE S.A.S. c. FRANCE - Requête no 43835/11, § 153 ), la France jouissant, en l'occurrence, d'une large « marge d'appréciation » faisant apparaître « l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 ( … ) proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui ». ( ibid., § 157 ).
C'est, au demeurant, en vertu de la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 Novembre 2008, une obligation notamment supranationale pour les vingt-huit Etats membres de l'Union, de rendre pénalement punissable le négationnisme dès lors qu'il comprend l'incitation à la haine ou à la violence, en présence desquelles tout « vivre ensemble » est impossible.
La minorité dissidente n'a pas eu de mal non plus à réfuter les critères géographique, historique et temporel utilisés par la majorité pour prétendre faire une distinction injustifiée entre les crimes nazis qui seraient incontestables et dont la remise en cause – fût-elle scientifique - devrait nécessairement être pénalement sanctionnée, d'une part, et les autres crimes contre l'humanité qui resteraient soumis au libre débat historique et dont la négation ne pourrait être pénalement réprimée qu'à certaines conditions, que la législation suisse n'aurait pas remplies, en l'espèce.
Ces critères qui introduisent artificiellement un facteur de contingence dans une problématique à laquelle préside la nécessité, sont radicalement incompatibles avec la dimension universaliste des normes de protection des droits de l'homme:
« 6. Au-delà de cet aspect, il nous semble que la méthodologie suivie par la majorité est, ici et là, problématique. Il en va ainsi notamment des « facteurs géographiques et historiques », plus amplement développés aux paragraphes 242 à 248 de l’arrêt. Minimiser l’importance des propos du requérant en essayant de les cantonner géographiquement conduit à relativiser sérieusement la portée universelle et erga omnes des droits de l’homme, qui constitue la quintessence de leur acception contemporaine. En effet, ainsi qu’il a été affirmé avec force par l’Institut de droit international, l’obligation pour les États d’assurer le respect des droits de l’homme est une obligation erga omnes ; « elle incombe à tout État vis-à-vis de la communauté internationale dans son ensemble, et tout État a un intérêt juridique à la protection des droits de l’homme» (Résolution sur «la protection des droits de l’homme et le principe de non-intervention dans les affaires intérieures des États », Annuaire de l’Institut de droit international, 1989, vol. II, p. 341, article 1er). Dans le même ordre d’idées, la Déclaration et le programme d’action de la Conférence mondiale de Vienne sur les droits de l’homme énonce que « la promotion et la protection de tous les droits de l’homme sont une préoccupation légitime de la communauté internationale » (ONU, documents officiels, A/CONF/123, par. 4, 1993).
…/...
7. Il est évident que cette approche universaliste contraste avec celle de la majorité dans le présent arrêt. Si l’on voulait tirer toutes les conséquences logiques de l’approche géographiquement cantonnée qui semble être celle de la majorité, on pourrait penser que la négation en Europe de génocides commis dans d’autres continents, comme par exemple du génocide rwandais ou de celui perpétré par les Khmers rouges au Cambodge serait protégée par la liberté d’expression sans aucune limite ou presque. Il ne nous paraît pas qu’une telle vision reflète les valeurs universelles qui sont consacrées par la Convention. ( pages 127-128/139 de l'arrêt, §§ 6 et 7 ).
Un génocide, comme tout autre crime contre l'humanité, il importe de le rappeler, relève du JUS COGENS ( droit contraignant, opposé à jus dispositivum ), « norme impérative de Droit international général, porteuse d'une valeur universelle d'intérêt vital ; plus précisément ( a. 53, conv. de Vienne sur le droit des traités ), règle acceptée et reconnue par la communauté internationale dans son ensemble comme une norme à laquelle aucune dérogation n'est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme de Droit international général ayant le même caractère. »
( Vocabulaire juridique Gérard CORNU, PUF Quadrige 10° édition Janvier 2014, v° JUS, JURIS, p. 591 ).
Le mérite de l'arrêt qui vient d'être rendu, apprécié à l'aune de la dialectique qu'introduisent les opinions dissidentes ( « la lutte du vrai contre lui-même » ), est, donc, de réduire un peu plus la marge étroite du propos négationniste, de même qu'il révèle la faiblesse de la thèse comparatiste qui conduit à créer une discrimination entre crimes contre l'humanité.
