vendredi 9 avril 2021

LOM OU « BOCHA » L'HISTOIRE DES GITANS ARMÉNIENS. (via Armen Ghazarian )

    

LOM OU « BOCHA » L'HISTOIRE DES GITANS ARMÉNIENS.

MERCREDI 8 AVRIL - JOURNÉE INTERNATIONALE DES ROMS.

Ce texte est issu de la notice « scène de vie des Bohémiens d’Arménie » du roman « Santho » (le foyer) paru en 1920 par Vrthanès Papazian (1866-1920). Il décrit le mode de vie des Bochas, Gitans   (Tziganes) arméniens d’Arménie Occidentale (Empire Ottoman) et Orientale (Empire Russe).

Les « Lom », également désignés par le terme « Bocha », seraient les descendants des Tsiganes arrivés en Arménie au cours du 11ème et du 13ème siècle en provenance d’Inde du Nord. Assimilés à la population arménienne aux alentours du 14 et du 16ème siècle, ils sont définis comme arméniens depuis le 19ème siècle. Plusieurs personnalités culturelles arméniennes prééminentes du 19ème siècle sont issues de cette minorité. L'endogamie n’a généralement pas cours chez les Lom (Bocha), dont les mariages mixtes avec les non-tsiganes sont devenus monnaie courante. Les Lom (Bocha) ont également adopté toutes les caractéristiques des Arméniens en matière d’état civil. Au plan religieux, ils sont présentés comme des chrétiens orthodoxes grégoriens, appartenant à l’Église apostolique arménienne. 

Établis en Arménie depuis le XIe siècle, les Lom sont des musiciens réputés, mais pratiquent également les métiers de vanniers, forgerons et chaudronniers. Leur parenté avec les Rom ne fait aucun doute, bien qu'on les considère aussi comme une branche isolée des Dom. 

Le Lomavren (Arménien : Լոմավրեն lomavrén) est une langue para-romani en danger d'extinction parlée par le peuple Lom (également connu comme Bocha hors de cette communauté ; Arm. : Բոշա). Cette langue résulte du contact entre l'Arménien et une langue apparentée au Romani, au Domari mais également au Lambani. D'après l'encyclopédie Ethnologue, elle n'aurait plus compté qu'une cinquantaine de locuteurs en Arménie en 2004, mais il en resterait encore quelques centaines en Géorgie (ceux d'Artvin en Turquie ont été assimilés et perdu l'usage de leur langue).

La grammaire du Lomavren se base semble-t-il sur celle de l'ancien dialecte arménien de Karin (Կարին ; aujourd'hui Erzurum), mais son vocabulaire est presque exclusivement d'origine indo-iranienne. Cette caractéristique lui vaut parfois d'être considérée comme une langue para-romani, au même titre que le Caló des Gitans d'Espagne ou le Shelta d'Irlande. Il semble toutefois qu'elle ne descende pas de la même branche que le Romani mais bien une branche parallèle. 

En dépit de leur assimilation, les Loms (Bocha) n’en conservent pas moins pour autant une certaine idée d’appartenance de groupe. Ils exercent généralement des activités professionnelles spécifiques comme la forge, la vannerie ou la production d’outils ménagers, mais ne pratiquent pas la divination. Les Lom (Bocha) sont plus particulièrement implantés à Erevan et Gumri. Du fait de leur assimilation, il est cependant particulièrement difficile de les quantifier. En 2014, on en recensait tout au plus quelques milliers répartis entre l’Arménie et la Géorgie.

LES BOCHAS, HISTOIRE ET MODE DE VIE DES GITANS ARMENIENS

Ce texte est issu de la notice du roman « Santho (le foyer), scène de vie des Bohémiens d’Arménie » de Vrthanès Papazian (1866-1920). Il décrit le mode de vie des Bochas, gitans arméniens d’Arménie Occidentale (Empire Ottoman) et Orientale (Empire Russe).

LES BOHEMIENS EN GÉNÉRAL - Il existe sur la terre un peuple bizarre qui, s'étant volontairement condamné à la vie errante, circule d'un bout de l'année à l'autre dans tous les pays, dans toutes les contrées, sous tous les climats, sans se soucier le moins du monde des usages, des mœurs, des langues et des religions, pas plus que des frontières et des rigueurs des lois et des températures. Ce peuple n'a pas de nom. Il s'intitule Lom en Arménie, Rom en Europe et Dom (Le R initial des tziganes européens se change en L chez les Bochas d'Arménie et D chez les Bohémiens de Perse) en Perse, trois formes du même mot qui dans sa langue signifie homme libre, mais ne désigne pas une nation, ni même une nationalité. Cependant les peuples et les nations au milieu et au dépens desquels ce peuple étrange vit comme étranger, sans rien perdre de son caractère et de son cachet particulier, lui donnent des noms différents.

Ainsi on l'appelle Tzigane, Romanichel et Bohémien en France, Gypsi (Egyptien) en Angleterre, Zigeuner en Allemagne, Tinkler ou Tinker (étameur) en Ecosse, Zingari en Italie, Tsiganes et Gitanos en Espagne, Pharaoh Népèk (peuple de Pharaon) en Bohème, Tsigane en Russie, Catzébélor (petit armurier) en Grèce, MJthrJb (amuseur), Caratchi, Louri, Zinguiar (sellier) et Khirbal-bènd (fabricant de cribles) en Perse, Tchinguéné et Elèktchi (fabricant de cribles) en Turquie, Cygamis en Roumanie, Charami (voleurs) chez les peuples arabes.

En Arménie ce peuple est désigné sous l'appellation de Bocha, mot dont l'origine paraît relativement récente. Dans la littérature arménienne du XVe au XVIIIe siècle, il est mentionné sous le nom de G'ntchou ; enfin dans la littérature du XIXe siècle, certains auteurs lui donnent le nom de Maghagortz (fabricant de cribles). 

Le mot Bocha par lequel on désigne couramment les Bohémiens d'Arménie, n'est ni arménien ni bohémien. L'expression qui semble ne pas avoir plus d'un siècle d'existence, est d'une origine inconnue. L'étymologie généralement admise la fait dériver du mot turc boch (vide, sans occupation, désœuvré). Le vocable g'ntchou est un adjectif signifiant bègue, bégayeur, bredouilleur, qui a dû être appliqué, par extension, aux premiers Bohémiens apparus en Arménie qui parlaient assez mal l'arménien et qui continuent encore maintenant - tout en parlant l'arménien comme langue maternelle - à déformer certaines lettres de l'alphabet arménien. Une étymologie trop facile de ce mot, mais n'ayant aucune consistance scientifique, serait de le faire dériver de la juxtaposition des racines des deux verbes g'n-al (partir, aller) et tchou-èl (fuir, s'en aller), qui donnerait le sens de vagabond, ce qui correspondrait assez à la vie errante des Bohémiens. On Enfin la troisième désignation — maghagortz — provient du métier que les Bohémiens exercent généralement en Arménie.

