Conférence à Bruxelle (2009) - à gauche Hilda Tchoboian
LETTRE OUVERTE A FRANÇOIS HOLLANDE
AVANT LE DINER DU CCAF
Hilda Tchoboian
Présidente du Centre Covcas
pour la Résolution des Conflits
Monsieur le Président de la République,
Vous avez annoncé votre intention d'assister personnellement au dîner annuel du CCAF du 28 janvier prochain ; la Communauté arménienne de France s'en réjouit, et se sent honorée de votre présence à cette soirée.
Au delà de la sympathie manifestée pour cette communauté, la rencontre du Chef de l'Etat français avec une assemblée de Franco-arméniens porte en elle une signification politique indiscutable.
Cette visite arrive à point nommé, puisque les citoyens membres de cette collectivité ont des préoccupations et des questionnements concernant la politique de la France sur plusieurs fronts, qu'il convient de vous exposer. Je ne doute pas que vos hôtes vous exposeront un certain nombre d'attentes insatisfaites de leurs associations. Cependant les thèmes abordées sont naturellement susceptibles d'être limitées par les règles du protocole et des principes communs de l'hospitalité.
C'est donc dans un esprit de complémentarité que j'attire votre attention sur quelques thèmes de votre politique qui sont générateurs de frustrations dans la société civile franco-arménienne.
***
La demande récurrente de la pénalisation de la négation du génocide des Arméniens en France sera, je suppose, largement évoquée par vos hôtes.
Vos promesses électorales passées concernant cette pénalisation seront rappelées.
A un an des élections présidentielles de 2017, cette question lancinante a laissé un goût amer dans la conscience des fils et filles des victimes du génocide que nous sommes, éprouvés depuis plus de 5 ans par des effets d'annonce répétés.
Dès avant les Présidentielles de 2012, vos interlocuteurs ont fait croire aux Franco-arméniens que l'amitié du Président de la République, et l'action engagée par un groupe de responsables associatifs suffiraient à faire aboutir une loi qui mettrait les héritiers des victimes du génocide à l'abri de l'injure faite aux morts.
Bien-entendu, cette tâche est rendue plus ardue aujourd'hui en raison du rejet en 2012 de la loi sur le négationnisme par le Conseil constitutionnel, l'hostilité permanente de la Turquie, alliée stratégique de la France, et de l'action influente d'un groupe d'historiens hostiles, dont certains arborent par ailleurs un négationnisme bien affiché.
En dépit des apparences, la récente décision de la Grande Chambre de la CEDH, sur le cas du négationniste Perinçek vs la Suisse, ne constitue pas un frein à la promulgation ou à l'extension d'une loi, dans le cadre de l'application de la Décision-Cadre de novembre 2008 de l'UE à la législation française, si vous décidez, bien sûr, de lever la réserve qui avait accompagné la signature de celle-ci par la France.
Dans ces conditions, la pénalisation exigerait une volonté politique ferme de votre part, ce qui n'exclut pas la nécessité d'une action de fond, permanente et de grande envergure, dans les milieux académiques et médiatiques de la part des forces engagées dans ce sens en France.
Cependant, l'approche des élections présidentielles sans qu'il y ait eu une avancée notable sur ce dossier politique est attristante. Elle laisse supposer que la question pourrait faire à nouveau l'objet de tractations électorales, voire d'une tentative de dernière minute soumise aux impératifs des élections.
Quand bien même la pénalisation n'est pas l'unique sujet de préoccupation des Franco-Arméniens, l'idée d'une telle sujétion peut-être ressentie, vous en conviendrez, comme une offense aux porteurs de la mémoire du génocide. Et elle l'est.
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Votre présence au Mémorial du génocide à Erevan à l'occasion des commémorations du Centenaire du génocide, aux côtés d'autres chefs d’État, a contribué à universaliser le message adressé par l'Arménie à tous les peuples qui ont fait, à un moment de leur histoire, l'expérience de crimes contre l'Humanité : un message d'espoir au nom d'un peuple ressuscité des ténèbres de l'anéantissement.