La Chambre criminelle de la Cour de cassation ne s'y est pas trompée dans son arrêt spectaculaire du 06 Octobre 2015, par laquelle elle a, pour la première fois, renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité de l'article 24 bis de la loi du 29 Juillet 1881 sur la liberté de la presse ( Loi Gayssot ) aux motifs que cette disposition « qui incrimine la seule contestation des crimes contre l’humanité définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis, soit par des membres d’une organisation criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, est susceptible de créer une inégalité devant la loi et la justice ; ( … ) » ( Cass. Crim. arrêt n° 4632 du 06 Octobre 2015 – pourvoi n°15-84.335 ).
En outre, la présence problématique – bien que conforme à la Convention ( art. 26 §§ 4 et 5 ) et au Règlement de la Cour ( art. 24 § 2 d) ) - au sein de la Grande Chambre du juge Helen Keller, qui avait fait partie de la majorité signataire de l'arrêt de Chambre du 17 Décembre 2013, est contraire au principe universel de l'impartialité absolue qui préside à la définition de toute juridiction.
Sa voix doit, partant, être décomptée des dix qui se sont prononcées en faveur du constat de violation de l'article 10 de la Convention.
…/...
Quant à la juge Angelika NUSSBERGER, comme susdit, elle a considéré qu'il n'y avait pas violation matérielle, mais seulement procédurale de ce texte ( méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines ).
Dans ces conditions, sous l'angle du droit à un procès équitable ( art. 6 CEDH ), la majorité n'en est plus une. Huit juges sur seize ( et non plus dix-sept ) disent que le Génocide Arménien en est bien un et qu'il y a nécessité de punir pénalement sa négation, dans le respect du principe de la légalité criminelle.
La portée négative de l'arrêt écrit par la majorité est, partant, limitée au cas précis de la législation suisse de lutte contre le négationnisme appliquée aux propos proférés en 2005, par Dogu PERINCEK, sur le territoire suisse.
Cette décision n'est certainement pas un blanc-seing aux négationnistes et rien ne dit que s'ils étaient réitérés à l'avenir, de tels propos laisseraient les tribunaux européens indifférents.
A l'inverse, par un savant dosage, la Cour européenne des droits de l'homme invite à un examen au cas par cas, selon les comportements en cause et la législation nationale qui leur est applicable.
On peut même soutenir, eu égard au statut éminent de leurs auteurs, que les opinions dissidentes du 15 Octobre 2015 constituent le fondement des prochaines décisions à intervenir.
Il ne reste, en définitive, qu'à tirer les enseignements de cet arrêt :
1°) pour la Suisse, seule visée par le dispositif de l'arrêt, réécrire l'article 261 bis de son Code pénal, en indiquant clairement et précisément ( au besoin en les nommant, comme le fait ma proposition de loi française du 16 Décembre 2012 publiée sur le site www.philippekrikorian-avocat.fr ) les génocides, crimes contre l'humanité et crimes de guerre dont la négation publique est pénalement répréhensible : définition en extension, par liste ( dénotation ) ou en compréhension, par caractères ( connotation ) ;
2°) pour la France, transposer adéquatement la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 Novembre 2008, c'est dire à l'exclusion du paragraphe 4 de son article 1er qui réduit illicitement le champ d'application de cette norme supranationale à vocation universelle.
A cette transposition incite fortement l'arrêt que vient de rendre la Chambre criminelle de la Cour de cassation ( Cass. Crim. arrêt n° 4632 du 06 Octobre 2015 – pourvoi n°15-84.335 ) qui voit, à juste raison, dans l'actuel article 24 bis de la loi du 29 Juillet 1881 sur la liberté de la presse une « inégalité devant la loi et la justice ».
S'il suit la logique qu'il imprime à sa très récente jurisprudence ( CC, décision n°2015-492 QPC du 16 Octobre 2015 – Association Communauté rwandaise de France ) et s'il prend en considération la Déclaration d'Interlaken du 19 Février 2010, spécialement l'article A, 4, c) du Plan d'Action adoptée par la Conférence de haut niveau ( « tenir compte des développements de la jurisprudence de la Cour, notamment en vue de considérer les conséquences qui s’imposent suite à un arrêt concluant à une violation de la Convention par un autre Etat partie lorsque leur ordre juridique soulève le même problème de principe ; », le Conseil constitutionnel devra censurer la loi Gayssot ( article 24 bis de la loi du 29 Juillet 1881 ) :
…/...