LES BOCHAS – LES GITANS ARMENIENS D’ARMENIE OCCIDENTALE (Empire Ottoman) ET ORIENTALE (Empire Russe).

NOTIONS ANTHROPOLOGIQUES - Le Bocha est généralement de taille moyenne, quelques fois au-dessous de la moyenne et très rarement au-dessus. Il est d'une belle constitution anatomique, avec une figure ovale et des cheveux noirs ; il est prognathe avec un front étroit et fuyant, un nez grand et proéminent, des yeux bleu foncé ou noirs, les sourcils rapprochés. Brachycéphale, son indice céphalique qui est 77,40 le fait placer parmi les mésatocéphales. 

Le Bocha a en général une figure agréable, aux traits plutôt fins ; ses cheveux sont toujours coupés et sa barbe est taillée en collier. Les jeunes filles et les jeunes femmes sont d'une beauté remarquable et très souvent ellesont des yeux à la fois si ardents, si expressifs et si tendres que l'on peut franchement les classer parmi les beautés singulières. Les vieilles ne sont pas d'une laideur repoussante, leurs yeux restent toujours expressifs et perçants. 

Les Bochas ont toujours de bons yeux, de bonnes oreilles et de bonnes jambes. Habitués dès l'âge tendre à la vie dure, ils sont d'une constitution très solide ; on trouve rarement parmi eux des individus mal formés ; les aveugles, les sourds, les muets, les boiteux font complètement défaut chez eux. Les vieillards d'un âge très avancé marchent tout droit aussi vite que les jeunes, entendent et voient aussi bien que leurs enfants. Bien qu'ils ne fassent aucune attention à l'hygiène et à la propreté - ainsi ils ne savent pas ce que c'est que de se laver la figure régulièrement, les maladies sont peu répandues parmi eux. Les enfants étant exposés, dès leur naissance, au chaud, au froid, à la fumée, au vent, à la nudité et à toutes sortes de privations, les faibles de constitution en meurent et seuls les robustes survivent. Il se fait ainsi une sélection dans la race des Bochas qui ne compte plus que des membres sains, forts et endurants. Eté comme hiver l'enfant est presque nu, le couvre-chef,les chaussettes et les chaussures sont des objets totalement inconnus pour son usage; en hiver nombre de parents roulent leurs enfants presque nus dans la neige, et, en été, ils les promènent sous les rayons brûlants du soleil ; faire baigner les enfants dans l'eau froide est une habitude courante. La vie au grand air, l'existence pénible, donnent à la peau du Bocha un teint jaune-noirâtre ; ces cheveux en deviennent noirs et comme brûlés, ses membres nerveux et solides. 

La voix des hommes est paisible et agréable ; celle des femmes errantes est aiguë et criarde. Les hommes parlent sur un ton calme, bas et lent, les femmes par contre ont le verbe haut, vif, gai et presque toujours spirituel ; elles ne sont jamais déconcertées, elles ont réponse à tout, « elles ont la parole en poche » disent les communautés qui les environnent pour caractériser la loquacité surprenante des femmes Bochas. 

Le Bocha s'habitue à tous les climats, supporte toutes les misères et toutes les privations pourvu que l'on ne touche pas à sa liberté, la liberté d'aller où il veut, de faire ce qui lui plaît. 

LA FEMME -BOCHA - La femme joue le plus grand rôle dans la communauté des Bochas. Elle assuré seule la charge de la maison tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, car l'homme n'est qu'un ouvrier qui, de toute la journée fabrique des cribles, fume, cause, travaille quand il veut, lent, indolent et paresseux qu'il est. La femme au contraire est toujours en mouvement, elle travaille sans cesse, elle ne se repose jamais, sa langue ne s'arrête à aucun moment. Active, adroite, prévoyante, loquace et spirituelle, elle est la fée de la maison. Au point de vue physiologique elle est d'une constitution incomparablement supérieure à celle de l'homme ; sa taille plus élevée, gracieuse, fait contraste avec celle de l'homme. Au double point de vue physique et intellectuel la femme est supérieure à l'homme. Le Bocha constamment plié sur lui-même est craintif, prudent, lent d'esprit, surtout quand il prend de l'âge, tandis que la Bocha, même à un âge avancé, est toujours spirituelle, toujours active et courageuse. La femme Bocha comprend les choses tout de suite, elle a du flair, elle sait profiter des circonstances, prendre des décisions promptes, donner des réponses déconcertantes. Elle n'oublie, dans leurs moindres détails, ni les affaires familiales, ni les relations d'affaires avec les étrangers. C'est encore elle qui, un gourdin à la main, précède la bande dans ses déplacements, aplanit les difficultés de toutes natures et, le cas échéant, se bat comme une tigresse, se servant fort adroitement de son gourdin. FIle n'a peur de rien, ne se gêne de rien, ne s'arrête devant rien ; elle n'a ni superstitions, ni préjugés, mais elle est prudente et prévoyante dès qu'il s'agit de ses intérêts. La Bocha diffère du Bocha non seulement par son activité, sa taille, sa grâce et sa beauté, mais aussi par sa craniologie, son indice céphalique est de 80, sa figure est moins ovale, le front plus droit, le nez plus petit et moins proéminent ; elle est sous-brachycéphale. 

Aussi, frappés par tant de dissemblances, certains anthropologues admettent-ils chez les Bochas et chez tous les Bohémiens en général, la juxtaposition ou la superposition de deux races, dont l'une serait fine et l'autre grossière.

OCCUPATIONS - Les Bochas mènent une bonne partie de l'année une vie errante. Ils se déplacent toujours en groupe, accompagnés d'un, ou de plusieurs ânes dont ils prennent grand soin sans les jamais maltraiter. Vivant depuis des siècles au milieu d'un peuple essentiellement agriculteur comme les Arméniens, le Bocha n'a jamais été tenté de mettre-la main à la charrue. Dans toute l'Arménie, son occupation presque exclusive consiste à fabriquer des cribles, des paniers, des brosses ou à lés réparer. Il est, par endroit, musicien ambulant, maréchal-ferrant, vétérinaire, ferblantier, mais ces derniers métiers sont exercés par exception ou par hasard. Le Bocha n'est connu que comme fabricant de cribles. Il fabrique différentes sortes de cribles : à maille de corde de cuir, de crin animal ou de fil de cuivre. Un Bocha peut fabriquer dans sa journée 6 à 8 grands cribles qui, vendus à environ 50 centimes pièce, lui rapporte plus de 4 francs ; mais sa femme en tire un plus grand bénéfice en les échangeant contre des provisions de bouche. Un cadre rectangulaire, ayant environ un mètre de largeur, sert comme outil à la fabrication des cribles. Les hommes seuls fabriquent en hiver les cribles, les paniers et les brosses que les femmes vendent ou échangent dès la sortie de l'hiver. Vers la fin- du mois d'octobre, les hommes s'en vont avec les bourriquets chercher, parfois assez loin, des branches de saule, du crin et du fil de cuivre pour la fabrication des paniers et des cribles. Rentrés, ils nettoient en commun les branches et se les partagent à parts égales ; ce n'est qu'ensuite qu'ils se mettent au travail pour préparer les marchandises pour le printemps prochain. 

