Je suis une vie que je n’ai pas voulue. On peut choisir des choses, un mode d’existence, mais on n’échappe pas à cette chose qui est la cause souterraine de tout, de nos mythes intimes et de nos folies récurrentes.
Qu’est-ce qui me fait aller et venir en Arménie depuis des années, enchanté de m’y rendre, aussitôt écœuré de voir trahi mon propre enchantement ? On cherche à respirer, on ne rencontre que l’asphyxie.
Comme Arménien de la diaspora, je suis la création d’un mensonge. Enfant de parents dépossédés de leur enfance, brutalement et sans retour, de ce vert paradis qu’ils surajoutèrent ou substituèrent à l’enfance même de leurs propres enfants. Mes parents m’ont dépossédé de ma propre enfance au profit de la leur, plus merveilleuse que la mienne, d’autant plus merveilleuse qu’elle fut brutalement perdue et sans retour.
Ma mère me vantait les abricots de Malatia en faisant le geste d’en tenir un, gros comme ça. Pour un enfant de survivants, ce geste vous ouvrait aux images de l’Eden. L’Eden, l’Eden… L’Eden dont on vous chasse est l’Eden qui vous hantera toute votre vie, la vôtre et celle de toutes les générations qui naîtront de vous.
Mais s’ils avaient une saveur particulière, une grosseur peu commune, une couleur à nulle autre pareille, ces abricots de Malatia restaient des abricots. Ceux décrits par ma mère m’étaient racontés pour que je les cherche sans que me soit donné l’espoir de les trouver jamais.
Depuis, ma tête est tout entière cette quête-là. Je vais, je viens, je voyage pour assouvir une nostalgie qui n’est pas la mienne et qui m’a été inoculée au plus vif de mes images du monde en formation dans mon esprit.
Plus de cinquante ans après que mes parents l’avaient quittée, je me suis rendu à Malatia, la ville même où ils étaient nés, forcément pour toucher des yeux et reconnaître à pleine bouche les abricots de ma mère. La place où mon père aurait été apprenti boulanger n’était qu’une minable petite place, leur rue, si c’était encore leur rue, qu’une ruelle étroite et poussiéreuse, et leur chapelle avait été transformée en dépotoir…
Or, poursuivant ma quête, c’est en Arménie que j’ai cru toucher des yeux et reconnaître avec ma bouche ces abricots, les meilleurs au monde, dans le verger d’un cousin. En Arménie, loin de Malatia, mais dans une Arménie quand même. Ces abricots qui étaient censés m’ouvrir toutes sortes de portes sur le paradis arménien. Mais dans cette Arménie, c’est l’enfer de l’enfermement que j’ai retrouvé, la bêtise politique, la concurrence animale des hommes. Dans une Arménie, soviétique puis indépendante, j’ai vu des Arméniens asservis aux démences d’une démocratie falsifiée, citoyens d’une république de l’arbitraire et du mensonge.
C’est en Arménie que, agressé dans mon sommeil mythologique, j’ai compris qu’être arménien, c’était être fou et que j’étais moi-même perdu pour la raison.
On m’aura donc menti sur le monde. Et ce sont les miens qui m’auront fait ce que je suis. C’est leur folie héritée de l’histoire qui m’aura à mon tour rendu fou. Que pouvaient-ils faire d’autre ? Mais pas seulement eux. Par le silence qu’il faisait peser sur le génocide de 1915, sur le saccage de l’Eden, sur la déportation et la fuite de ceux qui y furent nés, le monde lui-même m’avait entretenu dans l’idée que rien n’avait eu lieu. Depuis cette date, tous sans exception, chacun à sa manière, les Arméniens se débattent comme des fous pour obtenir du monde le retour de la lumière.
Oui, ce fut un long silence et ce fut un temps de mensonge. Pendant des années, on a menti sur l’histoire et l’histoire a menti sur les Arméniens. Déjà, la folie des bourreaux avait rendu fous les survivants, d’une folie qui vous rend sourd au monde et muet sur votre monde. Durant cinquante années, ces Arméniens n’ont fait que murmurer entre eux sans oser dire au monde ce qu’ils savaient de ce monde-là. Ils y vivaient mais ne l’habitaient pas. Ils ne cessaient d’en être chassés.
Mes années d’enfance ont entendu ces murmures de massacres et ma jeunesse a fermenté dans ce meurtre de la mémoire arménienne. Mais, à la longue, plus éhonté devenait le mensonge du monde, plus fous devenaient les Arméniens. Cette folie arménienne, je la reconnais comme mienne aujourd’hui, au moment où le mensonge perpétue sa logique de l’effacement des Arméniens.
Si, comme Arménien de la diaspora, je suis en proie au désenchantement chaque fois que je me rends en Arménie, que dire du désenchantement des Arméniens qui y habitent, en proie aux folies de leur propre pays ? Venu en ce pays pour que viennent à moi ces merveilles qui sont les mensonges dont sont faits mes rêves d’Arménie, je suis envahi par l’absurde et le chaos. Venu avec mes folies pour m’en guérir, me voici plongé dans un pays de fous. Enfant d’un mensonge, je rencontre des enfants d’un autre mensonge, celui de leur histoire au quotidien. Eux et moi, frères floués, troués par d’insondables trahisons. Venu pour habiter enfin le monde le temps de quelques jours en Arménie, je me retrouve parmi des Arméniens qui n’habitent plus l’Arménie, sinon comme des fantômes ou des pantins manipulés, tant la politique du pays arménien a trahi la mystique des Arméniens pour leur pays.
Comme mienne aussi, je reconnais la folie qui habite les Arméniens d’Arménie, chaque jour plus impuissants à enrayer les logiques politiques de l’absurde qui sévissent en toute impunité contre leur humanité même.
Ma vie n’est vraiment pas la vie que j’aurais voulue, elle est restée celle d’une démence de l’histoire qui frappe encore, toujours et de toutes parts tout Arménien. Mais ce chaos qui m’habite et qui anime tout Arménien, qu’il soit de la diaspora ou d’Arménie, refusant de mourir de la mort même où on voudrait l’emmurer, est de ces chaos actifs qui condamnent les hommes à fabriquer leur humanité. Si, comme Arménien de la diaspora ou comme Arménien d’Arménie, je suis en lutte contre la surdité et l’absurdité du monde, c’est que je tiens les Arméniens, à l’égal d’autres hommes impliqués dans d’autres causes, pour des acteurs de la conscience qui habite ce monde-là.
Dans ce sens, si ma vie n’est vraiment pas la vie que j’ai voulue, c’est peut-être que la vie m’a voulu comme ça pour quelque chose qui serait « moi-même plus moi-même que moi ».
Amen !
Octobre 2006
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