"Je suis née à Konia en 1899 ou 1900. Je me nomme Koarig Sinanian. Nous étions trois enfants. Ma soeur aînée 18 ans, moi 16 ans et notre petit frère Lévon 12 ans.
Mes parents tissaient des tapis à la maison pour le compte d'un commanditaire. Notre vie était simple mais heureuse, ce travail nous offrant un revenu qui nous mettait à l'abri de la misère. Souvent, les jours de repos, pendant les soirs d'été, les voisins se joignaient à nous et le jardin résonnaient alors de nos rires insouciants ...
Ce terrible jour, les soldats ont fait irruption dans notre maison et nous ont poussés dehors avec brutalité. Leurs visages étaient barbouillés de sang, du sang de leurs victimes, qu'ils arboraient tels des trophées de leurs immondes besognes. Ils ont tué mes parents dont les corps tailladés s'abattirent sur mon petit frère et moi. Nous disparûmes sous eux. Et je vis avec épouvante celui de ma malheureuse soeur tranché en deux, à la hauteur de sa taille. Lorsque les barbares s'éloignèrent enfin, leurs macabres desseins accomplis, mon frère et moi émergeâmes de dessous les corps de nos parents.
Nous avons erré par les rues, hagards, perdus, et, quand nous aperçûmes la cohorte des Arméniens qui fuyaient, emportant dans leur détresse tout ce qui pouvait être sauvé, nous nous joignîmes à eux. Ce que fut notre existence sur ce chemin de l'exil est impossible à décrire. La faim, la soif, un perpétuel effroi, une inhumaine fatigue, furent notre quotidien. La constitution de mon jeune frère n'y résista pas et il mourut.
Des images horribles me hantaient : j'avais vu ces barbares s'emparer de très petits enfants, des nourrissons, et les trancher comme des volailles, puis suspendre leurs membres menus avec des "mandal"* à une corde à linge !
Je fus "sauvée" de ce cauchemar par une tribu nomade arabe qui se déplaçait à dos de chameau. Le chef de la tribu me prit pour épouse et me marqua avec des tatouages sur le visage, entre les sourcils, autour de la bouche, et que je portai ma vie durant, malgré toutes mes tentatives pour les effacer, avec un terrible sentiment de honte, indélébile comme mes tatouages.
Un jour pourtant, alors qu'on m'avait envoyé au marché vendre le sel que récoltait la tribu, des membres de la Croix Rouge arménienne qui écumaient tous les lieux, théâtres de massacres, à la recherche d'orphelins, me virent et m'enlevèrent à leur tour, me conduisant jusqu'à un orphelinat en Syrie. C'est là que des bourgeois arméniens venant de Bulgarie me prirent pour servante ; c'est ainsi que je les accompagnai lors de leur retour dans leur pays.
Une autre servante qui venait à demeure laver le linge de la maisonnée me vit et me présenta à son fils, Avédis*, déjà père d'une fillette* de 5 ans, Achkhène. Je l'épousai et, un an plus tard, nous partîmes pour la France où nos cinq enfants virent le jour."
Aujourd'hui Koarig n'est plus. Je dois ce récit aux souvenirs d'Achkhène, souvenirs que j'ai recueillis il y a peu de temps, avant qu'elle-même ne quitte ce monde.
Nous devons être la mémoire de notre passé et la transmettre.
*mandal : pince à linge
*Avédis : mon grand-père maternel
*Achkhène : ma mère
Mes parents tissaient des tapis à la maison pour le compte d'un commanditaire. Notre vie était simple mais heureuse, ce travail nous offrant un revenu qui nous mettait à l'abri de la misère. Souvent, les jours de repos, pendant les soirs d'été, les voisins se joignaient à nous et le jardin résonnaient alors de nos rires insouciants ...
