mercredi 13 décembre 2017

Avis de gros temps - Ara Toranian

EDITORIAL - Ara Toranian



Avis de gros temps

Peut-on imaginer ce qu’aurait été le sort de l’Etat d’Israël, s’il avait été géographiquement situé entre l’Allemagne et l’Autriche en 1935 ? Eh bien, c’est un peu ce que vit aujourd’hui l’Arménie avec ses voisins turcs et azerbaïdjanais. Tandis que l’hystérie nationaliste et son corollaire négationniste n’en finissent pas de ravager les esprits dans ces deux pays, leur stratégie d’étouffement de l’Arménie se poursuit avec méthode.

L’inauguration le 31octobre de la nouvelle voie ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars, qui ambitionne de rapprocher l’Asie de l’Europe en contournant l’Arménie, constitue le dernier épisode de leur plan d’ostracisation à son endroit. Mais ce n’est pas tout. Un article du géopoliticien azerbaïdjanais Zaur Shiriyev, paru récemment dans Eurasianet.org, attire l’attention sur un autre aspect de leur politique commune, bien plus inquiétant. Elle se traduit en effet par un programme de militarisation à outrance du Nakhitchevan, cette enclave limitrophe de la Turquie et l’Iran qui avait été attribuée par Staline à RSS d’Azerbaïdjan...

Ce territoire, peuplé de près de 50 % d’Arméniens avant sa soviétisation, et qui n’en compte plus aucun aujourd’hui, est en effet en passe de devenir une véritable rampe de lancement militaire dirigée contre le pays. Fort déjà de 20 000 soldats et d’environ 400 véhicules blindés, il dispose désormais d’une nouvelle unité dans laquelle la Turquie voisine est largement présente.

Bakou y a, de plus, mis en place tout un arsenal d’armement lourd, en particulier des missiles Smerch, des T-300 Kasirga, des systèmes de lance-roquettes multiples T-122 Sakarya. Autant d’armes qui placent Erevan à porté de tir du Nakhitchevan. Une telle éventualité entraînerait certes une guerre totale, qui mettrait Bakou et ses installations pétrolières sous le feu des redoutables Iskanders arméniens, achetés l’an dernier à la Russie. Elle pourrait provoquer également l’entrée dans le conflit de cette dernière, en vertu du partenariat stratégique qui oblige les deux pays. Il n’empêche que l’extension au Nakhitchevan de la course aux armements lancée par Bakou, avec les risques de prise en tenaille qu’elle implique, constitue un nouveau défi, et de taille, pour la sécurité de l’Arménie.

Faut-il y voir, en sus de la situation au Haut-Karabagh, une cause supplémentaire de sa forte tendance à la militarisation ? En tout cas, dans ses sphères dirigeantes, l’heure n’est pas au pacifisme. Le ministre de la Défense continue à promouvoir dans ses discours et dans sa pratique le concept de « nation-armée ». Son budget pour 2018 est en augmentation de 18 %. Et Serge Sarkissian a déclaré de son côté fin octobre que la modernisation de l’armée était « l’une des plus importantes, sinon la plus importante, tâches de l’État », tandis que le parlement votait une loi durcissant brutalement les conditions du sursis pour les étudiants. Tout va donc dans le même sens. D’autant plus sans doute que depuis un peu plus d’un an le système d’alliance de l’Arménie donne des signes de flottement.

À peine a-t-on avalé la couleuvre des ventes massives d’armes russes (son principal partenaire stratégique) à l’Azerbaïdjan qu’on découvre à la faveur du réchauffement des relations entre Poutine et Erdogan, la vente de missiles russes S-400 à la Turquie (en dépit de son appartenance à l’OTAN). Ce qui est pour le moins troublant. D’autant qu’on assiste parallèlement, depuis l’élection de Hassan Rouhani à la présidence iranienne, à un rapprochement entre Téhéran et Bakou et que la diplomatie tripartite (Moscou-Ankara-Téhéran) qui s’est construite autour de la question syrienne pourrait s’étendre à d’autres domaines.

Dans ce contexte, les rumeurs relatives à un supposé plan Poutine sur le Karabagh, qu’on dit désavantageux pour l’Arménie (il n’octroierait qu’une indépendance de facto et non de jure à la RHK au sein de l’Azerbaïdjan), ne laissent pas d’interroger. Car si la Russie tire un certain profit de la guerre larvée entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, selon la logique du « diviser pour mieux régner », elle pourrait aussi avoir intérêt à une « pacification » de la région, à la condition que celle-ci permette de faire revenir l’Azerbaïdjan dans son giron (notamment par son intégration à l’Union eurasienne) tout en lui donnant la possibilité de s’installer militairement autour du Haut-Karabagh dans le cadre d’une mission de maintien de la paix qui serait par exemple confiée à l’OTSC ( l’organisation du traité de sécurité collective). Tout cela n’est certes pas encore dans les tuyaux. Mais c’est dans l’air.

L’Arménie se trouve donc à nouveau dans une situation inconfortable, avec d’un côté des forces qui conspirent à sa perte et de l’autre un allié imprévisible. Dans ces circonstances, la petite ouverture qu’elle s’est créée avec l’Europe, si elle ne saurait répondre à sa problématique sécuritaire, élargit tout de même un peu son horizon et rompt l’isolement dans lequel on voudrait l’enfermer. Il n’y a rien là de très euphorisant. Mais, dans ce monde de brutes, elle n’a de toute manière pas l’embarras du choix...

mercredi 6 décembre 2017,
Ara ©armenews.com

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