ZAVEN
Il était frère de mon père, mon oncle donc. Je me souviens de lui comme d'un jeune homme plein de gentillesse, de douceur et d'humour - ce qui, quand j'y songe, était les caractéristiques de tous les membres de notre famille : nous étions des "gentils" ; aucun d'entre eux n'aurait pu faire de mal à qui que ce soit ; et, lorsqu'on ne fait de mal à personne, c'est très souvent à vous que l'on peut en faire ; la gentillesse rend vulnérable, je le crois vraiment. Dans nos sociétés, les personnalités arrogantes, teigneuses, se défendent beaucoup mieux contre ceux qui tenteraient de les faire souffrir.
Je me souviens de lui donc comme d'un garçon sportif, car il s'adonnait à la boxe et je le voyais souvent faire ses exercices de musculation, suspendu à des anneaux fixés au plafond d'une sorte de renfoncement du sous-sol, de plain-pied avec le jardin. Sinon, il lisait, allongé sur le lit ou restait silencieux, plongé dans ses pensées.
Le phono qu'il gagna un jour à une loterie, apporta en même temps musique et plaisir dans la maison ; Lorsqu'il en soulevait le couvercle, ajustait le bras afin de l'utiliser, remontait à l'aide d'une manivelle le mécanisme et qu'enfin, il plaçait un disque, puis l'aiguille, c'était le bonheur suprême qu'il nous offrait ! Je me souviens du "Boléro de Ravel" que nous écoutions souvent, car c'était l'un des disques offerts, je crois, en même temps que le phono.
Puis, il se maria. A l'arménienne - entendez par là, que sa "promise" avait fait l'objet de tractations de famille à famille ; il ne l'avait pas choisie, elle non plus. Ce fut pour eux, un mariage malheureux. Elle ne put supporter la vie médiocre qu'il lui offrait et qu'elle lui reprocha ; où était la place des sentiments dans leur union ? s'étaient-ils aimés ? Lui sans doute, mais elle ? Ils eurent deux enfants avant de se séparer. Elle partit avec eux et lui ne les revit plus. Sa souffrance le conduisit à une longue dépression. Les soins que la médecine de l'époque prodiguait pour traiter ce genre d'affections se résumaient le plus souvent à des électro-chocs dont il revenait complètement anéanti. Il se renferma davantage encore et la famille pensa que l'air de la campagne lui conviendrait mieux. Il se rendit à Crémieu, petite ville proche de Lyon, où il s'installa, dans un petit appartement très sombre situé aux rez-de-chaussée d'une vieille maison de village. Il se fit cordonnier pour assurer son existence à jamais solitaire désormais. Il devint mystique. Puis il trouva une petite maison, un peu plus spacieuse, au fond du village comptant quelques maisons, à proximité d'un hospice et d'un sentier qui s'enfonçait dans la campagne.
Je me souviens avec émotion d'un séjour que je fis chez lui, enfant, et de péripéties que je connus durant un mois de vacances d'été.
Les années passèrent, sans beaucoup de relations avec lui, si ce n'est cette année-là ou nous fîmes un crochet par Crémieu pour le voir, avec nos enfants qu'il ne connaissait pas, et où nous l'entraînames pour un déjeuner dans un petit restaurant de la ville.
Des années s'écoulèrent encore. Je prenais de ses nouvelles auprès de l'un ou de l'autre des membres de la famille qui gardaient des liens avec lui.
Il vieillissait et survivait dans la foi.
Le dernier membre de notre famille, mon oncle Joseph, qui vient de s'éteindre, était celui avec lequel j'avais gardé des relations suivies : appels téléphoniques ou cartes de voeux ... Il m'annonça un jour que Zaven, âgé alors de 82 ans, avait disparu ... On savait seulement qu'il était parti se promener dans les bois pour ramasser des champignons et qu'il n'était pas rentré chez lui. L'enquête entreprise pour le retrouver fut sans résultat.
Est-ce ainsi que les hommes ...?