jeudi 31 mars 2022

LA REVANCHE DU PETIT-FILS DU CUISINIER DE STALINE - Michel ONFRAY

 


LA REVANCHE DU PETIT-FILS DU CUISINIER DE STALINE

C'est fou comme les hommes qui clament qu’il faut retenir les leçons de l’Histoire n'en font jamais rien! Hitler et le III° Reich fonctionnent en Europe comme un répulsif idéologique et politique depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale. Malgré tout, ce qui a rendu possible la tragédie nazie recommence peu ou prou sous le signe de l'éternel retour.


Car, dans les années 80 du XXème siècle, le mépris dans lequel l'Europe de l'ouest, via le président de la république française François Mitterrand, a tenu Gorbatchev et son projet de glasnost et de   perestroïka qui aurait permis une Europe civilisationnelle de l’Atlantique à l'Oural,  la complicité avec laquelle il avait accueilli le putsch du 19 août 1991 qui avait contraint Gorbatchev à la résidence surveillée, la dilection publique dont il fit montre pour le libéral Eltsine, alcoolique et corrompu notoire, en lieu et place du projet gorbatchévien, la chute devenue de ce fait inévitable de l'empire soviétique le 25 décembre 1991, la vente à l'encan qui s'en est suivie des fleurons de cette ancienne puissance qui a si longtemps fait peur avant de se faire moquer d'être devenue si impuissante, le rachat au rabais des rogatons de l'empire par les agents du Fond monétaire international, la création de ce fait d'une oligarchie mafieuse placée aux affaires qui s'est enrichie en appauvrissant le peuple russe, le mépris d'une parole donnée par l'ouest de geler la carte européenne aux frontières de 1992, la militarisation des pays perdus de la Russie soviétique au profit de l'OTAN, l'occidentalisation forcée de ce qui fut une Europe de l'est et qui s’avère une Europe contaminée par le nihilisme occidental (l’égotisme, le narcissisme, l'hédonisme consumériste, la marchandisation des corps, la location des utérus, l'achat des enfants, le wokisme, la cancel culture, le lobbyisme LGBTQ+, etc), tout cela rappelle étrangement ce qui s'est passé en Allemagne: défaite de 14-18, humiliation du traité de Versailles, confiscation de ce qui aurait permis au pays vaincu de rembourser ses dettes, économie de guerre, donc réarmement, culte nationaliste, et surtout théorie de l’espace vital à conquérir par les armes, c'est-à-dire impérialisme, montée des périls, élection d'Hitler en janvier 1933 et envahissement de la Pologne début septembre 1939. Nous y sommes...


Tout à sa suffisance, l'Occident d'après la chute du mur de Berlin en 1989 a estimé que c'en était fini de la guerre froide et que le libéralisme allait triompher de manière planétaire! Francis Fukuyama ne publie pas par hasard en 1992 La Fin de l'Histoire et le dernier homme (un texte dont l’esquisse sous forme d'article date de l'été 1989. C'est la bible des néo-conservateurs américains et de leurs affidés en Europe), BHL en tête...


Samuel Huntington lui répond avec Le Choc des civilisations en 1996 en affirmant que le libéralisme ne va pas triompher en arrêtant l'Histoire dans sa réalisation, dans son accomplissement, et ce sur le mode hégélien, mais que des blocs de civilisations spirituels et religieux seront dans les temps à venir les moteurs d'une Histoire qui continuera. Le 11 septembre donne tort à Fukuyama et raison à Huntington: l'Histoire continuait en opposant l'islamisme et le judéo-christianisme de façon planétaire.


L’envahissement de l'Ukraine, pays indépendant et souverain, par Poutine, donne une fois encore raison à Huntington. "C'est un conflit intra-européen" disent ceux qui résistent aux thèses du Choc des civilisations! Ils ont raison sur le caractère intra-européen de l'affaire, ce qui est regarder les choses par le petit bout de la lorgnette, mais tort de croire qu’elle ne relève pas des conflits de civilisations. C'est même très exactement un cas d'école.


Car, s'il existe une tectonique des grandes plaques civilisationnelles, il existe également des mouvements sismiques à l'œuvre dans ces mêmes plaques - une tectonique des petites plaques si je puis dire... Il existe bel et bien une Europe judéo-chrétienne, mais il y a trois façons d'être européen dans cette même Europe suivant que l'on est catholique, protestant ou orthodoxe. Ce qui a travaillé le christianisme en ses premiers temps (montanisme, arianisme, donatisme, marcionisme, monophysisme, mais surtout filioque..) a laissé des traces dans la psyché spirituelle des peuples.


Ce qui se joue entre les Ukrainiens et les Russes renvoie donc à de vieilles questions qui opposent les uniates ukrainiens rattachés au Vatican et l’église orthodoxe autocéphale russes. Par ailleurs, ces deux pays rejouent la vieille opposition qui voit le jour au XIX° siècle entre les occidentalistes et les slavophiles - autrement dit: entre les Ukrainiens occidentalistes qui regardent vers l'ouest et les Russes slavophiles le regard tourné vers l'est.  


Dans les années 90, Poutine arborait un portrait de Pierre le Grand dans son bureau, le tsar était très occidentaliste, Poutine aussi... A l'époque, il a joué cette carte mais l'occident lui a signifié une fin de non-recevoir. Une vexation parmi d’autres. Celui qui est devenu le maître du Kremlin a donc joué la carte slavophile avec un projet alternatif: il ne regarderait plus vers Paris mais... vers Pékin! D'où son projet eurasien qui s'avère bien utile ces temps-ci dans sa logique de guerre contre "l'occident" comme il dit.


L'idéologie marxiste a longtemps fait la loi en matière de philosophie de l'Histoire, et pas seulement dans les pays marxistes. La plupart ont longtemps souscrit à cette idée fausse que "les masses font l'histoire". En fait, non... Le Grand Homme hégélien peut la faire, animé par des passions tristes, ainsi avec le ressentiment qui joue un rôle majeur dans la généalogie de l'Histoire.


C'est le ressentiment qui, à cette heure, conduit Poutine qui pense en termes de vengeance à prendre sur l'occident qui a fait de cet ancien officier du KGB, dont le père avait été cuisinier de Lénine et de Staline, un homme qui, un temps, avec sa propre voiture, pour survivre, faisait le taxi...


Le voilà à la tête de la Russie. L'ancien chauffeur de taxi prend sa revanche sur ce que l'occident a fait à son pays et de son pays - et, un temps, à lui et de lui. On n'humilie jamais impunément un homme ou un peuple.


Michel Onfray


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