C'était en 2015, mais cette décision, depuis cette date, me laisse tout de même "pensive" !!!
La décision rendue par la grande chambre de la CEDH le 15 octobre 2015 dans l’affaire Perincek c. Suisse était très attendue.
Dogu Perincek à la Cour Européenne des Droits de l'Homme à Strasbourg - le 19 octobre 2015 FREDERICK FLORIN/AFP |
Lorsque Dogu Perincek, le président général du Parti des travailleurs de Turquie, parti d’extrême gauche, à l’occasion de trois discours prononcés publiquement en Suisse, a explicitement nié le génocide arménien (« Les allégations de “génocide arménien” sont un mensonge international »), il a été condamné sur le fondement du fameux article 261 bis du code pénal suisse réprimant l’infraction de discrimination raciale.
Mais cela, c’était avant que la Cour européenne des droits de l’homme ne mette au tapis la décision des juridictions suisses.
Quel « cadeau » plus amer pouvait-elle faire à la communauté arménienne pour la commémoration du centenaire du génocide arménien ? Comment la Cour a-t-elle pu oublier à ce point l’attente suscitée par la décision à venir pour tout un peuple, la communauté internationale et les défenseurs des droits de l’homme en cette date anniversaire ?
L’affaire Perincek c. Suisse devait permettre à la haute juridiction de juger qui, de la liberté d’expression au regard des débats historiques ou de la lutte contre les discours d’incitation à la haine (négationnisme en l’occurrence), devait prévaloir et donc être protégée ?
Par dix voix contre sept, la liberté d’expression l’a remporté, sur des critères discutables, ce dont nous allons tenter de vous convaincre.
Une comparaison malvenue
Ce n’est pas sans surprise que l’on peut lire, en appréciant si les propos tenus par monsieur Perincek constituaient une forme d’incitation à la haine ou à l’intolérance à l’encontre des Arméniens, que la Cour considère :
« Dans les affaires portées devant l’ancienne Commission et devant la Cour concernant des propos relatifs à l’Holocauste, pour des raisons tenant à l’histoire et au contexte, ces propos ont invariablement été présumés pouvoir l’être (paragraphes 209 et 211 ci-dessus) [une incitation à la haine]. La Cour n’estime cependant pas qu’il puisse en aller de même dans le cas d’espèce, où le requérant s’est exprimé en Suisse au sujet d’événements survenus sur le territoire de l’Empire ottoman quelque 90 ans auparavant. »
La comparaison malvenue avec l’Holocauste ne s’arrête malheureusement pas là. La Cour la réitère :
« Cela est particulièrement pertinent s’agissant de l’Holocauste. Pour la Cour, en criminaliser la négation ne se justifie pas tant parce qu’il constitue un fait historique clairement établi que parce que, au vu du contexte historique dans les Etats […], sa négation, même habillée en recherche historique impartiale, traduit invariablement une idéologie antidémocratique et antisémite. »
A contrario, la négation du génocide arménien ne traduirait donc pas invariablement une idéologie raciste, quand bien même la personne tenant de tels propos se réclamerait ouvertement de Talaat Pacha, considéré comme l’un des ordonnateurs du génocide arménien. En tout état de cause, il semble inapproprié de comparer la gravité, l’impact des différents génocides ou bien encore les souffrances générées par eux.
Quelle est l’unité de mesure retenue par la Cour ? Quelle est l’échelle de comparaison pertinente ? Poser ces questions souligne le caractère absurde et injustifiable de la motivation de la Cour européenne des droits de l’homme.
La Cour accorderait-elle un régime exclusif à l’Holocauste, créant ainsi l’apparence d’une hiérarchie des génocides ?
Une approche anti-universaliste
Il peut sembler obsolète de s’attacher à un critère géographique quant à la mesure de l’impact de tels propos dans un monde où l’information circule à la vitesse de la lumière.
Pourtant, la Cour n’hésite pas à considérer en l’espèce que les propos ayant été tenus sur le territoire suisse, Etat où le climat sociopolitique n’est, selon elle, pas enflammé par les débats sur le génocide arménien, leur impact n’est que limité.
Outre le fait que cette appréciation fait totalement abstraction de l’ère de communication dans laquelle nous évoluons, celle-ci remet surtout en cause le principe fondamental de la « portée universelle et erga omnes des droits de l’homme, qui constitue la quintessence de leur acception contemporaine », comme l’ont si bien souligné les sept juges dissidents.
N’est-il pas du devoir de chaque Etat d’assurer le respect des droits de l’homme vis-à-vis de ses semblables sans aucune distinction géographique ?
Si l’on allait au bout du raisonnement adopté par la majorité, la négation du génocide rwandais, par exemple, serait protégée par la liberté d’expression dès lors que les propos seraient tenus sur le continent européen… On imagine que demain, les négationnistes du génocide rwandais s’en donneront peut-être à cœur joie lorsqu’il s’agira de commenter les procès à venir sur le territoire français...
Ainsi, la Cour n’aurait-elle d’ailleurs pas dû considérer, comme le soutiennent en effet quatre juges dissidents, que la négation du génocide, associée à une intention de nuire, d’insulter ou de provoquer la souffrance d’autrui, constitue intrinsèquement une activité « visant à la destruction des droits ou libertés » énoncés dans la Convention (et viole ainsi l’article 17 de la Convention relatif à l’abus de droit), ce qu’avait par ailleurs déjà décidé la Cour dans des affaires liées à la négation de l’Holocauste ?
Et l’imprescriptibilité du génocide ?
La Cour n’hésite pas à considérer, conformément à une jurisprudence constante, que l’écoulement du temps diminue proportionnellement le caractère blessant des propos litigieux :
« Si l’on ajoute à cela le laps de temps écoulé depuis les événements évoqués par lui, la Cour conclut que ses propos ne peuvent passer pour avoir eu les conséquences particulièrement blessantes qu’on voudrait leur prêter. »
Ainsi, elle conclut que l’écoulement d’une période de 90 ans, et la quasi-absence de survivants de ces évènements à ce jour, atténue leur caractère traumatisant, même vis-à-vis de la diaspora.
Si ce jugement de valeurs peut heurter les sentiments des descendants de victimes du génocide arménien, il conduit surtout à faire abstraction de la raison d’être de l’imprescriptibilité du crime de génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
Or, nul n’est sans savoir que la communauté internationale en son entier les considère comme des crimes si graves, que ni le temps, et a priori, ni l’espace, ne doivent empêcher la poursuite de leurs auteurs.
La gravité d’un génocide ne diminue pas avec le temps…
D’ailleurs, soit la Cour se contredit ouvertement, en considérant qu’en ce qui concerne l’Holocauste, la prohibition de sa négation (permanente) est nécessaire afin de se distancer (de manière permanente) des crimes commis, soit elle instaure une hiérarchie malvenue dans la triste catégorie des génocides, en considérant que certains ont un effet traumatisant plus permanent que d’autres…
Que dire de plus pour conclure sinon l’immense déception et incompréhension que suscite la lecture de l’arrêt Perincek ? C’est pourquoi notre jugement sera sans appel : la Cour européenne des droits de l’homme a failli en l’espèce et cela est particulièrement douloureux pour les Arméniens et pour tous les défenseurs des droits de l’homme.
Avec Cindy Josseran, juriste chez Vigo
http://rue89.nouvelobs.com/blog/oh-my-code/2015/10/29/le-genocide-armenien-mis-ko-par-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme-235069
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