vendredi 3 avril 2020

Patrick Devedjian l’Arménien : un destin français





L'édito

Valérie Toranian 
Directrice de la Revue des Deux Mondes.

Patrick Devedjian l’Arménien : un destin français
Par Valérie Toranian- Mar 30, 2020
  
À l’époque où il était l’avocat de Jacques Chirac, Patrick Devedjian a aussi défendu un obscur anonyme : mon père.



Dans les années 70, les Arméniens commençaient à manifester pour la reconnaissance du génocide perpétré en 1915 sous l’empire ottoman. Exilés, immigrés, devenus citoyens français, ils voulaient rompre le silence de plomb autour du crime dont leurs parents, leurs grands-parents avaient été victimes. À l’issue d’une messe commémorative célébrée à Notre-Dame de Paris en 1977, les CRS chargent les quelque dizaines d’Arméniens présents sur le parvis, leur reprochant de ne pas se disperser assez vite. Ils redoutent une manifestation dont s’offusquerait le gouvernement turc. La Turquie d’alors n’est pas celle d’Erdogan mais la négation du génocide arménien est une continuité de l’État, quels que soient les régimes depuis Kemal Atatürk. Et sa diplomatie est très agressive pour faire taire les voix arméniennes qui réclament justice.

« Patrick Devedjian rêvait d’être le Badinter de la droite. La consécration d’une vie pour le fils de Roland Devedjian, originaire de Sivas, arrivé en France via Constantinople à l’âge de 18 ans, en 1919. »


Mon père, accusé d’avoir blessé un CRS en se débattant, va être défendu quelques semaines plus tard en comparution par Patrick Devedjian. Dans la communauté arménienne, l’avocat est déjà un objet d’admiration : défenseur de Chirac, ce n’est pas rien. Au coup de fil de mon père, il avait répondu présent sur-le-champ. Comme il répondra présent pendant plus de quarante ans à toutes les étapes du combat que les Arméniens mèneront pour la reconnaissance du génocide arménien et la pénalisation du négationnisme. Dans les années 80, il prendra même la défense des membres de l’Armée secrète arménienne, auteurs d’attentats contre des diplomates turcs. Pas vraiment le style de sa famille politique. Il s’en moque. « J’explique la révolte de ces jeunes face à l’injustice subie par tout un peuple. »

C’est le désir de justice qui a fait de lui un avocat. C’est le désir de justice qui le fera aspirer au poste de garde des Sceaux que Nicolas Sarkozy offrira finalement à Rachida Dati. Patrick Devedjian rêvait d’être le Badinter de la droite. La consécration d’une vie pour le fils de Roland Devedjian, originaire de Sivas, arrivé en France via Constantinople à l’âge de 18 ans, en 1919.
« Le génocide arménien est mon identité. Il me structure. Nombre de mes positions politiques sont conduites par le fait que je suis issu de cette tragédie. » Patrick Devedjian.

Durant quarante ans, Patrick Devedjian aura été l’une des principales personnalités de la droite française. Maire d’Antony, député, président du Conseil général des Hauts-de-Seine, ministre de Chirac puis de Sarkozy. Une réussite. Sa vie ressemble à une chanson d’Aznavour : au fil des années, ses amis sont devenus hauts placés, décorés, bedonnants, influents… Il pourrait prendre du champ avec ses encombrantes origines orientales. C’est tout l’inverse. Il reste irréductiblement fidèle. Non pas tant à sa culture, mais à la mémoire des morts. « Le génocide arménien, explique-t-il, est mon identité. Il me structure. Nombre de mes positions politiques sont conduites par le fait que je suis issu de cette tragédie. »

Première tragédie, celle de l’exil. Premier impératif catégorique, s’intégrer. Être exemplaire. Au collège, Patrick Devedjian se fait traiter d’« étranger », de « youpin ». Il en garde un goût amer. À 17 ans, il s’engage dans le mouvement d’extrême droite Occident. Comment mieux montrer à la France qu’il veut éperdument l’intégrer, qu’il fait violemment souche avec elle ? Erreur de jeunesse, confessera-t-il. « Être un bon Français, pour moi, à l’époque, c’était défendre une nation forte. J’avais le sentiment de l’éternel reflux des chrétiens face à l’islam ». C’était pour lui l’un des enjeux du conflit algérien.

« Il voulait ressembler aux gens d’Assas », nuançait Claude Goasguen, président de la corpo d’Assas en 1964. Cette jeunesse dorée des grandes familles, des grands bourgeois, sûre d’elle et enracinée. Il comprend vite qu’intégrer l’élite des privilégiés ne lui sera pas donné aisément. Peu importe.

« Objet politique non identifié, on redoutait ses saillies, on riait de ses formules assassines, on admirait son élégance, à la limite parfois de la préciosité. Ses collègues de gauche à l’Assemblée l’avaient surnommé “l’homme intelligent de la droite”. Il devait en sourire. De ce sourire qui était sa signature. Parfois narquois, souvent mélancolique. »

Il continue d’aimer passionnément la France. Surtout celle du XIXe siècle romantique et libéral qui a construit sa pensée politique. Chateaubriand mais aussi Benjamin Constant, Stendhal et Alexis de Tocqueville. Sa rencontre avec Raymond Aron en 1968 en sera l’aboutissement naturel. Avec le grand philosophe du libéralisme politique, il crée la revue Contrepoint qui donnera ensuite naissance à la revue Commentaire dirigée par Jean-Claude Casanova. Il fut de ceux, rappelle l’académicien Marc Fumaroli, « qui résolument travaillèrent à nous libérer des situationnistes, des structuralistes, des maoïstes et autres terroristes intellectuels » lorsque le monde culturel en subissait les assauts.

