Mon arrière grand-père maternel habitait en Turquie, le quartier Péra, très prisé des familles bourgeoises arméniennes, où il possédait un magasin d'armurerie. Sa situation financière lui permettait d'entretenir dans une certaine aisance une famille qui comptait cinq enfants. Ils pratiquaient tous un instrument de musique et se réunissaient le soir, pour de petits concerts familiaux. Ma grand-mère, Sophie, artistiquement douée, jouait du piano, aimait la littérature, le théâtre, jouait la comédie connaissait sept langues, dont l'arabe qu'elle lisait et écrivait couramment. C'est au cours d'un voyage en Russie qu'elle rencontra mon grand-père, Avédis.
Issu d'une famille ukraino-arménienne, officier ainsi que ses frères dans l'armée du tsar, mon grand-père d'un tempérament plutôt sombre, à l'opposé de celui de ma grand-mère Sophie, femme brillante, amoureuse de la vie, au caractère enjoué, s'éprit de cette femme légère et gaie comme un pinson, et quitta tout pour la suivre à Constantinople. Pour son malheur.
C'est là que maman naquit, sur le quai d'embarquement du bateau que sa mère s'apprêtait à prendre ! Puis, très peu de temps après cette naissance, ma frivole grand-mère oublia ses devoirs pour suivre un comédien dont elle s'était entichée ... Mon grand-père espéra en vain, en la suivant à son tour à la trace avec l'enfant, qu'elle reviendrait au foyer, sans succès. Sa quête le conduisit en Bulgarie, où il finit par s'établir en désespoir de cause et où ses parents le rejoignirent.
C'est ainsi que grandit ma mère, entourée de l'amour de son père et de ses grand-parents jusqu'au moment où son père se remaria avec une jeune fille, Koarig, miraculée du génocide des arméniens. Elle était servante en même temps que mon arrière-grand-mère donc, dans une riche famille arménienne. Maman avait six ans ; l'amour exclusif, sans partage, qu'elle vouait à son père lui fit découvrir la souffrance de la jalousie à la naissance de ses frères et soeurs. Entre-temps, la famille s'était installée en France, à Lyon. C'était la misère. Au fil du temps, la mésentente qui régnait entre sa belle-mère et elle, généra son vif désir de quitter le foyer. On décida de la marier, elle avait quinze ans mais on prétendit qu'elle en avait seize. C'est ainsi qu'elle épousa mon père âgé de vingt quatre ans et que très rapidement, les grossesses se succèdèrent ; un premier enfant naquit qui mourut à six mois, puis vint mon frère dont elle était déjà enceinte, enfin ma naissance dix huit mois plus tard.
Se marier, dans la culture arménienne, signifiait rejoindre la famille de l'époux et la partager. Le maître du clan, mon grand-père paternel cette fois, dictait sa loi. Une loi que chacun supportait sans broncher, mon père y compris. "Il était très gentil, me dit plus tard ma mère, nous nous entendions bien et riions souvent en cachette, mais il n'osait pas se rebeller". Le couple de mes parents n'avait aucune autonomie. Un rituel consistait, pour la jeune épousée, à laver les pieds du maître en signe de respect ... Une connivence existait cependant entre les jeunes gens qu'étaient mes tantes Kéranouche et Christine, Mes oncles Zaven et Joseph ; ils se soutenaient mutuellement, au moins en paroles, lorsque la dictature du "vieux", ainsi qu'ils nommaient leur père, était par trop contraignante.
Mon grand-père (qui n'était pas le père biologique de papa, Zaven et Kéranouche), petit homme sec et nerveux craint de tous, décidait de tout pour tous. Les revenus du travail étaient gérés par lui. C'est ainsi qu'il s'occupa des tenues vestimentaires de maman et, curieusement, montra dans ses choix beaucoup de goût. Peut-être pour satisfaire le "qu'en dira-t-on" s'ingénia-t-il - malgré leurs faibles ressources - à la parer de vêtements de qualité faits de crêpe ou de soie... Elle était si jolie maman. Tante Kéranouche pensa un jour que les cils de maman - qu'elle avait fort longs - étaient trop longs et décida qu'il fallait les couper ... Ce qu'elle fit ! Un petit peu jalouse quand même...
