dimanche 18 octobre 2020

Michel Petrossian : L'Arménie, du murmure de Dieu au tonnerre de Mars

 Michel Petrossian Compositeur


Alors que les affrontements se poursuivent entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh, le compositeur Michel Petrossian, d’origine arménienne, retrace le destin de cette région et fait entendre la plainte de tout un peuple.

L’Arménie n’est peut-être pas grand-chose. Ce n’est pas une puissance économique, et l’œil avide d’un commercial glisse avec indifférence sur ses courbes frêles. Ce n’est pas une puissance militaire non plus, à peine de quoi maintenir une présence nécessaire à sa survie. On peut donc la négliger, cela ira sans incident diplomatique, ou presque. Alors les ignorants adoptent parfois, sur l’Arménie, un regard d’une bienveillante condescendance. Jusqu’à ce que l'occasion leur soit donnée d’éprouver ce qu’elle contient réellement.

L’Arménie, c’est la rose mystique, celle qui est sans pourquoi.

 Ses charmes sont réservés à ceux qui ne s’arrêtent pas aux kilogrammes ni aux kilomètres, comme si, desservi par le poids et la mesure, un diamant était moins précieux qu’une tonne de charbon. L’Arménie se situe au cœur d’un murmure, celui qu’a connu Élie après qu’un vent violent, un tremblement de terre et le feu avaient préparé le passage de Dieu. L’écho des civilisations disparues depuis longtemps, recueilli dans ses recoins discrets, surgit à l’improviste dans ses sentiers perdus où il n’y a aucun promeneur.

Mais aujourd’hui, hélas, c’est la voix de Mars, dieu de la guerre, qui tonne dans le ciel régional.  Depuis le 27 septembre, l’armée de l’Azerbaïdjan voisin, soutenue par la Turquie, a déployé une véritable offensive militaire, bombardant toute la frontière du Haut-Karabakh (Artsakh, en arménien). D’une superficie d’environ 11 500 km², peuplée de 151 000 habitants, cette région historique arménienne située entre les deux pays a été évoquée par Strabon, Pline l’Ancien ou Plutarque. Au Ier siècle avant Jésus-Christ, le roi arménien Tigrane II le Grand avait bâti une ville à son nom dans la partie est de l’Artsakh, et la première école arménienne a été fondée plus au sud, dans l’enceinte du monastère d’Amaras, par Mesrop Mashtots, l’inventeur de l’alphabet arménien. Territoire disputé entre la Perse, la Turquie et la Russie, le Haut-Karabakh a néanmoins réussi à maintenir son identité, sa langue et sa culture arméniennes, et jusqu’en 1813, le diocèse d’Artsakh ne comptait pas moins de 1311 églises et monuments. La révolution bolchevique a permis d’abord que le Haut-Karabakh devienne indépendant, de 1918 à 1920.

1921 : le rattachement du Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan

Le Haut-Karabakh a été doté d’un Conseil national, d’un gouvernement et de forces armées, puis rattaché à la République socialiste d’Arménie par trois décisions successivement ratifiées. Le 30 novembre 1920 le comité révolutionnaire de l’Azerbaïdjan, une république créée elle-même deux ans auparavant, reconnaissait que Karabakh, avec Nakhitchevan, une autre région arménienne transfrontalière avec la Turquie, faisaient partie de l’Arménie soviétique. Cette décision a été confirmée le 12 juin 1921 par le Conseil national de la République d’Azerbaïdjan, et le 4 juillet 1921 le bureau caucasien du Parti communiste de la Russie, réuni à Tbilissi (Géorgie), entérinait définitivement.

Or, par un bouleversement soudain, dès le lendemain, Staline a annexé le Haut-Karabakh et Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan par une intervention directe, malgré les 95 % de la population arménienne de ce territoire et toutes les dispositions mises en place. Dès lors, la contestation de cet octroi a été forte de la part des populations concernées. La question du rattachement à l’Arménie a été soulevée à plusieurs reprises, par des pétitions importantes adressées au Pouvoir central soviétique et par des manifestations populaires très massives, en 1963, 1965, 1966 et 1977. Le sort de Nakhitchevan, progressivement épuré de sa population arménienne et dont l’héritage culturel a été complètement effacé – notamment par une destruction par l’armée au moyen de bulldozers du plus grand cimetière arménien au monde, véritable musée à ciel ouvert qui abritait plus de 10 000 khatchkar, croix de pierre ornées –, servait de repoussoir aux Arméniens de Karabakh qui ne souhaitaient naturellement pas subir le même sort.

Les dirigeants soviétiques savaient que la réunion en un seul pays, l’URSS, de 15 républiques aux passés, identités et aspirations très dissemblables était d’un équilibre fragile.

Le choix de Staline était motivé par deux raisons. D’abord, la Turquie kémaliste laissait entendre qu’elle pourrait rejoindre l’Union soviétique, et les concessions territoriales de Staline ainsi qu’un soutien financier considérable étaient, du côté soviétique, des gages de bonne volonté. Les témoignages de l’entourage immédiat du grand dictateur attestent qu’en 1941 Staline a regretté ce choix. L’autre raison s’enracinait dans une certaine clairvoyance des dirigeants soviétiques. Malgré les slogans tonitruants sur l’indestructibilité de l’URSS, ils avaient conscience que la réunion en un seul pays de 15 républiques aux passés, identités et aspirations très dissemblables était d’un équilibre fragile. Les territoires de l’URSS ont été dessinés dans l’intérêt de l’Empire mais au détriment des nations, selon le principe d’un enchevêtrement aux frontières qui rendait très compliquée la séparation des territoires historiques et servait comme un obstacle à leur éventuelle constitution en États autonomes.