LA VIE ERRANTE. — Dès les premiers jours du printemps, aussitôt que les chemins deviennent praticables, les femmes Bochas, chargées de marchandises, se mettent en route et assaillent bientôt les villes et les villages proches pour vendre leurs articles, pour les échanger contre d'autres objets, ou pour mendier des provisions. La Bocha qui part en expédition dans un but lucratif a ordinairement sur le dos un sac en cuir et deux grands paniers en osier, son bras gauche est chargé de quelques cribles, sa main' droite tient un long et gros gourdin sur lequel elle s'appuie en marchant. 

Ainsi accoutrée, elle entre dans toutes les maisons pour proposer sa marchandise, afin de la vendre ou l'échanger contre autre chose. En pénétrant dans une maison, elle commence par en tenir les chiens en respect avec son bâton, elle propose ensuite à la maîtresse de la maison de lui acheter quelque chose en vantant sa marchandise. Pour la décider, elle lui adresse des compliments flatteurs, elle loue sa beauté, l'expression 4e ses yeux, l'arc de ses sourcils... Qu'elle vende quelque chose ou non, elle quémande toujours ; elle commence par demander un morceau de pain, puis un peu de fromage, ensuite un vêtement usagé. Elle parle avec tant d'éloquence, elle insiste avec une telle effronterie déconcertante qu'elle finit par obtenir quelque chose ; elle ne quitte jamais une maison sans en emporter quelque chose, si minime soit le butin. Et elle continue ainsi de maison en maison, aussi bien dans les villages que dans les villes. 

Partie vers le 15 mai, la Bocha fait une courte apparition chez elle en juin ; puis elle repart pour faire la provision de blé, de haricots, de lentilles, et, quand elle en a ramassé suffisamment, elle repart une troisième fois pour récolter des fruits séchés, toujours par les mêmes moyens : vente, échange et mendicité. La Bocha ne dédaigne rien, ne refuse rien de ce qu'on lui donne ; elle prend tout, elle échange sa marchandise contre tout et toujours à son profit. Il est bon d'ajouter que la Bocha ne perd jamais de temps pendant qu'elle mène cette vie errante, elle tricote ou elle file même en marchant. Quand sa résidence est trop éloignée, comme chaque Bocha a un ami arménien dans chaque village, la Bocha dépose son butin chez le paysan arménien en lui payant une indemnité, et, dès qu'elle a suffisamment amassé, elle en informe son mari ou un homme de sa maison qui vient avec les baudets transporter à son domicile tout le produit de son activité. 

La vie errante des Bochas prend fin vers le milieu du mois d'octobre. A cette époque, la maison du Bocha est surabondamment pourvue de toutes sortes de provisions de bouche et de vieilles nippes. 

Cependant toutes les Bochas ne s'adonnent pas à la vie errante et au trafic. La nouvelle mariée ne quitte jamais son foyer qu'au bout de cinq ans de mariage ; elle y soigne les enfants et prépare les repas. Toutes les autres, sauf les trop vieux, errent six mois dans l'année, à la belle saison. Elles vont toujours deux à deux, souvent des enfants a la mamelle sont attachés à leurs flancs, d'autres fois ces petits sont fourrés dans des sacs que portent les baudets qui les accompagnent. Biles passent les nuits dans les villages, chez les paysans arméniens. 

Dans les rues, en ville comme au village, les enfants arméniens se moquent des Bochas, les persécutent, cherchent à les pincer afin que - suivant une superstition - « la lame de leurs couteaux soit bien tranchante » et leur adressent des quolibets plus ou moins injurieux. Mais la Bocha qui n'a pas la langue dans sa poche leur répond sur le même ton, en employant des mots et des phrases expressifs et souvent trop crus ; au besoin elle agite avec adresse son gros bâton pour mettre en fuite les galopins trop audacieux. 

La Bocha emploie souvent des mots et des expressions scatologiques, pornographiques - et parfois fort lubriques - héritage de la domination turque, mais elle les répète comme un perroquet, sans s'en rendre compte et sans y faire attention, car elle est de mœurs fort rigides ; malheur à celui qui chercherait à porter atteinte à son honneur de femme, à la sainteté de son foyer ! La Bocha est la femme la plus fidèle. 

L'HABITATION DU BOCHA. — Dès l'apparition des frimas, les Bochas se dirigent en groupe compact vers les villages ou certains quartiers des villes et se réfugient dans des huttes misérables. Au village comme en ville, ils habitent tous dans le même quartier. La hutte louée à un Arménien sert au Bocha d'habitation, d'atelier, et de débarras à la fois. Aussi tout y est-il pêle-mêle. La pièce, dépourvue de fenêtre, ne prend le jour que par un trou pratiqué dans le toit. Dans un coin se trouvent entassés des broussailles et du bois mort pour le chauffage, un peu plus loin de nombreux sacs contenant des provisions ; dans un autre coin gît un grabat qui sert de lit ; de vieilles carpettes en lambeau, divers ustensiles pour faire le pain, des assiettes cassées ou ébréchées traînent par terre dans toute la pièce ; l'instrument qui sert à la fabrication des cribles est casé dans un autre coin. Le désordre, la malpropreté, la saleté règnent en maîtres dans la hutte. Juste sous le trou du plafond qui éclaire la pièce se trouve le Tonir (trou circulaire assez large et assez profond) où l'on fait cuire le pain et les aliments. Le tonir, allumé tous les jours, remplit la hutte d'une fumée épaisse, et dans cette fumée s'agite en se frottant les yeux et mangeant avec avidité la marmaille des Bochas, à peine couverte de quelques guenilles hétéroclites, nu-tête, nu-pieds, les cheveux en broussailles, sale, crasseuse, et quelques fois complètement nue... ; même les filles de onze à douze ans que l'on doit marier l'année suivante, sont dans cet état de demi-nudité ; les cheveux en désordre, sales, elles aident le maître de la maison en l'absence des femmes, s'occupent du ménage et courent nu-pieds dans la rue.