Mes parents acquirent enfin leur autonomie lorsque mes grands-parents décidèrent de quitter Lyon pour la banlieue parisienne : Alfortville.
Alors, la malveillance, les ragots, l'extrême jeunesse de maman sans doute, furent à l'origine de la séparation de mes parents. Enrôlé dans l'armée française qui l'éloigna de son foyer, il revint au cours d'une permission, et trouva porte close ... et nous, bambins de 2 ans et demi et 1 an, confiés à des voisins ...Les racontars avaient déjà fait leur oeuvre. Sans chercher à comprendre davantage, il prit le train le soir même pour Paris afin de nous confier aux soins de nos grands-parents.
Commença pour maman, l'enfer de l'arrachement que fut pour elle la perte de ses enfants, puis du rejet familial, puis de la solitude . Au sortir d'une longue dépression, elle se rendit à Paris, dans l'espoir de nous retrouver. En vain. Un atelier de couture cherchait une employée. Elle se présenta. Elle ne savait rien de la couture ! Et cet homme, qui devint son patron mais surtout un grand ami, s'étant vite aperçu de son ignorance, choisit pourtant de lui faire confiance et lui offrit une chance d'apprendre son métier en le pratiquant - à ses risques et périls. S'il y eut des "râtés", il n'eut pas à regretter les premiers dommages de son apprentissage, car très vite, maman devint sa meilleure ouvrière. Elle fut son bras droit et dirigea l'atelier pendant de longues années. Lorsque survinrent nos retrouvailles, je me souviens de son beau regard rempli de fierté quand elle me présenta à ce patron bienveillant, qui me pinçant affectueusement la jour, lui dit : "vous avez une bien belle jeune fille" ...
Elle avait rencontré durant ses années de difficultés celui qui devint son mari. Il était Français et terminait ses études. Mais la plaie toujours ouverte de la déchirure qu'avait été pour elle notre séparation, entretenait une dépression chronique qui la jetait, chaque fois qu'elle se manifestait, dans des gouffres de souffrances. Jusqu'au jour où j'intégrai définitivement leur domicile. Ce fut aussi le moment, après le paroxisme du bonheur retrouvé, où J'entrai dans l'univers de l'amour possessif, exclusif, de ma mère en même temps que celui, plus insidieux et trouble, de sa dépression. Elle m'idolâtrait, m'offrait tout ce qui pouvait me faire plaisir. Je l'aimais aussi, de toute mon âme. Quand elle pleurait, impuissante que j'étais à guérir un mal qui la rongeait sans cesse, je la serrais sur mon coeur et couvrais ses yeux de baisers. Et, peu à peu, otage consentante de mon amour infini pour elle, quittant mon rôle de fille, je compris que je devais endosser celui de protectrice, de mère.
J'apprenais à vivre pour l'autre, et plus seulement pour moi.
Cet amour excessif qui nous unissait me maintint longtemps dans un monde idéal, inhumain en quelque sorte. Je n'imaginais pas qu'il puisse un jour se briser. Et quand à la faveur de circonstances particulières cet être que j'aimais sans réserve, s'éleva contre moi, tenta de me nuire, y parvenant presque, ce fut pour moi un choc d'une brutalité inouïe. J'avais alors trente-cinq ans quand j'ouvris les yeux sur une réalité que je n'aurais jamais pu imaginer. La vie me réserva comme à tant d'autres, bien des aléas, des difficultés, matérielles souvent ; mais rien, jamais, n'a pu m'atteindre aussi profondément comme la perte de l'illusion que se révéla être cet amour que je croyais indéfectible, celui de ma mère. Il me fallut du temps pour parvenir à dépasser cette souffrance et reprendre des relations avec elle. Mais j'y parvins peu à peu prenant en compte ses propres démons ; et puis maman vieillissait ; je n'aurais pu l'abandonner ; j'étais près d'elle, lui tenait la main au jour de sa mort, lui ai fermé les yeux. Nous avions perdu des années si précieuses. |
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