EDITORIAL
Vive l’Arménie ! par Ara Toranian
Au-delà du flux inquiétant de l’information et du flot de mauvaises nouvelles que la presse a pour vocation de charrier (les journaux n’ayant pas pour fonction de parler des trains qui arrivent à l’heure), on ne dira jamais assez combien la réalité de l’État arménien est une chance. À suivre au quotidien l’actualité, en particulier dans ses aspects les plus tragiques, on finirait par ne plus voir de la nation que ce qui va mal, en oubliant que son existence même procède du miracle.
Par quel prodige en effet le peuple arménien a-t-il pu, au sortir du génocide, jeter en 1918 les bases de ce qui deviendra l’Arménie d’aujourd’hui ? Comment, après des siècles de domination ottomane criminelle et de colonisation tsariste, ce pays en lambeaux a-t-il pu revoir le jour, alors que tant d’autres luttent en vain pour avoir un État ? Et par quel hasard de l’histoire a-t-il pu survivre à cet empire soviétique qui l’écrasait de son poids de deuxième puissance mondiale ?
On ne fera pas ici l’analyse de cet alignement improbable des planètes qui a finalement permis à ce peuple martyr - expression non frelatée pour qui a subi l’expérience génocidaire - de renaître de ses cendres. Mais c’est un fait : l’Arménie existe. Elle dispose de frontières reconnues. Elle siège aux Nations Unies et a fêté, crânement, ses 25 ans d’indépendance le 21 septembre dernier. Une gageure, quand on sait d’où elle vient et dans quel contexte elle évolue. On a parfois tendance à l’oublier, tant la focalisation sur ses problèmes quotidiens tend à obscurcir la perception du temps long dans lequel ils se situent et à rétrécir également le champ de vision par rapport à leur environnement régional. Aussi, ne serait-il peut-être pas totalement inutile que cette date anniversaire fournisse au moins l’occasion de prendre un peu de cette hauteur indispensable à une mise en perspective des réalités. D’autant que les événements de l’été, avec la prise d’otage dans une caserne de la police à Erevan et le mouvement populaire qui s’en est suivi ont mis en avant un discours nécessairement noir et pessimiste : la vision apocalyptique justifiant les solutions tout aussi apocalyptiques pour y remédier.
L’image qu’offre le pays est certes loin d’être idyllique. Évidemment. Et il n’est pas question ici de faire l’autruche ou de se gargariser des exploits de la résilience de l’Arménie pour mieux occulter ses dérives sociales. Mais de rappeler tout simplement la nécessité de résister à la tentation bien souvent constatée de juger l’Arménie, pays pauvre, enclavé et endémiquement menacé, à la lumière des sociétés occidentales. La France elle-même, nation riche en ressources naturelles et forte d’une culture politique exceptionnelle, n’a-t-elle pas mis plus 100 ans après la révolution de 1 789 pour jeter les bases d’une démocratie digne de ce nom ? Ce qui n’empêche pas, jusqu’à récemment, la fraude fiscale d’atteindre jusqu’à ses ministres chargés de la combattre, ses forces de l’ordre de commettre des bavures, parfois mortelles, ses jeunes cerveaux de fuir le pays pour des cieux plus prometteurs, le marché d’être monopolisé, non par des oligarques facilement identifiables, mais par des cartels anonymes ou des multinationales, ses présidents de la République successifs de battre des records d’impopularité, etc.
L’histoire contemporaine montre tous les jours que la démocratie ne se décrète pas. Qu’il ne suffit pas de l’exporter pour l’imposer, mais qu’elle résulte avant tout de processus internes aux sociétés, de luttes, de multiples expériences sociales et intellectuelles qui façonnent l’intelligence collective et forgent la maturation politique. L’Arménie a vécu dans sa chair au cours de l’été dernier ce type de convulsion, où l’espace d’un temps l’usage de la violence, en principe monopole d’État, change de camp... et fait bouger les lignes. Significatifs sont à cet égard les événements qui ont suivi : nomination d’un nouveau Premier ministre, promesse de réformes radicales, accord historique entre les partis de l’opposition et de la coalition gouvernementale sur les mesures antifraudes qui devraient garantir la régularité des élections législatives d’avril 2017. Enfin.
Faut-il pour autant s’assoupir ? Considérer qu’après cette crise de croissance tout est sur les rails ? Naturellement non. Mais de grâce, au moins le temps d’un anniversaire (qu’on se rassure !), épargnons-nous les caricatures, le manichéisme, le dénigrement systématique qui, à force de noircir à dessein le tableau, participent du déclin. Profitons au contraire de la célébration de ce quart de siècle pour ouvrir une parenthèse et montrer un peu de clémence à l’égard de notre jeune Arménie, tout en invitant ses dirigeants à en faire autant, notamment vis-à-vis de leurs opposants, dont les plus récemment incarcérés. William Shakespeare, dont l’année 2016 marque le 400e anniversaire de la mort, écrivait à ce propos : « La clémence ne se commande pas. Elle tombe du ciel comme une pluie douce ; elle fait du bien à celui qui donne et à celui qui reçoit » (Le marchand de Venise, acte IV, scène 1). Qu’après la violente poussée de chaleur de l’été dernier, advienne enfin le temps de la pluie douce et, avec elle, la nouvelle saison.
jeudi 6 octobre 2016,
Ara ©armenews.com
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