Le Santho (le foyer) pratiqué dans un mur de la hutte n'est allumé qu'une fois par semaine en l'honneur des membres défunts de la famille. En hiver c'est l'âtre (tonir) qui chauffe la hutte et l'étable des ânes qui presque toujours touche la hutte. Dès que le feu du tonir tombe assez bas, chacun fait pendre les jambes dans le trou pour se chauffer en se couvrant les genoux avec une couverture. 

Rentrée chez elle pour passer la saison d'hiver, la Bocha prend la direction de la hutte et démontre ainsi qu'elle a autant d'autorité et d'aptitude dans les affairés domestiques que dans les transactions commerciales. Pendant les longues soirées de l'hiver, les hommes se réunissent dans la plus grande étable du quartier où ils parlent de tout et discutent sur tout ; chacun y raconte ses impressions ou ses aventures de l'été, tout en absorbant de nombreux verres d'eau-de-vie. Les têtes chauffées par l'alcool, ils se mettent à chanter, en chœur ou séparément. Ces réunions finissent souvent par des disputes, des rixes et des batailles qui provoquent l'intervention du Président. 

Les femmes se réunissent également, dans les soirées hivernales, soit dans la même étable que les hommes soit dans une autre ; la conversation de celles-ci est bien plus intéressante, car sans discuter ni disputer elles y relatent les impressions toutes fraîches qu'elles ont rapportées de leurs randonnées dans les pays environnants. 

LE BOCHA NOMADE - Il apparaît de ce qui précède que la plupart des Bochas d'Arménie mènent une vie mi-sédentaire et qu'ils ne sont nomades que 6 à 8 mois par an. Mais à côté de ceux-là il en existe qui sont complètement nomades, qui ne s'établissent nulle part pendant quelques années. On rencontre de ces derniers un peu partout en Arménie et en Asie-Mineure, campés aux bords des grands chemins, des fleuves et des cours d'eaux, tantôt sous des tentes, tantôt sous l'ombrage des grands arbres, d'autre fois dans des cavernes. 

Ceux-ci parcourent tout le pays, ils ne s'arrêtent que quand ils rencontrent un endroit propice où ils, espèrent récolter beaucoup de butin. Alors ils s'y installent quelques temps et puis, un beau jour, ils ramassent tout leur saint-frusquin, le chargent sur les ânes et s'en vont exploiter une autre contrée. C'est dans ces derniers que l'originalité du type et ses caractéristiques sont restées intactes, bien qu'ils fussent chrétiens comme les demi-sédentaires et qu'ils aient depuis longtemps cessé de tirer les cartes ou de danser pour de l'argent, comme le font encore les Tchinguénés. 

Le Bocha nomade n'a aucune idée de la propriété. Il considère tout pays, toute région, toute montagne ou vallée, tout bois ou champ, comme sa patrie ou sa propriété et s'y installe sans se gêner, sans demander l'autorisation de qui que soit. Pays montagneux, le climat de l'Arménie varie d'une région à l'autre ; le Bocha nomade supporte tous les climats, avec autant d'aisance la chaleur torride que le froid de loup. 

L'hiver, réfugié dans une caverne, un antre ou un trou, l'été campé en plein air, il est toujours le même, sans souci, sans préoccupation, sans angoisse, sans gêne, content de ce qu'il a, fier dans sa demi-nudité et sa pauvreté, aimant avant tout et par-dessus tout sa liberté. Les Bochas nomades exercent les mêmes métiers que les demi-sédentaires. 

LE DÉPLACEMENT DES BOCHAS - Le Bocha demi-sédentaire et nomade arrange son installation de telle façon que s'il est persécuté en un endroit ou dans une circonscription, il peut, en moins d'une heure, évacuer la place sans y laisser ou sans y vendre même un brin de paille. Tout ce qu'il possède est tasse dans des sacs ou des baluchons, et, dès qu'il décide de quitter son campement, il charge le tout sur les ânes ou sur son dos et disparaît du pays. 

On a remarqué que les Bochas avaient une étonnante mémoire topographique. Un Bocha se rappelle toujours le chemin et la localité par où il a passé une fois. Mais on s'est étonné de constater que le Bocha circule partout sans connaître les chemins, sans les demander à qui que soit, et souvent sans connaitre la langue du pays. Après de longues recherches on est parvenu à trouver la clef de ce mystère. On sait aujourd'hui que les Bochas - tout comme les Bohémiens d'Europe et d'ailleurs - emploient des signes mystérieux ou des figures géométriques pour se renseigner mutuellement. Ces signes tracés sur les murs ou sur les arbres par une troupe de Bohémiens, indiquent à ceux qui passeront plus tard, la direction et les précautions à prendre. 

Les signes les plus employés par les Bochas d'Arménie sont les suivants : Le trident, le plus employé de tous, indique le chemin à suivre ; le second, que les Bochas appellent Svastica, informe que le chemin est dangereux où impraticable ; le troisième, la croix, indique la route libre ; enfin le quatrième, le poteau télégraphique, que l'on rencontre souvent en Turquie; avertit les Bochas que le chemin est extrêmement dangereux et même mortel pour tout Bocha qui s'y aventurerait. 

L'HABILLEMENT - Le Bocha n'a pas un costume particulier. Chacun se met sur le dos tout ce qu'il trouve ; et c'est toujours du vieux, usé, élimé, déchiré ou copieusement rapiécé. En Arménie Orientale le Bocha s'affuble avec tout ce qu'il peut se procurer chez les Arméniens : arkhalough, tchoukha, papakh ou un chapeau crasseux ; aux pieds un yeméni ou drèkh ; il laisse la poitrine toujours découverte et une simple courroie lui sert de ceinture. En Arménie Occidentale l'habillement du Bocha n'est composé que de haillons. Tout ce que le paysan arménien, après l'avoir usé jusqu'à la corde, s'apprête à jeter, le Bocha le lui achète et le porte encore des années. Ce dernier porte une vieille fez entouré d'une vieille étoffe imprimée. Mais le costume des Bochas nomades est presque national : une large veste, une culotte large et courte et une ceinture rouge. Eté comme hiver c'est le même costume, toujours usagé ; cependant en hiver, ils ajoutent un aba (manteau). Le Bocha n'aime pas le costume neuf, au point que ceux qui préparent des vêtements pour les Bochas, sont, obligés de les porter eux-mêmes et de les user afin de pouvoir les leur vendre ensuite. 