« Dans la dialectique de la liberté et de l’égalité, je donne la priorité à la liberté », écrivait cet anticonformiste. Il se méfiait des clans, des réseaux, adorait voler dans les plumes de son propre camp qu’il qualifiait en privé de « droite la plus bête du monde ». Objet politique non identifié, on redoutait ses saillies, on riait de ses formules assassines, on admirait son élégance, à la limite parfois de la préciosité. Ses collègues de gauche à l’Assemblée l’avaient surnommé « l’homme intelligent de la droite ». Il devait en sourire. De ce sourire qui était sa signature. Parfois narquois, souvent mélancolique. On le disait aussi dur, froid, autoritaire. Probablement. Je l’ai connu dans le cadre de ses engagements arméniens et il était loyal, fidèle, tenace, infatigable. Au procès de militants, je l’ai vu s’effondrer après le témoignage de Mélinée Manouchian, veuve du résistant de l’Affiche rouge, venue témoigner de l’engagement des Arméniens pour la France. Bouleversé. On reste toujours le fils d’un apatride.


« L’histoire est tragique. Là d’où il vient, d’un peuple décimé, c’est une évidence. Le tragique surgit sans prévenir, selon des modes toujours inédits. »


Il disait que son scepticisme naturel l’avait vacciné contre les dangers de la jouissance du pouvoir. À un journaliste qui lui demandait s’il était homme de pouvoir, il répondit en désignant par la fenêtre le cimetière de Neuilly : « Voilà où finissent les ambitions. » L’histoire est tragique. Là d’où il vient, d’un peuple décimé, c’est une évidence. Le tragique surgit sans prévenir, selon des modes toujours inédits.

Son père fut rescapé par hasard d’un massacre, au siècle des génocides. Cent ans après, Patrick Devedjian a été emporté par un fléau invisible qui paralyse d’effroi la planète. Brutalement frappé par le coronavirus, il laisse une veuve Sophie et quatre fils. « Quatre, pour porter mon cercueil », comme il disait d’un sourire en coin. Les Arméniens de France viennent de perdre celui qui portait leur mémoire avec force et courage. Et s’inscrivait dans la vie politique française avec panache et talent. Ils seront beaucoup à porter son cercueil.

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Patrick Devedjian, une grande et généreuse idée de la culture
 Par
Élise de Blanzy-Longuet
Mar 31, 2020
  
Patrick Devedjian s’est éteint dans la nuit de samedi à dimanche, victime d’une pandémie qui nous sidère et qui semble écraser le monde d’avant. Dans cette période très sombre, il est urgent et nécessaire de rendre hommage à un homme qui a défendu avec passion, avec conviction et un vrai sens de l’action, une vision claire et puissante de la culture.

Député, ministre, maire d’Antony, à la tête du Département des Hauts-de-Seine, Patrick Devedjian a placé la culture au cœur de son action politique, en initiant des projets emblématiques et en prônant, de Chateaubriand à Booba, de Claude Lévêque à Colbert, une culture exigeante et accessible à tous. Ainsi, en quelques années, il fut la cheville ouvrière et l’initiateur acharné de projets tels que la création de La Seine Musicale, le plus vaste équipement de ce genre en dehors de Paris, la future Cité des Métiers d’art et du Design, la rénovation du musée Albert-Kahn par l’architecte Kengo Kuma, l’implantation du futur musée du Grand Siècle sur le site de l’ancienne caserne Sully à Saint Cloud, mais aussi de la rénovation de la Tour aux figures de Dubuffet, que l’État lui avait cédée, ou la création d’une monumentale statue de l’Égalité, pendant de la statue de la Liberté, à la pointe de l’île Séguin.

Cette politique exceptionnelle et structurante s’est aussi déployée au travers d’un maillage fin, aux côtés notamment des plus de 56 théâtres que compte son département de la petite couronne, haut lieu de la décentralisation, de l’écriture et de l’invention théâtrale de notre pays. Patrick Devedjian a su engager une action qui a profondément transformé le territoire des Hauts-de-Seine, la vie de ses habitants et plus largement l’offre culturelle de l’Ouest francilien, en ayant à cœur de soutenir une culture classique mais aussi vivante et partagée par tous.

« Nous avons perdu un homme de bien qui avait été l’un des meilleurs défenseurs d’une très haute et très généreuse idée de la culture au service de l’intérêt général, une culture humaniste et solide, ancrée dans le temps long et inscrite dans le territoire. »
Car depuis la banlieue, « sa » banlieue, il s’attachait à démontrer qu’il y faisait bon vivre et promouvait une Vallée de la culture au service de tous, loin d’une certaine forme d’élitisme et de pétrification trop souvent subie. Avec énergie et liberté, il a déployé une culture qui marque, qui enchante et qui élève, en commençant par les collégiens dont il avait la charge en initiant, comme d’autres collectivités territoriales, et bien avant l’État, des ateliers au long cours, des parcours et des rencontres inattendues entre l’art, les artistes et ses habitants.


Nous avons perdu un homme de bien qui avait été l’un des meilleurs défenseurs d’une très haute et très généreuse idée de la culture au service de l’intérêt général, une culture humaniste et solide, ancrée dans le temps long et inscrite dans le territoire. Patrick Devedjian était un homme politique classique, dans le sens le plus entier et noble du terme : un homme cultivé et courageux, qui a su donner le cap à ses équipes et à ses concitoyens, avec sincérité et avec force, pour transformer cette part de la France qu’il connaissait et qu’il aimait tant.

Son action, qui est notre héritage, est plus que jamais indispensable dans les moments que nous traversons. Son idéal doit inspirer ceux que nous sommes, et ce que nous ferons pour le monde d’après.

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