Mère Teresa est arménienne. Alleluia !
Prononcée par un Arménien, la formule « Mère Teresa est une arménienne »[1] semble initier un syllogisme qui se déclinerait comme suit : Mère Teresa est arménienne. Or, Mère Teresa est une sainte. Donc être arménien, c’est être… Vous m’avez compris. Vous pourrez toujours dire que j’exagère, qu’aucun Arménien n’oserait prétendre à la sainteté. Et pourtant, connaissant mon Arménien sur le bout des doigts, je parierais qu’au fond d’eux -mêmes tous les Arméniens se disent, mais sans l’avouer ouvertement, que c’est l’excellence de la race arménienne qui aurait permis que Mère Teresa accédât à la sainteté et que par conséquent cette possibilité serait virtuellement présente en chacun d’eux. En d’autres termes, puisque Mère Teresa est devenue sainte, nul doute que l’arménité constitue un terreau favorable à la sainteté.
Ici, je ferais remarquer que Mère Teresa a commué l’accident, à savoir le fait d’être arménienne et de naître en Albanie, en essence, à savoir l’opération qui consiste à transformer sa vie en sainteté. Mais entre l’accident et l’essence, il a bien fallu qu’une vocation la détachât du premier et la conduisît vers la seconde. Cette vocation a pour nom compassion. Une compassion absolue. Un amour inconditionnel de l’autre. Surtout du plus faible.
N’en déplaise à mes compatriotes dont l’âme jouit à l’idée d’avoir une proximité avec Mère Teresa, une différence de taille se fait jour ici. S’il est vrai que Mère Teresa s’est débarrassée de son arménité pour la sublimer en humanité, il est aussi plausible d’ajouter que ces Arméniens-là ont pour leur part toujours considéré leur arménité, à savoir l’accident, comme une essence. C’est dire que la courbe de leur évolution s’est apparentée à rien moins qu’à un cercle ethnocentrique englobant des formes nationales de sainteté. Ce n’est pas pour rien que les héros de telle ou telle guerre sont dits saints. Comme si tuer l’ennemi était devenu une marque supérieure d’humanité supérieure.
En revanche, ceux des Arméniens qui ont fait choix d’une profession visant la sainteté mais qui restent viscéralement attachés à leur arménité pervertissent forcément leur vocation dans la mesure où leur vie reste enfermée dans l’accident et n’accuse aucun mouvement spirituel en vue de le transcender. C’est le cas de nos prêtres et de leur maître en la matière, à savoir le catholicos HSBC de tous les Arméniens. Car le catholicos HSBC et ses sbires ont moins le souci de la sainteté que de bien bouffer, d’être honorés au nom d’un Dieu qu’ils ont enfermé dans des rengaines archaïques et de nourrir les banques suisses plutôt que de nourrir les pauvres d’Arménie.
C’est en Inde qu’Agnessa Boyadjian allait devenir Mère Teresa.
Grâce à Dieu, tous les Arméniens qui vont en Inde ne deviennent pas Mère Teresa, bien sûr. Je connais deux écrivains d’Arménie qui y sont allés pour de longs séjours. Ils n’y ont pas connu la lumière de la compassion pour autant, loin s’en faut. Mais l’Inde fut pour eux une manière de fuir momentanément leur arménité, c’est-à-dire une manière d’échapper à cette sorte de masturbation interraciale qu’ils pratiquaient en Arménie avec leurs sœurs pour maîtresses et de goûter la puissance exotique de l’étrangère. Qu’ils aient « vu » des pauvres et des faibles dans les rues indiennes, j’en doute fort dans la mesure où leurs yeux triaient la réalité pour ne retenir que l’excitant et rejeter le malheureux. D’ailleurs une fois rentrés dans leur pays, leur regard n’en fut pas renouvelé pour autant. Ils continuaient comme avant d’effectuer leur voyage à ne voir ni les plus pauvres ni les plus faibles des Arméniens. Alors que c’était leur vocation de le faire. Un voyage raté en quelque sorte.
De fait, les Arméniens ne cessent d’être ballottés entre la honte et la fierté. La honte d’avoir subi un génocide, d’avoir été considérés comme des sous-hommes par leurs bourreaux et la fierté de donner au monde des personnalités qui l’ont changé. C’est ainsi qu’ils reconquièrent l’humanité que leur ont ôtée leurs bourreaux, lesquels ont moins enfanté de génies à vocation universelle, sinon des génies du sang et des causeurs de larmes. Bien sûr, tous les peuples sont dans le même cas. Les Arméniens autant que les Turcs. Il faut reconnaître que chez les Turcs, le génocide qu’ils ont perpétré contre les Arméniens est objet de fierté de la part de leurs fascistes et de honte de la part de leurs démocrates. Chez les Arméniens, l’affaire des Sasna Dzrer a suscité honte chez les uns qui allèrent jusqu’à les traiter de « cons », et fierté chez les autres qui en firent de vrais fédaïs.
L’actualité arménienne illustre à merveille ce partage entre honte et fierté chez les esprits soucieux de rester dans la vérité même la plus cruelle. On ne sait si le geste était intentionnel, mais il méritait d’être relevé. Le rapporteur d’Armenews, le journal en ligne de Nouvelles d’Arménie Magazine, a réussi à juxtaposer deux nouvelles dont l’une suscitait la fierté et l’autre la honte.
Pour la fierté, c’est le lutteur Artur Aleksanyan, champion olympique à Rio, déclarant : « Je suis fier que ma victoire soit le triomphe de tout le peuple arménien ».
Pour la honte, c’est le débat au Parlement arménien auquel participent nombre d’oligarques, sur l’entrée libre des citoyens arméniens dans les casinos de Macao. Quand on sait dans quelles conditions vivent les pauvres d’Arménie, dans quelles conditions les jeunes recrues défendent leur pays, c’est à se demander si les Arméniens ne sont pas tombés sur la tête. D’autant que souvent ces Arméniens dont on a honte (les hommes d’affaires) arrivent même à faire l’éloge de ces Arméniens dont on peut être fier (les soldats). L’Arménie, à l’instar de son Eglise, est le pays qui pratique une culture de l’hypocrisie comme nulle part ailleurs.
Ainsi ceux qui ont traité le commando des Sasna Dzrer de « cons » ou d’écervelés devraient aujourd’hui comprendre que la connerie est toujours du côté de la bêtise fasciste. Mais le peuvent-ils ?
Denis Donikian
[1] Njezë (Agnessa – Agnès) Gonxha Bojaxhiu (Boyadjian) serait née le 26 août 1910 à Üskübn (actuelle Skopje en Macédoine), alors dans l’Empire ottoman. Son père, Nicolaï, avait fui l’Arménie occidentale (ce qu’on appelle l’Anatolie) sous l’oppression des autorités ottomanes contre les Arméniens, pour se rendre en Albanie.
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