mardi 27 avril 2021

*** Si la femme arménienne se racontait... *** (Génocide des Arméniens 1915) - Jackie Dervichian







...Si la femme arménienne se racontait...

Une tribune de  Jackie Dervichian OLJ 24/04/2019

« Être arménien n’est pas chose simple, on naît avec un passé difficile et c’est à nous de le creuser ou de fermer les yeux, mais le passé, lui, sera toujours là derrière nous, indépendamment de notre volonté... » Varoujan Cheterian.

L’amour, la fraternité. Oui, l’amour. Mais l’amour n’est pas le seul mythe fondateur de l’humanité puisqu’il est suivi immédiatement par le meurtre fratricide de Caïn.
 Pourtant, « n’est-ce pas la reconnaissance que le crime a eu lieu qui contribue à interdire qu’une funeste répétition ne vienne ensanglanter l’histoire » ?
Cette nuit du 23 au 24 avril 1915, une activité inhabituelle agite Constantinople.
 Des dirigeants politiques, des dignitaires religieux, des intellectuels, des enseignants sont arrêtés en grand nombre dans la capitale ottomane. Ils ont pour point commun d’être arméniens.
Les uns ont des liens étroits avec les autorités, les autres pas. Mais tous vont connaître le même destin les semaines suivantes. Ils vont être déportés et tués pour le simple fait d’appartenir à leur peuple. L’un des plus grands génocides du XXe siècle a commencé.
Et si elle était une femme arménienne ! 
Le commencement du génocide est une échauffourée suscitée, le 13 avril, par des soldats turcs qui tentent de violenter des femmes qui se rendent au marché. 
En 1982, le sociologue Leo Kuper décrivait la déportation de milliers d’Arméniennes comme une nouvelle méthode de massacre spécifique exercée contre les femmes. C’est qu’aux souffrances liées aux marches forcées imposées aux déportés, il faut ajouter les viols, les enlèvements et les cruautés physiques infligées aux femmes qui cherchent à s’enlaidir en s’enduisant la figure de terre. Il s’agit là d’une stratégie de survie répandue chez les femmes arméniennes.
 En effet, plusieurs mères salirent le visage de leurs filles pour les rendre peu attrayantes aux yeux des bourreaux.
 D’autres se coupèrent les cheveux pour ressembler à un homme ou encore mirent des produits dans leurs yeux pour paraître aveugles.
 Si la vie de ces filles et de ces femmes était parfois sauvée par le mariage forcé, c’est bien sûr au prix de l’éradication de « l’identité arménienne » par l’abjuration de leur foi et l’abandon de leur culture.
Les hommes furent moins à plaindre.
 Massacrés presque immédiatement, ils n’eurent pas longtemps à souffrir, mais les femmes, les mères !...
Comment décrire ou oublier les tortures subies par les femmes arméniennes ?
 Oublier est une manière d’extase. La damnation, en vérité, c’est cette insupportable mémoire. Et survivre à l’inhumain. Rien de ce qui est inhumain ne nous est étranger. Parmi les tout-petits Arméniens, il y a ceux qu’on lance en l’air avant de les embrocher. Il y a des artistes à ce jeu de bilboquet infernal. 
Comme une digue qui crève, le délire sexuel, né de la constante frustration, ne peut se contenter du viol.
Il lui faut, dans l’échauffement collectif, pouvoir trancher les seins, éventrer les femmes. 
Alors un seuil est franchi, la pratique des agressions sexuelles n’est plus un épiphénomène, fait de quelques miliciens ou de bandes incontrôlées, mais une manière aussi de conduire le génocide…
Cela me choque, cette disproportion entre mon insignifiance et la vastitude du monde, entre ma banalité et l’univers, faisant écho au Mythe de Sisyphe de Camus. 
L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde.
 Le génocide n’est pas une histoire : il trahit plutôt une géographie, celle de l’horreur et de la descente aux enfers, celle des caravanes de loques humaines fantomatiques et décharnées, celle des charniers et des crânes fracassés à longueur de vue et de journées, celle de villages incendiés, de couvents rasés, celle des océans de pleurs et de sang dans lesquels se sont noyés les rêves de jeunes gens aux yeux brillant d’espoir et des mariées aux robes noires. Noires. Noires.
