Gilbert Béguian et Me Philippe Krikorian
Chers Amis,
Que d'émotions en une seule journée!
Le contraste est, en effet, saisissant.
Entre l'éloge exceptionnel fait par la Cour d'Appel d'Aix-en-Provence, en début d'audience publique, devant le mandataire de l'Etat, quant à la motivation légitime des quinze appelants, ainsi qu'au travail de leur Avocat, d'une part et l'appréciation injuste par la Cour européenne des droits de l'Homme ( CEDH ) du Génocide Arménien, dans l'affaire qu'elle a jugée le même jour ( PERINCEK c. Suisse ), il existe un gouffre béant dans lequel se précipitent les passions humaines.
La CEDH, après avoir reconnu que la condamnation de Dogu PERINCEK procédait d'une ingérence "prévue par la loi" ( § 72 ) et "susceptible de viser la protection des droits d'autrui, à savoir l'honneur des familles et proches des victimes des atrocités commises par l'Empire ottoman contre le peuple arménien à partir de 1915" ( § 75 ), rappelé qu'"il ne lui revient pas d'arbitrer des questions historiques qui relèvent d'un débat toujours en cours entre historiens" ( § 99 ), précisé "d'emblée qu'elle n'est amenée à se prononcer ni sur lamatérialité des massacres et déportations subies par le peuple arménien aux mains de l'Empire ottoman à partir de 1915, ni sur l'opportunité de qualifier juridiquement ces faits de 'génocide', au sens de l'art. 261bis, alinéa 4, du code pénal ( suisse )" ( § 111 ), a mis en doute ( § 117 ) le consensus général, notamment scientifique, quant à la qualification de génocide des crimes de 1915 commis par l'Etat turc à l'encontre des populations civiles arméniennes, tel qu'il avait été constaté par le Tribunal fédéral suisse dans son arrêt historique du 12 Décembre 2007.
La CEDH prétend se référer, également, à la décision du Conseil constitutionnel français du28 Février 2012, en relevant que "Les Etats qui ont reconnu le génocide arménien - pour la grande majorité d'entre eux par le biais de leurs parlements - n'ont par ailleurs pas jugé nécessaire d'adopter des lois prévoyant une répression pénale, conscients que l'un des buts principaux de la liberté d'expression est de protéger les points de vue minoritaires, susceptibles d'animer le débat sur des questions d'intérêt général qui ne sont pas entièrement établies." ( § 123 ). Pour la CEDH, il est douteux que "la condamnation du requérant ait été commandée par 'un besoin social impérieux" ( § 126 ).
En conclusion, la CEDH considère "que les motifs avancés par les autorités nationales pour justifier la condamnation du requérant ne sont pas tous pertinents et, considérés dans leur ensemble, s'avèrent insuffisants. Les instances internes n'ont pas démontré en particulier que la condamnation du requérant répondait à un "besoin social impérieux" ni qu'elle était nécessaire, dans une société démocratique, pour la protection de l'honneur et les sentiments des descendants des victimes des atrocités qui remontent aux années 1915 et suivantes. Les instances internes ont donc dépassé la marge d'appréciation réduite dont elles jouissaient dans le cas d'espèce, qui s'inscrit dans un débat revêtant un intérêt public certain ( § 129 )" et ne craint pas de conclure à la "violation de l'article 10 de la Convention." ( § 130 ).
Cette décision, hautement critiquable, au regard notamment du droit au respect de la dignité humaine - qui est absolu - et de la vérité historique, heurte, choque et inquiète. Elle devra, en conséquence, être déférée à la Grande Chambre de la Cour, sur la demande de l'Etat suisse. L'Association Suisse Arménie ( ASA ), dont je salue, ici, à nouveau, l'engagement, doit être encouragée à continuer son juste combat. Souvenons-nous, à ce propos, que dans l'affaire KONONOV, la Grande Chambre ( 17 Mai 2010 ) a totalement infirmé l'appréciation de la Chambre qui avait statué en première instance. C'est d'ailleurs la saisine de la Grande Chambre que préconisent justement les juges VUCINIC et PINTO DE ALBUQUERQUE, dans leur "opinion en partie dissidente" ( page 62, § 1 ) et dont la conclusion ( § 29, pages 79-80 ) qui rappelle que l'origine du mot "génocide" créé parRaphaël LEMKIN, est consubstantielle au crime internationalement illicite de 1915 et indissociable de l'identité arménienne, permet d'évacuer tout doute quant à la qualification de génocide concernant ce crime de lèse-humanité incontestable:
"29. Dans une interview accordée à CBS en 1949 et disponible sur internet, Raphael Lemkin, qui est l’inventeur du terme « génocide » et l’inspirateur de la Convention sur le génocide, a dit ceci : « J’ai commencé à m’intéresser au génocide parce qu’il était arrivé aux Arméniens et que leur sort a été totalement ignoré à la Conférence de Versailles : leurs bourreaux étaient coupables de génocide, et ils n’ont pas été punis. » Depuis plusieurs décennies, les meurtres massifs planifiés, la torture systématique et la déportation organisée du peuple arménien et l’éradication préméditée de la chrétienté en Turquie qui ont eu lieu au début du XXe siècle sont considérés comme un « génocide oublié ». Mais les auteurs de la présente opinion ne l’oublient pas. Nous estimons donc que l’incrimination de la négation du génocide et la sanction infligée au requérant, en pleine conformité avec le droit en vigueur dans l’État défendeur, pour avoir nié l’existence du génocide des Arméniens, n’ont pas emporté violation de l’article 10 de la Convention. "
On en vient, ainsi, rapidement à comprendre que nier le Génocide Arménien revient à nier l'existence même du peuple arménien. C'est en ces termes que s'exprimait PERINCEK qui prétendait - dans un parfait diallèle - qu'il n'avait pas nié le Génocide puisqu'il n'y avait pas génocide.