En général les personnes âgées et les enfants sont nippés de guenilles, les jeunes gens et surtout les jeunes mariées portent des vêtements relativement propres. La jeune mariée s'habille assez coquettement, donne la préférence aux couleurs vives : rouge ou vert. Le rouge surtout est la couleur préférée de la Bocha. Les vieilles s'affublent également de vieilleries hétéroclites et ne portent presque jamais de bijoux, tandis que les jeunes mariées ont ordinairement une paire de bracelets en argent et les doigts chargés de bagues en argent ou en cuivre. Les bijoux en or n'ont pas cours même chez le Bocha riche. Les jeunes gens portent quelques fois des bagués anciennes en argent. La Bocha ne se maquille point ni ne se met du noir aux yeux comme le font les Tchingué- nés ; elle ne met point de Khezma (anneau) au nez comme la femme Kurde, elle n'emploie jamais du henne pour les mains, les pieds ou les cheveux comme le font les Turques et même certaines Arméniennes. 

NOURRITURE ET BOISSONS - Le Bocha mange beaucoup, mais il ne mange pas à heure fixe. Il mange dès qu'il a faim ou dès que le repas est prêt. Il mange de tout, particulièrement des plats fort épicés dans lesquels l'ail, le piment, l'oignon, le poivre et le vinaigre entrent en abondance. Il n'est pas très amateur de viande, il préfère les mets oléagineux et, farineux. Les plats les plus estimés par le Bocha sont le malèze et le Pilaf ; les œufs sur le plat sont un mets réservé aux festins et aux fêtes. Les repas ne sont pas pris ensemble dans la famille ; les hommes mangent à part et les femmes à part avec les enfants. L'usage de la fourchette et du couteau étant inconnu à table, le Bocha mange avec ses doigts d'une façon assez malpropre. Comme boisson de table le Bocha ne connaît que l'eau ; il dédaigne le vin comme la bière, par contre il affiche un grand faible pour l'eau-de- vie qu'il absorbe en grande quantité aussi bien les jours ordinaires que lors des fêtes et des festins. 

Le soin de préparer les repas incombe à la femme la plus âgée, mais quand celle-ci est en tournée c'est la jeune mariée ou la fille de la maison qui s'en charge. L'une comme l'autre n’a d'ailleurs pas besoin de se déranger pour préparer le manger, la maison de tout Bocha étant toujours pleine de toutes sortes de provisions ; les légumes secs comme le beurre et le fromage y sont en abondance. Au surplus quand le Bocha n'a pas autre chose à se mettre sous la dent, il se contente, pendant des jours et des semaines, de pain sec. Les Bochas, hommes et femmes (surtout les vieilles), fument beaucoup ; les vieilles se servent aussi du tabac à priser. Cependant la Pocha de l'Arménie turque ne fume jamais, considérant cet acte comme contraire à la pudeur féminine ; elle diffère en cela de la Tchinguéné et de la tzigane d'Europe qui fument beaucoup. 

MCEURS ET HABITUDES - La vie nomade, l'effronterie, le langage spirituel, la réponse prompte et les propos souvent décolletés des Bochas surtout des femmes ont enraciné chez leurs voisins certaines idées préconçues en leur défaveur. Ainsi le peuple arménien, dont le Bocha a adopté la langue, la religion et beaucoup de ses habitudes, le considère comme un être éhonté, menteur et voleur. Pour être juste il faut dire que la Bocha n'est point voleuse, mais le Bocha ne manque jamais l'occasion de commettre des larcins, surtout quand il rencontre un cheval à longue queue dont il arrache les crins pour en confectionner des cribles. En général le Bocha, d'Arménie n'est pas voleur, mais il semble qu'il a été un temps où le vol n'était pas considéré par lui comme un acte honteux et répréhensible ; c'est peut-être la raison pour laquelle les Arméniens le considèrent encore comme tel et dès qu'il entre dans une maison on ouvre l'œil. Le Bocha prête de l'argent sans signature, ni témoin, ni intérêt, il agit de même quand il emprunte ; il rend le prêt à l'échéance. Le Bocha se garde bien de prêter serment, mais quand il le fait il le tient même à ses dépens. Il est égoïste avec les non-Bochas, mais nul n'est plus solidaire ni plus uni que le Bocha avec ses congénères. Aucun Bocha ne souffre de la faim, qu'il soit orphelin, veuf, malade ou estropié : la communauté prend soin de lui. Par contre le Bocha ne fera ou ne donnera rien pour rien à un étranger ; il ne l'aidera en aucun cas, il cherchera au contraire à en tirer un profit. Le Bocha vit au jour le jour, mais tout ce qu'il possède appartient à ceux de ses congénères qui n'ont rien ; les Bochas ne savent rien se refuser entre eux. La maison du Bocha est grande ouverte à son congénère et toutes ses provisions sont à sa disposition quand il voudra et tant qu'il voudra. Les Bochas manifestent une très grande vénération aux personnes âgées de leurs tribus ; à leur approche ils se lèvent, leur baisent la main et les font asseoir à la place d'honneur. 

Le Bocha n'a aucun penchant pour les études ; on montre au doigt ceux d'entre eux qui fréquentent les écoles arméniennes. Généralement ces derniers, dès qu'ils ont appris quelque chose, se fixent parmi les Arméniens, et renient leur origine. C'est ainsi que la nation arménienne compte quelques littérateurs, orateurs et mêmes ecclésiastiques d'origine bocha. Mais les Bochas n'aiment point ces renégats ; ils n'en parlent qu'avec mépris., car pour eux, particulièrement pour les nomades, tout Lom doit toujours errer, vivre sous les tentes et ne jamais se fixer quelque part. Le Bocha ne sait donc ni lire ni écrire, mais il écoute avec plaisir quand on lui lit des choses qu'il comprend. 

RELIGION – MARIAGE - NAISSANCE ET ENTERREMENT - Les Bochas sont chrétiens. En réalité, le Bocha en tant que membre de la grande famille bohémienne, n'a aucune religion ; s'il est musulman en Turquie (Tchinguéné) et chrétien en Arménie, ce n'est que pour assurer et sauvegarder ses intérêts et pour mieux exploiter son entourage. Car le Bocha n'a aucune idée sur Dieu, sur l'autre monde et sur l'immortalité de l'âme. Il ignore également l'idée de la patrie et son histoire ; son Dieu est le Dieu de la nation chez laquelle il vit, sa patrie est la contrée où il peut vivre pendant quelque temps. En Arménie, le Bocha suit donc les prescriptions de l'église arménienne, respecte très profondément les prêtres arméniens, mais il a conservé intactes de vieilles pratiques, diamétralement opposées aux lois de l'église, qu'il exerce clandestinement, ce qui le rend hypocrite et menteur. Pour le Bocha, la religion consiste à aller à l'église, y brûler des cierges, honorer les prêtres. Il a sur Dieu les notions courantes du milieu dans lequel il vit; il ne sait pas ce que c'est que la prière en dehors de l'église, il ne saisit même pas le sens de la prière; pour lui la religion n'est en somme qu'une habitude, une pratique extérieure dont l'essence lui échappe, et dont il n'aime pas qu'on lui parle; la seule chose qu'il redoute c'est l'anathème du prêtre et c'est pour ne pas l'encourir qu'il l'honore et le respecte. Il fait maigre mais il boit de l'eau-de-vie, fume, fait de la musique et danse les jours de maigre. Il n'attache pas une grande importance aux fêtes religieuses ; il n'observe que la moins canonique de toutes les fêtes religieuses : le jour de l'an. Ce jour-là il se lève de bonne heure, se lave, se nettoie, chose qu'il oublie de faire tous les autres jours de l'année, et se rend à l'église. Ensuite il fait visite à ses amis et connaissances pour leur souhaiter le nouvel an et surtout pour boire et manger. En résumé le Bocha n'a aucun préjugé religieux, il ne va jamais en pèlerinage, ne fait jamais de dons et de madagh à l'église, il ne sait pas ce que c'est que de prier pour l'âme de quelqu'un. Bien qu'il prétende ne plus s'occuper de sorcellerie, il l'exerce en cachette, fait les cartes, consulte les fèves, le verre d'eau, etc; il se garde de l'exercer ouvertement de peur de s'attirer les anathèmes de l'église arménienne. 