Des voix éteintes, des visages disparus, des images effacées se rappellent à nous en un écho insistant, atone, douloureux, récurrent et peut-être rédempteur… mais pour un temps limité. Ainsi se donne à voir, sentir, entendre, comprendre ce que beaucoup prétendent hors de la représentation, tant l’arsenal des sévices dépasse et l’entendement et l’imagination.
La route de Sivas à Kharpout après les massacres des Arméniens en été 1915, avec l’abondance de crânes humains, si nombreux, que le voyageur, de loin, croit apercevoir d’immenses champs de melons mûrs.
Forcées à se dévêtir et marcher complètement nues pendant dix jours sous le soleil mésopotamien, les femmes arméniennes marchèrent sous la risée et les sarcasmes des passants. 
Il est superflu de dire ce que fut cette détresse morale et physique, sans exemple dans l’histoire de la barbarie. 
Cette caravane avait un nom, celle des Tchiblak Barhana (la colonne des nudités).
L’état de nudité contribuait à la déshumanisation des femmes aux yeux des gendarmes et plus généralement de la population. Elle diminuait leurs chances de survie et représentait une attaque directe à leur intégrité physique. 
Toutes portent la même histoire et les mêmes cicatrices : leurs hommes furent tous tués aux premiers jours des marches hors de leurs villes, après quoi les femmes et les jeunes filles furent sans cesse dépouillées de leur argent, de leurs affaires de couchage, de leurs vêtements, et battues, criminellement abusées et kidnappées en chemin.
Face à ces situations extrêmes, plusieurs femmes sombrent dans la folie. 
Conséquence directe du désespoir, de la peur et de l’épuisement, la folie frappe particulièrement celles qui sont témoins ou victimes d’un choc violent physique ou psychologique. 
Le génocide a été qualifié tour à tour de pure invention, de complot grec, de génocide des Turcs perpétré par les Arméniens ou de tragique guerre civile.
Quand la Turquie nie la réalité du génocide de 1915 et qu’elle se rapproche du Soudan, qui nie celui du Darfour, ou de l’Iran, qui met en doute la réalité de la Shoah, Ankara, par son déni systématique, alimente la question arménienne et transforme ce problème vieux de 104 ans en sujet d’actualité.
Fini le discours monologique des décennies précédentes. Le doute s’est installé chez le sujet arménien. 
En effet, la société romanesque des Nations unies n’offre plus de modèles de comportement à éviter ni de héros à suivre.
 C’est au peuple arménien et à son combat intransigeant que revient la possibilité d’assumer son destin puisqu’il n’y a plus de nouveau Messie à venir.
Ma plume déborde de satire pour les seigneurs de notre époque où l’on ne s’interroge pas sur l’identité de l’éventreur mais sur celle de la prochaine martyre… 
À croire que le meurtrier demeure l’anonyme constant, tandis que la victime représente la variable connue. 
Ainsi, les personnages d’une scène barbare se métamorphosent en spectateurs qui regardent leurs destins tracés par avance, tandis que les spectateurs se transforment en personnages dans une pièce dont ils ignorent le texte.
Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière, mais bien sublimes pour avoir inventé et aimé Dieu et notre âme.
 Si sublimes, mon ami ! Que je veux me donner ce spectacle de la matière ayant conscience d’elle, et forcément s’élançant vers la Reconnaissance qu’elle sait « être ou être pas », chantant l’âme et toutes les divines impressions pareilles qui se sont amassées en nous depuis les premiers âges.
L’animal symbolique en a un constant besoin. 
« Que deviendrions-nous, demandait Valéry, sans le secours de ce qui n’existe pas ? » « N’est-ce plus ma voix ? » demande Manon qui, comme toutes les enchanteresses, sait que c’est d’elle, et d’elle uniquement, qu’elle tient son pouvoir. 
Pouvoir de damnation, pouvoir de salvation. Égrenant de nouveau son chapelet d’enchanteresse.
Une femme écrit, et, comme disait Baudelaire, le mot « creuse le ciel ».

https://www.lorientlejour.com/.../si-la-femme-armenienne...

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