1°) en ce qu'elle crée un délit de négationnisme constitué par le seul fait de contester « l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité », sans que la mise en discussion du crime contre l'humanité s'accompagne nécessairement d'incitation à la haine ou à la violence, alors que l'article 1er § 1 c) et d) de la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 Novembre 2008 exige que « le comportement ( soit ) exercé d'une manière qui risque d'inciter à la violence ou à la haine à l'égard d'un groupe de personnes ou d'un membre d'un tel groupe. » ;
2°) exclut de son champ d'application les « crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale », expressément visés par l'article 1er, § 1, c) de la décision-cadre.
Comme il s'en reconnaît lui-même le pouvoir, le Conseil constitutionnel peut, en application de l'article 62, alinéa 2 de la Constitution du 04 Octobre 1958, différer les effets de l'abrogation qu'il prononce ( v. pour un exemple récent, CC, décision n°2015-492 QPC du 16 Octobre 2015 – Association Communauté rwandaise de France, précitée ).
Il sera loisible, dans ces conditions, au Conseil constitutionnel – après avoir adressé à la Cour de justice de l'Union européenne nos demandes de décisions préjudicielles, - d'impartir au législateur un délai raisonnable ( six mois ou un an ) lui permettant de se conformer aux prescriptions de la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil du 28 Novembre 2008, qui sont équivalentes aux exigences de la Convention européenne des droits de l'homme, sous l'angle notamment de l'équilibre à réaliser entre la protection de la dignité humaine ( article 8 ) et la liberté d'expression ( article 10 ).
C'est donc à la recherche de ce subtil équilibre que le Parlement français doit, désormais, se consacrer.
Incontestablement, l'arrêt rendu le 15 Octobre 2015 par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme fera date. Il s'inscrit admirablement dans le travail de commémoration du centenaire du Génocide Arménien.
Cette grande décision est emblématique de l'impossibilité juridique d'effacer un crime contre l'humanité de la mémoire des consciences libres. Il s'agit d'une tache indélébile marquant à jamais l'histoire des hommes.
Un siècle après, les 1 500 000 victimes innocentes arméniennes témoignent, encore, de la réalité et de l'actualité de ce crime de lèse-Humanité.
Qu'il reconnaisse prochainement le Génocide Arménien ou qu'il persiste dans le déni, l'Etat turc n'empêchera pas, en toute hypothèse, la pénalisation de sa négation sur tout le territoire de l'Union.
Il ne pourra, en conséquence, être tiré de l'arrêt de Grande Chambre du 15 Octobre 2015 aucun élément de droit ou de fait susceptible de contrarier la transposition adéquate de la décision-cadre précitée du 28 Novembre 2008, qu'imposent en France tant la norme suprême ( article 88-1 de la Constitution du 04 Octobre 1958 ), que le droit de l'Union européenne.
*
…/...
Les juges PINTO DE ALBUQUERQUE et VUCINIC concluaient leur opinion dissidente, jointe à l'arrêt de Chambre du 17 Décembre 2013, de la façon suivante :
« ( … )
Conclusion
29. Dans une interview accordée à CBS en 1949 et disponible sur internet, Raphael Lemkin, qui est l’inventeur du terme « génocide » et l’inspirateur de la Convention sur le génocide, a dit ceci : « J’ai commencé à m’intéresser au génocide parce qu’il était arrivé aux Arméniens et que leur sort a été totalement ignoré à la Conférence de Versailles : leurs bourreaux étaient coupables de génocide, et ils n’ont pas été punis. » Depuis plusieurs décennies, les meurtres massifs planifiés, la torture systématique et la déportation organisée du peuple arménien et l’éradication préméditée de la chrétienté en Turquie qui ont eu lieu au début du XXe siècle sont considérés comme un «génocide oublié ». Mais les auteurs de la présente opinion ne l’oublient pas. Nous estimons donc que l’incrimination de la négation du génocide et la sanction infligée au requérant, en pleine conformité avec le droit en vigueur dans l’État défendeur, pour avoir nié l’existence du génocide des Arméniens, n’ont pas emporté violation de l’article 10 de la Convention. »
( CEDH, 17 Décembre 2013, AFFAIRE PERİNÇEK c. SUISSE - Requête no 27510/08 – opinion en partie dissidente des juges Paulo Pinto de Albuquerque et Nebojša Vučinić - pages 79-80/80, § 29 ).