Ce terrible jour, les soldats ont fait irruption dans notre maison et nous ont poussés dehors avec brutalité. Leurs visages étaient barbouillés de sang, du sang de leurs victimes, qu'ils arboraient tels des trophées de leurs immondes besognes. Ils ont tué mes parents dont les corps tailladés s'abattirent sur mon petit frère et moi. Nous disparûmes sous eux. Et je vis avec épouvante celui de ma malheureuse soeur tranché en deux, à la hauteur de sa taille. Lorsque les barbares s'éloignèrent enfin, leurs macabres desseins accomplis, mon frère et moi émergeâmes de dessous les corps de nos parents.
Nous avons erré par les rues, hagards, perdus, et, quand nous aperçûmes la cohorte des Arméniens qui fuyaient, emportant dans leur détresse tout ce qui pouvait être sauvé, nous nous joignîmes à eux. Ce que fut notre existence sur ce chemin de l'exil est impossible à décrire. La faim, la soif, un perpétuel effroi, une inhumaine fatigue, furent notre quotidien. La constitution de mon jeune frère n'y résista pas et il mourut.
Des images horribles me hantaient : j'avais vu ces barbares s'emparer de très petits enfants, des nourrissons, et les trancher comme des volailles, puis suspendre leurs membres menus avec des "mandal"* à une corde à linge !
Je fus "sauvée" de ce cauchemar par une tribu nomade arabe qui se déplaçait à dos de chameau. Le chef de la tribu me prit pour épouse et me marqua avec des tatouages sur le visage, entre les sourcils, autour de la bouche, et que je portai ma vie durant, malgré toutes mes tentatives pour les effacer, avec un terrible sentiment de honte, indélébile comme mes tatouages.
Un jour pourtant, alors qu'on m'avait envoyé au marché vendre le sel que récoltait la tribu, des membres de la Croix Rouge arménienne qui écumaient tous les lieux, théâtres de massacres, à la recherche d'orphelins, me virent et m'enlevèrent à leur tour, me conduisant jusqu'à un orphelinat en Syrie. C'est là que des bourgeois arméniens venant de Bulgarie me prirent pour servante ; c'est ainsi que je les accompagnai lors de leur retour dans leur pays.
Une autre servante qui venait à demeure laver le linge de la maisonnée me vit et me présenta à son fils, Avédis*, déjà père d'une fillette* de 5 ans, Achkhène. Je l'épousai et, un an plus tard, nous partîmes pour la France où nos cinq enfants virent le jour."
Aujourd'hui Koarig n'est plus. Je dois ce récit aux souvenirs d'Achkhène, souvenirs que j'ai recueillis il y a peu de temps, avant qu'elle-même ne quitte ce monde.
Nous devons être la mémoire de notre passé et la transmettre.
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*mandal : pince à linge
*Avédis : mon grand-père maternel
*Achkhène : ma mère
Parev Dzovinar
RépondreSupprimerNous nous connaissons (très peu) par le biais des autres blogs et ce soir, je découvre le vôtre.
La première lecture de cette première page, me rappelle le récit de mon beau-père qui vécut quasiment la même horrible scène.
Il est décédé depuis longtemps et mon grand regret est de n'avoir pas plus posé de questions.
Nos aînés n'aimaient pas évoquer ce cauchemar enfoui dans le mémoire mais notre génération a voulu révéler et faire découvrir ce drame qui mérite son nom un Génocide.
Je reviendrai certainement sur votre site, bien présenté et vous souhaite une bonne continuation.
Bien cordialement.
Albert Antranik.
C'est malheureusement le cas pour beaucoup d'arméniens de n'avoir pu questionner, pendant qu'ils étaient encore de ce monde, les membres de leurs familles qui auraient pu les informer plus précisément sur cette terrible tragédie dont ils ont été victimes.
RépondreSupprimerLes rencontres initiées ces derniers jours par le Centre National du Livre, à Paris entre autre, ont été très instructives sur cette quête de la mémoire et ses incidences - un des nombreux thèmes traités.
Merci pour votre intérêt.
Cordialement. Dzovinar