Canard-mandarin
Non ! Qu’on ne m’oblige pas à dire que la femme est l’incarnation de la beauté. Ou l’homme. Ou même les deux en un… Ce sont des beautés qui s’enlaidissent avec le temps, tellement que ça m’est insupportable. Rien de plus pathétique qu’une madone qui a pris de l’âge, un athlète qui a pris du poids. A la longue, la peau se plisse, les seins se lassent, les graisses déforment les lignes… Car le temps, c’est brutal.
La beauté donc… Je vais vous dire ce que c’est. Et ce que je vais vous dire va vous étonner. D’ailleurs, vous n’êtes pas obligé de me croire. Mais attention, là aussi, ça va être du brut de brutal. Et pour ceux qui voudront bien me suivre, je vais les conduire au-delà des limites ordinaires de leurs pensées.
Pour cela, nous partirons du canard. Pour dire que le canard mandarin est au canard laqué ce que Dieu est au genre humain. Pour l’homme, est beau ce qui se consomme. Ça répond aux instincts. Mais Dieu ne mange pas. Dieu est au-dessus de toute nécessité, tandis que cette même nécessité constitue pour l’homme sa propre cage. Le corps de l’homme lui est nécessaire. Sa voix aussi, pour communiquer. Ses doigts également, pour se nourrir, se vêtir, s’abriter. Et pour tant d’autres choses encore. Le canard mandarin devenu canard laqué montre alors qu’il a un corps, des ailes et des pattes palmées. Comme tous les autres canards de la création. C’est là son nécessaire pour vivre. Mais alors à quoi lui servent tant de couleurs et si bien agencées ? Dieu seul le sait. Car ces couleurs sont le pur produit du doigt divin. Quelque chose qui a été rajouté à la nécessité. Quelque chose en plus. Tant d’autres canards, tant d’oiseaux, tant de fleurs, tant d’animaux, ainsi touchés par le doigt de Dieu, ont quelque chose en plus.
(Ici, je formulerais deux remarques. La première est que je dis Dieu, là où d’autres parleraient de Nature, d’évolution… Mais la suite va nous montrer que ces causes ont des limites. Ensuite, je concède que le plumage du Paradisier superbe mâle (Lophorina superba) est beau par nécessité. La nécessité de séduire la femelle. Mais même avec des couleurs moins somptueuses, il aurait trouvé le moyen de la sauter, histoire de perpétuer l’espèce.)
Le canard mandarin mâle est un tableau de plumes en trois dimensions. Il y a du cloisonné comme chez Gauguin, mais aussi des dégradés dignes de Turner. Les noirs se muent en rouge, les orangés sont infusés d’argent ou se noient paresseusement dans une nappe blanche qui semble naître d’un bec couleur carmin. Le jabot violacé… Des masses de beige et d’orange qu’on ne sait plus où sont les ailes… Si la femelle a moins de charme, elle est d’une élégance sobre, n’ayant que faire de s’attifer pour pondre et pour couver.
La voix chez l’homme lui sert à s’exprimer et à communiquer. Mais pas seulement. Quand Dzovinar M. demande une miche à sa boulangère, elle est dans la nécessité. Mais quand elle chante la berceuse extraite de l’Oratorio de Khatchatur Avétissian… Elle est dans la beauté. Le pianiste se gratte l’oreille droite avec le petit doigt de sa main droite… Mais quand ses doigts jouent la sonate au Clair de lune…
Ainsi, la beauté vient quand le corps transcende la nécessité. La beauté est au-delà du nécessaire. Et quand nous en aurons terminé avec la nécessité de manger du canard laqué, nous nous transformerons en canard mandarin. Au-delà du monde, où la nécessité n’existe plus, les formes seront plus que les formes, nos sens seront plus que nos sens, la vie sera plus que la vie. Et moi je serai plus moi-même que moi.
Denis Donikian
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