Vingt-deux mois plus tard, sept, ou même, huit autres juges internationaux viennent reconnaître la réalité incontestable du Génocide Arménien.
Le Président SPIELMANN et les autres juges dissidents auront, ainsi, en signant une déclaration historique, restauré la dignité du Peuple arménien et sauvé, par la même occasion, l'honneur de la Cour européenne des droits de l'homme. Celle-ci, au bénéfice d'un puissant mécanisme logique qu'inspire la Raison universelle et utilisé par la minorité consciente, s'acquitte de la dette de civilisation qu'elle a contractée en acceptant de traiter au fond les demandes du requérant.
Des « considérations élémentaires d'humanité » - pour reprendre la formule utilisée par la Cour Internationale de Justice dans l'affaire du détroit de Corfou ( CIJ, 09 Avril 1949 ), commandaient, en effet, aux fins que ce mot conserve un sens commun, que des juges investis de l'autorité irréprochable que leur confèrent leurs hautes fonctions, s'élevassent contre une tentative abusive et persistante, au XXI° siècle, de la part d'un Etat et de ses zélateurs, de falsifier l'histoire, entreprise délétère constitutive d'un trouble manifeste à l'ordre public international.
Il en va, ainsi, de la crédibilité, dans son ensemble, du système de protection internationale des droits de l'homme.
« Comment sortir vainqueur d'une défaite », chanté par Charles AZNAVOUR dans « Mourir d'aimer », pourrait être la conclusion de cette procédure.
Peut-être, l'immense artiste souhaitera-t-il participer derechef, comme en 2012, à ce nouveau combat juridictionnel devant le Conseil constitutionnel ( le mandat d'intervention est publié sur le site www.philippekrikorian-avocat.fr ) ?
…/...
Merci, enfin, à tous les protagonistes de cette affaire internationale hors du commun. Ils ont contribué, à différents degrés, certains volontairement, d'autres à leur corps défendant, dans une parfaite dialectique, à faire jaillir la vérité des ténèbres de la haine, du racisme et de la xénophobie.
Le Doyen CARBONNIER a raison : « seule la discussion juridique est féconde ».
Nouvelle démonstration en est faite présentement.
Vive la dissidence !
*
Selon la formule de John RAWLS: « La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit être rejetée ou révisée si elle n'est pas vraie; de même, si efficaces et bien organisées que soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes. » (Théorie de la Justice, Editions du Seuil, Février 1987, p. 29 ).
*
Je l'affirme derechef, notre détermination ne faiblira pas. Celle-ci se nourrit des résistances abusives au progrès que certains misologues tentent de nous opposer en vain. Notre course inexorable vers le triomphe de la Vérité et de la Justice n'est pas achevée. Mais elle est sûre.
Trempée dans la plus pure vertu, notre volonté d'acier inspirée par le Bien commun ne fléchira ni ne cassera. Guidée par la Raison universelle, elle nous conduira, dans un ultime effort, au succès de nos prétentions légitimes et à la paix des âmes.
Emile ZOLA ne me démentirait pas : La Vérité est en marche et rien ne l'arrêtera.
J'ajoute : le Droit, lui, ne ment pas.
Je dédie ces lignes, sans exclusive aucune, à toutes les victimes de génocides, crimes contre l'humanité et crimes de guerre.
Marseille, le 17 Octobre 2015
Philippe KRIKORIAN,
Avocat à la Cour ( Barreau de Marseille )
Tél. 04 91 55 67 77
BP 70212 – 13178 MARSEILLE CEDEX 20
Courriel Philippe.KRIKORIAN@wanadoo.fr Site Internet www.philippekrikorian-avocat.fr
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