Vos deux déplacements en Arménie ont été doublés par des visites d'affaires à Baku. Même si la symbolique de ce doublage a choqué, je m'en tiens à l'essentiel qui reste le résultat tangible des relations économiques que vous avez validées avec l'Azerbaïdjan, pays en guerre contre l'Arménie.
En effet, nous avons eu la surprise de découvrir que notre pays, tout en assumant la coprésidence du groupe de Minsk oeuvrant pour une solution pacifique du conflit du Haut Karabagh, vend des satellites d'observation terrestre Spot 7 au régime d'Ilham Aliev. Plus encore, qu'Airbus travaille avec le gouvernement azerbaïdjanais à un usage militaire de cet engin spatial permettant d'assurer le contrôle d'opérations militaires à distance.
Monsieur le Président, ces ventes nous interpellent : des satellites à usage « civil », qui finissent par devenir des instruments de destruction dans les mains de cette dictature, pour tuer jour après jour de jeunes militaires, mais surtout des civils parmi la population frontalière arménienne, dans le contexte de violations quotidiennes par l'Azerbaïdjan du cessez-le feu instauré en 1994. Ces violations du Droit international se perpétuent sur fond de sur-militarisation de ce pays, et une rhétorique guerrière de ses dirigeants qui promettent de mettre l'Arménie à feu et à sang, le tout confortée par un racisme anti-arménien institutionnel et aux accents meurtriers.
Monsieur le Président, vous ne pouvez pas ignorer les conséquences désastreuses des ventes de matériel stratégique à une dictature en guerre contre l'Arménie, en particulier lorsque notre pays est chargé par la Communauté internationale de trouver les voies de la paix dans cette région.
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Enfin,la nouvelle politique étrangère de la France, engagée depuis le début de votre mandat présidentiel, a mis la Turquie au centre de son dispositif stratégique du Moyen-Orient où vivent par ailleurs de larges communautés arméniennes. Nos frères et sœurs de ces pays d'accueil ont tout perdu dans les conflits meurtriers de la Syrie et de l'Irak ; ceux du Liban vivent aujourd'hui en sursis. Beaucoup ont fini par prendre le chemin de l'exil sans aucune aide de la communauté internationale. Ils ne comprennent pas la position complaisante de la France qui conforte le rôle douteux que la Turquie s'est attribuée dans le conflit syrien aux côtés des extrémistes de tous poils, qui menacent les populations civiles, et qui finissent par s'attaquer à notre modèle de sociétés.
La Turquie ne peut pas être le gendarme du Moyen Orient, nonobstant la démesure des ambitions de son président.
Monsieur le Président, vous-vous êtes fait le champion de l'ouverture des chapitres gelés des négociations d'adhésion de la Turquie à l'UE et de l'accord récent sur la prochaine libre circulation des citoyens turcs en Europe.
Ces développements suscitent des inquiétudes quant à l'avenir des démocraties française et européenne.
Il est incompréhensible pour nous que l'islamisation forcenée de la société turque, la guerre sanglante déclarée au plus haut niveau de l’État contre les Kurdes, la répression généralisée et les atteintes aux libertés fondamentales, le blocus de l'Arménie depuis 22 ans, sans parler de l'occupation de Chypre- Nord, soient récompensées par un accès facilité de la Turquie à l'Europe.
Pour nous, citoyens issus de ceux qui ont trouvé refuge après le génocide dans des terres de liberté, le négationnisme institutionnel de l’État turc porté dans les sociétés d'accueil par des populations manipulées par l'ultranationalisme des autorités du pays d'origine, présente indiscutablement un danger pour l'avenir de la France. La pénalisation sera précisément un rempart à une généralisation probable de ce négationnisme.
Recevez, Monsieur le Président, l'assurance de ma haute considération.
Hilda Tchoboian
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