MARIAGE - Le Bocha n'attache pas beaucoup d'importance au mariage religieux et comme le mariage civil n'existe pas en Arménie, le concubinage n'est pas réprouvé chez les Bochas. En dehors du frère et de la sœur, le Bocha épouse ou cohabite avec n'importe quelle autre parente, mais pour éviter les rigueurs de l'église arménienne, très sévère sur la consanguinité, il dissimule la parenté quand il régularise sa situation. Les Bochas marient leurs enfants assez tôt ; les filles de 13 ans et les garçons de 15 ans sont bons à marier. Les Bochas ne contractent jamais de mariages avec les non-Bochas, pas plus qu'avec leurs coreligionnaires les Arméniens. Les idylles, qui finissent souvent par des rapts de jeunes filles, sont assez fréquentes chez les Bochas ; mais le conflit s'arrange dès que les parents du garçon payent une indemnité à la famille de la fille, après avoir longuement et âprement discuté et marchandé l’indemnité. Un contrat de mariage donne toujours lieu à des disputes très fermes, car le père du garçon achète la femme pour son fils. Les qualités recherchées chez une fille à marier sont, en plus de la beauté, les aptitudes à l'effronterie, à la vie errante et à la mendicité. Une fille, suivant ses aptitudes, est payée en Arménie Orientale 100 à 250 roubles, et en Arménie Occidentale on l'échange contre des ânes, des mulets ou des provisions. Plus une fille est délurée, vive, maline et effrontée, plus elle a de valeur, même quand elle n'est pas très jolie. Un fils ne s'occupe jamais du choix de sa femme, les parents se chargent de ce soin, il agrée leur choix et il obéit toujours à leurs ordres. A partir du jour où un garçon est fiancé, il cesse de parler avec son futur beau-père et sa future belle-mère ; il ne leur adresse la parole qu'une fois marié et après avoir reçu d'eux le cadeau pour délier sa langue. On commence les noces en buvant de l'eau-de-vie dans la famille du fiancé, on se rend ensuite dans la famille de la fiancée en emportant avec soi de quoi boire et manger. En général les dépenses faites le jour du mariage chez les parents de la fiancée sont soldées par la famille du fiancé. Au moment où le fiancé, accompagné de ses parents et amis, s'approche de la maison de la fiancée, les amis et parents de cette dernière s'empressent de la cacher dans une maison voisine d'où on l'amène à l'église. Après la cérémonie religieuse on revient à la maison du fiancé où l'on recommence la fête en buvant beaucoup, mangeant, dansant, bavardant, chantant et souvent en se battant comme des chiffonniers. La cérémonie la plus curieuse dans le mariage des Bochas, est celle du Tonir. Dès que les nouveaux mariés rentrent dans la maison, on leur fait faire le tour du Tonir et on les bénit devant le Foyer (Santho). Mais il y a semble- t-il une autre cérémonie que les Bochas pratiquent clandestinement. On affirme qu'une fois les gens de la noce partis, quand il ne reste plus que la famille du marié, celui-ci descend dans le Tonir suivant d'autres témoignages il se cache dans un grand sac ou un placard ; alors la nouvelle mariée fait trois fois le tour du Tonir en exhortant son mari à en sortir et lui faisant trois fois la promesse de mendier et de l’entretenir. C'est sur cette promesse que le mari consent à sortir de sa cachette. Que cette cérémonie soit vraie ou non, il est un usage que les Bochas pratiquent ouvertement, c'est de cacher la nouvelle mariée derrière un rideau épais jusqu'à la fin des noces, où, à part les demoiselles d'honneur, nul ne peut pénétrer, pas même le nouveau marié, sans une autorisation spéciale. Ce n'est que le surlendemain des noces que le mari peut approcher de sa femme pour la consommation du mariage ; la preuve de la virginité de la nouvelle mariée est rigoureusement exigée. Le lendemain de la noce, la famille du marié reçoit des cadeaux de noce (Satchou) de ses amis et connaissances. Le même jour, les amis du nouveau marié examinent les effets apportés la dot par la jeune mariée et en font l'estimation. 

La naissance ne comporte aucune cérémonie spéciale. Il faut cependant signaler que la délivrance de la Bocha n'est ni aussi douloureuse ni aussi laborieuse que celle d'une européenne ou d'une arménienne. L'accouchement se fait tout naturellement, sans l'assistance d'un médecin ou d'une sage-femme. Il arrive souvent que la Bocha, pendant que chargée de marchandises erre en pleine campagne, elle est prise par les douleurs légères douleurs de l'enfantement. Alors elle s'arrête sur la route, met son enfant au monde, le lave dans un cours d'eau, l'emmaillotte avec des chiffons, l'attache à son flanc ou le place dans le sac fixé sur le dos de l'âne qui l'accompagne, et puis elle continue sa route jusqu'à ce qu'elle rencontre un village où elle fait baptiser son nouveau-né. 

L'enterrement se fait sans apparat chez les Bochas. Quand un Bocha tombe malade, on emploie tous les moyens sans appeler un médecin pour le faire guérir. Si ces moyens restent inefficaces et que la mort semble inévitable, on fait venir un prêtre qui donne la communion au malade, ensuite l'on attend en silence la mort, pendant que les femmes pleurent sans faire de bruit. Les Bochas ont une très grande peur du mort, aussi dès qu'un malade est décédé, s'empressent-ils de le mettre dans son linceul pour le sortir de la maison et le conduire à l'église ou au cimetière. Le jour du décès, on éteint tous les feux dans la hutte et l'on n'y fait cuire aucun aliment. Les voisines ou les parentes apportent de quoi manger particulièrement des œufs sur le plat dans des cribles. Nul ne porte le deuil chez les Bochas, tout est oublié après l'enterrement, à tel point qu'une veuve peut se remarier la semaine suivante. Une fois par semaine, en souvenir des morts, on allume un feu dans le Foyer. Les biens du défunt reviennent en totalité à sa veuve. Si un décès se produit lors de la vie errante, on attache le cadavre sur un âne et on le conduit au village pour l'enterrer religieusement, mais si le village est assez éloigné, on creuse tout simplement une fosse sur place, on y dépose le cadavre sans aucune prière, on le couvre de terre, on met des feuilles ou des herbes sur le tombeau et l'on s'empresse de s'en éloigner rapidement. 

