mardi 8 août 2023

Revanche de la vérité (1) _ Denis DONIKIAN - 8 août 2023

"Si Talaat fait encore le Turquie, Manouchian fait l'humanité"



(Photo : AD Donikian)

Si l’histoire défait les hommes, la vérité les fait. Et si les Turcs ont fourgué à l’humanité leur Talaat, les Arméniens, quant à eux, lui ont donné Manouchian. Les coïncidences sont d’autant plus ironiques qu’elles sont éclairantes. Comme la parution en français de « Talaat Pacha, l’autre fondateur de la Turquie » par Hans-Lukas Kieser et, dans un même temps, la panthéonisation du couple Manouchian.

Dire de Manouchian qu’il fut un anti-Talaat, au même titre qu’un Tehlirian, ne convient pas. Au premier chef, qu’il n’aurait pas été capable d’assassiner l’orchestrateur du génocide anti-arménien. Le problème avec Manouchian dans la résistance, c’est qu’il ne voulait ou ne pouvait tuer un homme quel qu’il fût. (En ce sens, on serait autorisé à penser qu’il aurait farouchement désapprouvé les attentats anti-turcs de l’ASALA sur le sol français, et ailleurs, comme l’a fait majoritairement la diaspora. Sans aller plus loin, on doit reconnaître que ce genre inédit d’attentats, où terrorisme, résistance et résilience sont étroitement intriqués, mérite réflexion). « Anti-Talaat » doit donc être compris comme le symétrique inverse à toute pensée fasciste, de quelque bord qu’elle soit. Ce qui suppose de la part d’un Manouchian, né dans le drame arménien du génocide et enfanté par lui, une sorte de conversion radicale. Tout en fréquentant les milieux compatriotiques de la diaspora arménienne, il devient communiste. Entendre par là et selon l’époque : adepte d’une vision humaniste qui transcende les nationalités. À savoir, d’un idéal de liberté comprenant le respect dû à la liberté de l’autre. La première des libertés à défendre étant celle qui subit l’oppression fasciste. Or, à ses yeux, le nazisme va certainement se révéler comme le symétrique allemand du fascisme turc. Qui sait si, pour Manouchian, dans le sombre bouillonnement de sa conscience, se battre contre le nazisme n’équivalait pas, d’une certaine manière, à prendre indirectement sa revanche sur une conception nationaliste radicale telle que la prônait Talaat.

D’où il découle que, dans l’ordre des paradoxes, il ne semble pas indu d’affirmer que le Manouchian né à Adiaman doit à Talaat d’être le Manouchian mort au mont Valérien. En d’autres termes, c’est la conscience fasciste de Talaat qui a « mis au monde » la conscience universaliste de Manouchian. Ce genre de renversement éthique est souvent le fait d’une très forte émotion. Et nul doute que le traumatisme du génocide n’ait joué ce rôle pour Manouchian. Un travail lent va alors s’opérer dans l’intime laboratoire de sa conscience morale jusqu’à fleurir sous la violence de l’occupation allemande.

L’autre question qu’il convient de se poser, dans ce cas-là, est de savoir quel Manouchian va entrer au Panthéon. L’Arménien ou le résistant ? N’en déplaise à nos pariotards, idéologisés ou non, qui ne voient en Manouchian que l’Arménien, les textes officiels et les déclarations des uns et des autres font moins mention de son origine arménienne que du combattant étranger qui a épousé les idéaux de la France. Ont-ils raison ceux qui éprouvent comme une certaine fierté à l’idée que l’arménité de Manouchian y serait pour quelque chose dans sa panthéonisation ? De la même manière que Mère Thérésa (comme je l’ai déjà mentionné) ne doit rien à sa naissance arménienne dans le combat qu’elle a menée auprès des enfants indiens. Rien non plus à l’Église arménienne qui est loin de promouvoir une charité telle qu’elle susciterait des vocations d’amour universel.

Par ailleurs, si l’on s’en tient à la thèse formulée par Hans-Lukas Kieser, qui considère le premier responsable du génocide comme le vrai fondateur de la Turquie, et si l’on entend bien les propos d’Erdogan ici ou là, Talaat a fait et fait encore la Turquie. Comme hier il a voulu éradiquer les Arméniens, Erdogan aura suivi son exemple en cherchant à se débarrasser du problème kurde par les armes et la discrimination. Avec le mausolée qui lui est consacré et les rues qui portent son nom, Talaat bénéficie d’une reconnaissance ouverte de la part de la Turquie officielle. Mais cette « panthéonisation » nationaliste demeure une affaire interne à la Turquie. Loin de revêtir quelque valeur universelle, elle ne sert d’exemple qu’aux fascismes qui sévissent ici ou là sur la planète.

Si Talaat fait encore la Turquie, Manouchian fait l’humanité. Manouchian participe par son combat et par sa mort à un monde qui cherche à dépasser le tribalisme par l’humanisme, le national par le respect de l’autre à quelque nation qu’il appartienne. En ce sens, l’observation nous pousse à reconnaître que chaque Arménien, autant qu’il sait se regarder, porte en lui aussi bien des relents de tribalisme que des ferments d’humanité. Comme il n’est pas interdit d’admettre, pour reprendre Camus, que jamais les Arméniens ne se sont trouvés, en tant que peuple, du côté du fléau. (Peut-être est-ce déjà là une des valeurs fondatrices de l’arménité). Alors que les Turcs, en tant que peuple, l’ont majoritairement toujours été et le sont encore. Que les Arméniens qui se battent pour une démocratie réelle font partie des nations avancées, alors que la Turquie s’inscrit depuis plus de cent ans dans le camp des mentalités archaïques. Celles qui défendent par le sang des égoïsmes identitaires fondés sur la peur de l’autre, sans se soucier de souscrire aux idéaux d’une civilisation qui font de la démocratie un espace de respect mutuel et compassionnel.

Denis Donikian


(à suivre)


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