George Festa
Tu es venu parmi nous pour nous aider à mieux nous connaître et à mieux nous aimer car depuis cent ans personne ne voulait croire à notre malheur d’avoir été haïs et de l’être toujours. Et pourtant, même si tu n’es pas des nôtres, même si tu es un « odar »*, un étranger, tu es le meilleur d’entre nous. Celui qui nous ouvre des fenêtres sur notre propre culture. Inlassablement, sans rien demander à personne, consacrant tes nuits à chercher les textes les plus hauts écrits sur nous-mêmes pour les traduire et nous les transmettre.
Il faut dire que tu exerçais déjà ce « service » sur notre site*. Grâce à ta curiosité, à ta générosité et à ton enthousiasme, ce site consacré aux Arméniens a duré deux ans de plus. Tu as permis de tenir sa continuité mais aussi de garder son niveau d’exigence. Peu à peu, tu es devenu un membre de notre famille. Cela étonnait. On se disait que tu devais avoir une grand-mère arménienne, que ce n’était pas possible autrement. Oui, car les Arméniens eux-mêmes, malgré nos appels incessants, n’ont jamais manifesté la même foi que toi, un « odar », qui as tout fait pour nous aider à nous découvrir.
Souvent je me suis demandé pourquoi un tel engouement pour ce petit peuple torturé que nous sommes. Peu à peu, à mesure de nos rencontres et de nos correspondances, j’ai su. J’ai su que toi aussi tu étais né dans la peur et le carnage. Que toi aussi tu avais connu le sang. Au point que tu avais du mal à retourner dans les lieux mêmes où était née ta douleur secrète. Qui sait si le deuil et l’étouffement des Arméniens ne te permettaient pas dans le fond d’exorciser ton propre deuil et ton propre étouffement ?
Tu n’es pas de ceux parmi les nôtres qui cherchent une forme d’autocélébration derrière leur dévouement à la cause arménienne. Pas de ceux qui se font médailler par des impurs. Qui affichent leur ego au grand jour. Qui multiplient leur nom à la moindre occasion. Et qui font de la cause arménienne une cause pour se pavaner. Non. Toi tu es un travailleur de la nuit. Souvent il m’est arrivé de recevoir un message de toi vers trois ou quatre heures du matin. Un cri de révolte. Un cri d’admiration. Ou un texte « intéressant ». Si souvent et à une heure si indue que je n’avais pas l’esprit pour te répondre. C’est que tu allais trop vite. Trop loin.
Certains des nôtres te trouvaient bizarre. Parfois, tu ne donnais plus de nouvelles. Tu étais injoignable. C’est que tu traversais tes nausées et tes gouffres, dans ton lit, dans ta solitude. Cette solitude qui me fait toujours craindre le pire pour toi. Tellement, qu’il m’arrive parfois de t’admirer. « Mais comment fait-il ? » Je ne veux pas ta souffrance et si je pouvais j’effacerai d’un geste ton malheur comme tu voudrais effacer le nôtre par la connaissance de nos propres gouffres.
Alors, en ce centenaire, modestement, en vertu des pouvoirs qui ne me sont pas conférés, et sachant que personne ne le fera, au nom de la nation arménienne qui a en ma personne un aussi piètre représentant, j’accroche sur ton vieux blouson la médaille toute symbolique de Krikor Narégatsi, docteur de l’Eglise. Je suis sûr que les chats de Van en miaulent de joie pour accompagner mon geste, cher Giorgio.
* odar : étranger
* le site internet "Yevrobatsi" ("européen")
"Une journée chez Denis Donikian"
Denis Donikian, George Festa
Reportage d'Isabelle Yvos (Février 2010)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Quelques lignes signalant votre passage me feront toujours plaisirs. Si vous n'avez pas de blog, vous pouvez néanmoins poster un commentaire en cliquant sur "Anonyme" et signer de votre nom ou un avatar. Amicalement,
Dzovinar