LA LANGUE DES BOCHAS - Les Bochas d'Arménie ne parlent que l'arménien aussi bien entre eux qu'avec leurs voisins. Cependant quand ils veulent dire quelque chose qu'ils voudraient cacher aux non-Bochas, ils emploient une autre langue - la langue bocha - qu'ils appellent leur « jargon » et qui est un idiome indo-européen ayant des relations très intimes avec la langue des autres Tziganes. L'idiome des Bochas s'est beaucoup appauvri dans le cours des siècles, et aujourd'hui il ne possède plus que 5 à 600 mots. Comme le Bocha n'a ni littérature, ni chants, ni traditions, et comme d'autre part il est fort négligent pour tout ce qui concerne sa langue et qu'il ne corrige jamais son enfant quand il fait une faute linguistique, sa langue nationale s'est graduellement appauvrie et corrompue au point de ne pouvoir plus exprimer que les idées les plus simples, réduite à l'état d'un langage enfantin. Aujourd'hui c'est un idiome composite ayant un fond lexicologique propre très restreint largement pourvu d'éléments arméniens et ne possédant plus de grammaire spéciale. Toutes les flexions des mots se font au moyen des lois de la grammaire arménienne. Tous les suffixes servant à la déclinaison des mots ou à la conjugaison des verbes sont exclusivement arméniens. Aucun vestige d'une grammaire propre n'existe plus aujourd'hui dans le langage particulier que les Bochas emploient quelquefois. Les Bochas ayant séjourné longtemps en Perse, en Egypte et en Mésopotamie, leur langue propre n'est pas restée étrangère à l'influence de ces milieux et des langues qui y sont parlées. La parenté du langage des Bochas avec ceux des Tziganes d'Europe est incontestable, mais l'influence exercée par le Persan sur l'idiome bocha est très sensible. 

RELATIONS DES BOCHAS AVEC LES PEUPLES VOISINS - Tout en vivant au milieu des peuples les plus divers occupant un grade plus ou moins élevé sur l'échelle de la civilisation, les Tziganes comme les Bochas gardent toujours leur cachet particulier, leur entité distincte, ne se laissant jamais absorber par aucun peuple quelque puissant, nombreux et civilisé qu'il soit. En Arménie, le Bocha cherche à s'attirer la sympathie et même l'amitié du peuple arménien pour mieux l'exploiter. Il a de nombreux amis arméniens dans les villes et les villages avec lesquels il tâche d'établir des liens de parenté, mais ces liens n'ont pas été plus loin que le parrainage. Il a toujours évité de prendre femme chez les Arméniens, et les cas sont rares où il ait consenti à donner une fille en mariage à un Arménien. Il se garde de l'amitié du Turc, du Kurde, du Circassien, du Laze et même du Tchinguéné, son congénère musulman. Il donne différents noms aux non-Bochas, ainsi il appelle l'Arménien gatchout (Les Tziganes d'Europe donnent aux non-Tziganes le nom de gatso, pluriel gatsé, qui signifie également paysan et commerçant) ou cla- rav (agriculteur) ; il désigne le Turc sous le nom de psou (scélérat, impie), le Russe sous celui de Sissorov (grosse tête) ; il nomme gahno ou bousno tous ceux qui ne sont pas Bochas ; tandis qu'il s'intitule lui-même Lom (homme libre) et au pluriel lomavdik (La finale -ik est un suffixe de pluriel emprunté à l'arménien). 

L'OPINION DES ARMÉNIENS SUR LES BOCHAS - Le peuple arménien croit que les Bochas descendent de Caïn dont Dieu maudit la race et qu'il condamna à la vie errante. Loin de le tenir en estime, il le prend pour un voleur, un menteur, un éhonté, effronté, capable de toute mauvaise action. Il exprime ses sentiments envers les Bochas par des locutions populaires plus ou moins méprisantes, comme : « Effronté comme un Bocha », « Crépu comme un Bocha; », « Avoir la parole en poche comme un Bocha », « Un Bocha ne devient jamais un pacha », « On ne fait pas de prêtre d'un Bocha », « Il est devenu roi de Bocha » (allusion à l'entrée dans le Tonir du nouveau marié chez des Bochas). Les auteurs arméniens donnent différentes opinions sur l'origine des Bochas ; il y en a qui les font descendre des Thondrakiens, adeptes d'une secte religieuse qui ravagea l'Arménie du IXe au XIIIe siècle, d'autres les font descendre des Arévordik (adorateurs du soleil). Les Bochas eux-mêmes racontent différentes légendes sur leur origine, dont les plus répandues sont les suivantes : « Le prêtre Sapinus, le diacre Ciliscintus et douze autres complices, voulant discréditer l'évêque Grigor d'Acraconte, cachent sous son lit une femme de mœurs légères et le lendemain ils viennent l'en retirer en présence d'une foule de curieux. Indigné, l'évêque maudit les conspirateurs ; aussitôt la moitié de la figure des hommes en devient noire, ce qui les obligea à aller vivre dans les bois pour y cacher leur honte. C'est ainsi que naquit la race des Bochas. De tous les animaux domestique l'âne seul les suivit dans le bois et de ce fait il devint cher aux Bochas. Pour se procurer des subsides ils se mirent à fabriquer des cribles et des paniers que leurs femmes allaient vendre. Cependant au bout de quelque temps l'évêque pardonna l'injure de ces hommes en leur interdisant toutefois l'accès du sacerdoce, voilà pourquoi un Bocha n'est jamais ordonné prêtre (Cette légende est tirée de la Vie des Saints. L'évêque Grégoire de la ville d'Acraconta en Sicile fut en effet victime d'une machination et maudit ses adversaires. Il semble que c'est à cause de cette légende que l'on ne prend jamais de prêtres ou de moines parmi les Bochas). Une autre légende dit que l'un des apôtres prenant son repas avec le Christ lui présente un morceau de pain contenant des saletés ; le Christ se fâche, s'arrache une mèche de cheveux et la donne à l'apôtre après avoir fait le signe de la croix. Aussitôt l'apôtre se mit à fabriquer des cribles ; c'est de cet apôtre que descendent les Bochas. D'autres supposent que ce fut Job qui apprit aux Bochas la fabrication des cribles.