En un seul arrêt, la CEDH a perdu tout crédit. Il est, en effet, du devoir des citoyens de dénoncer publiquement tout dysfonctionnement manifeste de l'institution juridictionnelle, nationale ou, comme en l'espèce, internationale. C'est ce qu'a jugé, en France, la Cour de cassation pour les Avocats, au nom de la liberté d'expression ( Crim. 04 Mai 2012, aff. SPZINER, BILGER ).
En effet, il est remarquable, qu'au titre du rappel du droit et de la pratique internationaux ( § 18 et s. ) ne figure pas la décision-cadre du 28 Novembre 2008 qui oblige les vingt-huit Etats membres de l'UE à traiter le négationnisme par le droit pénal. Je rappelle, à cet égard, que la loi BOYER-KRIKORIAN votée définitivement par le Parlement le 23 Janvier 2012tendait précisément à la transposition de la décision-cadre, à l'instar de la procédure actuellement pendante devant la Cour d'Appel d'Aix-en-Provence qui rendra son arrêt le30 Janvier 2014 prochain.
Seule la Cour de justice de l'Union européenne ( CJUE ) - et non pas la CEDH - a la compétence et le pouvoir d'apprécier la validité des actes de droit dérivé de l'UE et d'interpréter le droit primaire et dérivé de l'UE. Or, la question du Génocide Arménien fait partie, depuis la résolution du Parlement européen du 18 Juin 1987, du domaine d'activités de l'UE et se trouvent donc, justiciable du droit de l'UE. Cette réalité est incontestable.
Dans cet ordre d'idées, les questions préjudicielles que je demande à la Cour d'Appel d'Aix-en-Provence de poser à la CJUE visent à:
- faire invalider le paragraphe 4 de l'article 1er de la décision-cadre en ce qu'il empêche la transposition adéquate de la norme de l'UE en droit français, compte tenu de la déclaration de la France ( ALLIOT-MARIE ) qui y a été annexée et dont nous demandons le retrait;
- faire préciser par la CJUE qu'aucune disposition de la décision-cadre ni aucune autre norme du droit de l'UE n'écarte le Génocide Arménien - reconnu notamment par le Parlement européen le 18 Juin 1987 - du champ d'application de ladite décision-cadre et qu'en conséquence les Etats membres ne peuvent exclure ce génocide du dispositif pénal de transposition.
En outre, pour ceux qui en douteraient, encore, l'art. 1er, § 4 et la déclaration de la France prouvent que les génocides, crimes contre l'humanité et crimes de guerre visés à l'article 1er, § 1, c) par référence aux art. 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale ( CPI ) et dont l'apologie, la négation ou la banalisation grossière publique doivent être rendues punissables par les Etat membres de l'UE, ne sont pas enfermés dans une période déterminée. Il s'agit indifféremment de crimes commis avant ou après l'entrée en vigueur du Statut de Rome ( CPI ) le 1er Juillet 2002.
On ne voit pas pourquoi, à ce titre, l'article 1er, § 1, d) viserait les crimes nazis commis pendant la seconde guerre mondiale - donc, antérieurs au 1er Juillet 2002 - et pourquoi l'article 1er, § 1, c) - qui le précède - ne pourrait pas concerner les crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre commis pendant la première guerre mondiale contre les populations civiles arméniennes, s'agissant, dans tous les cas d'espèce, de crimes par nature imprescriptibles?
La CEDH, dont la mission est limitée à l'interprétation de la Convention européenne des droits de l'homme et au contrôle de son application par les Etats membres du Conseil de l'Europe - distinct de l'UE -, était, partant, incompétente pour mettre en doute l'existence d'un consensus général, notamment scientifique dont le Tribunal fédéral suisse avait fait le constat le 12 Décembre 2007. Rien dans la Convention européenne des droits de l'homme ne pouvait permettre à la CEDH de nier la réalité du Génocide Arménien. De surcroît, il est très surprenant, en considération du dialogue des juges que la CEDH n'ait pas fait preuve de plus de retenue à l'égard d'une question qui relève du droit de l'UE et, partant, de la CJUE.
L'arrêt qui vient d'être rendu contre la Suisse n'est susceptible, en tout état de cause, d'exercer aucun effet de droit sur les procédures en cours qui, elles, s'appuient essentiellement sur le droit de l'UE. ll permet, à l'inverse, de mettre encore plus nettement en exergue l'impérieuse nécessité de poursuivre nos actions devant les juridictions nationales et internationales aux fins d'obtenir la transposition adéquate de la décision-cadre du 28 Novembre 2008.
Je tiens, derechef, à remercier toutes les personnes présentes le 17 Décembre 2013 dernier à la Cour d'Appel d'Aix-en-Provence.
Je ne manquerai pas, en outre, de revenir vers vous aux fins de vous communiquer le mandat à signer correspondant à la procédure de plein contentieux ( indemnitaire ) que je vais prochainement diligenter contre l'Etat français pour défaut de transposition de la décision-cadre du 28 Novembre 2008.
Bonne journée à tous,
A bientôt,
Très amicalement,
Philippe KRIKORIAN,
Avocat au Barreau de Marseille
Tél. 04 91 55 67 77 - Fax 04 91 33 46 76
Courriel Philippe.KRIKORIAN@wanadoo.fr
Site Internet www.philippekrikorian-avocat.fr
BP 70212
13178 MARSEILLE CEDEX 20
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