Toutes ces légendes ne résistent pas devant les preuves linguistiques qui affirment que les Bochas sont d'extraction indienne, ayant longtemps habité la Perse dont ils ont subi l'influence linguistique. Les historiens européens admirent longtemps les Tziganes comme étant d'origine égyptienne ou persane ; ils commettaient cette erreur se fiant à la parole de certains Bohémiens qui donnaient l'Egypte pour leur patrie, cependant que leur idiome plaidait pour la Perse. Mais les Bochas sont plus catégoriques ; s'appuyant sur des traditions très anciennes, transmises de père en fils, ils affirment qu'ils viennent de Perse, sans toutefois soutenir que la Perse ait été leur patrie primitive. Le poète persan Firdoussi (933- 1025) rapporte dans Chahnamé (Livre des Rois) une légende suivant laquelle « le roi Bahram ayant voulu avoir de bons musiciens, un roi des Indes lui en envoya 10 000. Dans l'intention de se les attacher, Bahram donna à ces musiciens des maisons et des terres, mais ces derniers, habitués à la vie errante, n'y résidèrent même pas un an et se dispersèrent par toute la Perse. Pour ne pas les perdre le souverain persan leur permit de mener la vie errante (1) ». 

LE NOMBRE DES BOCHAS - Etant donné la vie demi-sédentaire ou complètement errante que mènent les Bochas, il est fort difficile d'estimer leur nombre exact dans toute l'Arménie. D'après les statistiques les plus approximatives, ils ne sont pas moins de 60 000. On en rencontre presque dans tous les villages de l'Arménie Occidentale et de l'Arménie Orientale. Ils se réfugient de préférence dans les localités où les Arméniens sont en majorité. Ils vivent plus particulièrement dans le vilayet de Sivas, depuis Vézir-Kéopru jusqu'à Kastémouni, dont le bourg de Boybat, avec ses 6 000 habitants Bochas et plus, sert de centre. On en compte plus de 3 000 à Marzifoun, 2 000 à Vézir-Kéopru, 12-1500 à Zilé, 2 200 à Bafra ; près de 3 000 dans le vilayet d'Erzeroum et dans les villages de Bassèn. On en rencontre également à Kharpout, à Malatia, Arabkir, Eguine, Adana, Marache et dans bien d'autres localités de l'Arménie Occidentale. En Arménie Orientale ils sont répandus à Kars, Erivan, Alexandropol, Olti, Akhalkalak, Lori, Chamakhi et jusqu'à Tiflis. 

SITUATION JURIDIQUE - Dans les affaires publiques des Bochas les ahils (vieillards), qui jouissent du respect et de la vénération de tous, sont seuls juges ; c'est à leur assemblée que tout Bocha présente son différend ou son procès ; il se soumet aveuglement à leur décision. C'est parmi ces ahils que l'on choisit le chef de tribu auquel on donne aujourd'hui le nom de Athoracal (Président) et qui s'appelait jadis djamadar (prince, chef). Le Président décide tout seul des affaires ordinaires, mais il convoque, surtout l'hiver, l'assemblée dès Ahils pour les affaires de quelque importance. La fonction de Président est héréditaire ; quand un Président n'a plus d'héritier mâle, le conseil des ahils choisit un Président dans une autre famille. Le Président et les membre de sa famille sont l'objet d'une grande vénération de la part de tous les Bochas. Le gouvernement turc donnant l'investiture au Président, lui confère le titre de mudir (directeur) et le reconnaît comme chef de communauté en se réservant le droit de le destituer ; il ne lui reconnaît pas le droit de remplir les fonctions de juge. Mais le Bocha ne s'adresse jamais aux autorités locales ni en Turquie, ni au Caucase. Il est vrai qu'aucun Bocha n'a jamais été mis en prison ou déporté, il n'a jamais eu de procès devant les tribunaux civils. Pas de crimes chez eux, et quand il s'en produit un par hasard, ils s'arrangent pour ne pas l'ébruiter et pour le faire juger par le Président. L'élection du Président est confirmée aussi religieusement. L'assemblée des ahils conduit le nouvel élu devant le prélat arménien qui le confirme dans ses fonctions en récitant quelques prières. Au Caucase le gouvernement russe considère les Bochas comme faisant partie de la nation et de l'église arméniennes et exerçant le métier de fabricants de cribles ; considérés comme tels ils eurent, en 1880, un oustabachi (chef de corporation), fonctionnaire nommé par le gouvernement, ayant mission de s'occuper de leurs affaires ; mais les Bochas n'attachent aucune importance à ce fonctionnaire officiel et ne s'adressent jamais qu'à leur Président chaque fois qu'ils ont un différend. Le Président n'est pas rémunéré, il n'a aucun signe extérieur ; il travaille comme les autres, et sa femme va errer comme les autres femmes bochas. 

L'autorité paternelle est aussi puissante que celle des ahils ; le fils obéit aveuglément au père. La femme obéit aussi aveuglément à son mari ; elle lui remet tout son gain, elle tolère qu'il ne travaille point et même qu'il la batte. L'autorité maternelle est caractérisée par le fait que quand on veut nommer un Bocha, on ne le désigne jamais par le nom de son père, mais par celui de sa mère. Le fils craint son père, mais il écoute et estime davantage sa mère. Les enfants redoutent la malédiction des parents, surtout celle de la mère. La femme n'a pas de voix dans les affaires publiques de la tribu, cependant elle prend part à certaines assemblées des ahils où l'on discute sur le déplacement de la tribu et sur les contrées à visiter. Enfin, c'est toujours la femme Bocha qui se présente devant les autorités chaque fois, que, par le plus grand des hasards, les Bochas ont une affaire avec le gouvernement local. 

DANSES ET MUSIQUE - Les Bochas devenus chrétiens ne dansent plus, comme les Tziganes et les Tchinguénés musulmans, des danses lascives. Il n'y a guère que la danse appelée Khatchibar (la danse de la croix) qui ait conservé un cachet particulier ; toutes les autres danses des Bochas sont des pas arméniens qui n'ont rien de choquant. La musique des Bochas est également arménienne ; ils ont perdu depuis longtemps leur musique originale ; cependant on rencontre chez eux quelques airs d'une saveur particulière. Ces airs ressemblent beaucoup au troisième ton des chants arméniens ou à l'air dit Hidjaz dans la musique persane. Quelques vieux airs originaux bien qu'ayant subi l'influence de la musique arménienne, ressemblent aux airs tziganes popularisés par les rapsodies de Litz surtout dans la deuxième et les œuvres de Brams, de Chopin et de Schubert.

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