1991: la population du Haut-Karabakh réclame son indépendance

À la dislocation de l’URSS, usant du droit à l’autodétermination des peuples, et pour éviter que toute sa population arménienne ne soit massacrée, la population du Haut-Karabakh a réclamé son indépendance. Réparation d’une injustice historique, sens naturel de l’Histoire, réflexe élémentaire de survie, voilà les termes qui qualifient le geste de la population du Haut-Karabakh.

Le 10 décembre 1991, un référendum républicain a donc eu lieu dans le Haut-Karabakh en présence des observateurs internationaux, avec une participation de 82,2 % du nombre total d’électeurs, et 99,89 % des participants se sont prononcés pour l’indépendance de la République du Haut-Karabakh. Formellement, le Karabakh quittait l’URSS et non pas l’Azerbaïdjan, qui a, à son tour, déclaré son indépendance Mais la séparation du Haut-Karabakh a été vécue par l’Azerbaïdjan comme une perte territoriale, et il n’y a jamais eu une reconnaissance internationale du statut du Haut-Karabakh, considéré comme un territoire autoproclamé. C’est ce gouffre juridique qui avait maintenu les velléités aux frontières entre les deux pays, même si une mauvaise paix, toujours préférable à une bonne guerre, avait été maintenue durant 30 ans, parsemée de quelques échauffourées aux frontières. Selon le mot de l’académicien Andreï Sakharov, Prix Nobel de la paix 1975, « pour l’Azerbaïdjan, le Karabakh c’est une affaire d’ambition. Pour l’Arménie, c’est une question de vie ou de mort ».

Aujourd’hui : les vraies raisons de la guerre

Mais pourquoi, aujourd’hui, un tel déploiement belliqueux ? La prospérité de l’Azerbaïdjan, dont le budget militaire dépasse la totalité du budget arménien, est fondée sur le pétrole. Les gisements exploités au bord de la Caspienne sont nombreux. Mais l’arrêt des transports internationaux en raison de la pandémie du Covid-19 a vu chuter fortement le prix du baril. Par conséquent, l’Azerbaïdjan s’apprête à vivre l’une des pires crises économiques et sociales de son histoire. Pour y remédier, le gouvernement actuel a préféré porter sa rhétorique anti-arménienne jusqu’au paroxysme, procédé classique de diversion en temps de crise.

Par ailleurs, l’Azerbaïdjan est dirigé depuis 30 ans, de père en fils, par la dictature oligarchique du clan Aliev, a tandis que l’Arménie a vécu, il y a deux ans, une Révolution de velours, événement quasi miraculeux en ce qu’il n’a produit aucun mort, aboutissant à l’instauration d’un régime véritablement démocratique, conduit par le Premier ministre Nikol Pachinian. La peur de la contamination est grande en Azerbaïdjan, et ce serait une véritable catastrophe si le vent de liberté, qui pourrait balayer le régime actuel de Bakou, provenait de surcroît d’un camp ennemi.

Mais le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie est une véritable poudrière, capable d’exploser en Troisième Guerre mondiale. Car les intérêts des grandes puissances entrent ici en jeu, à commencer par la Turquie, à qui il faut bien reconnaître non seulement une forme de cohérence dans la démarche, mais aussi le courage d’avancer à visage découvert. Et il serait erroné de croire qu’il s’agit seulement d’un spectre du passé. La Turquie innove.

Le projet turc : reconquête et alliances multiples

Aujourd’hui le dessein de la Turquie à moyen et long terme n’est pas seulement la reconquête de l’Empire ottoman. Le projet turc va beaucoup plus loin, y compris géographiquement : unir sous son égide toutes les populations turcophones orientales. Et elles sont légion, à commencer par toute l’Asie centrale, à l’exception du Tadjikistan, c’est-à-dire le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Kirghizstan. Ce n’est pas une vue de l’esprit : depuis quelques années les officiers de ces pays sont directement instruits par les militaires turcs, de même qu’une active vivification de l’islam politique est mise en place sous la houlette des imams turcs. Académies militaires et écoles coraniques fleurissent partout dans ces contrées, financées par le gouvernement d’Erdogan. Une rencontre entre la Turquie et les pays de l’Asie centrale est prévue pour le 29 octobre, date symbolique qui commémore la création de la République turque.

Si un empire pan-turc s’installait aux frontières de la Chine, cela constituerait aux yeux de celle-ci une réelle menace territoriale.

Mais il n’y a pas que ces États qui seraient concernés. La Russie comprend de vastes territoires peuplés de groupes turcophones, notamment dans l’Altaï, et la région autonome de Xinjiang, en Chine, compte entre 13 et 15 millions d’Ouïghours, turcophones musulmans sévèrement réprimés par le régime chinois. Si un empire pan-turc s’installait aux frontières de la Chine, cela constituerait aux yeux de celle-ci une réelle menace territoriale, accentuée par des « ennemis de l’intérieur » ouïghours qui ne manqueraient pas de se révolter, n’ayant rien à perdre. Ce serait une situation inédite et un vrai danger pour la Chine, ce qui ne serait pas pour déplaire aux États-Unis.

Israël vend des armes à l’Azerbaïdjan, trouvant en ce pays un fournisseur d’énergies fossiles et surtout une base militaire possible dans la perspective d’un conflit avec l’Iran, malgré l’indignation d’une partie de l’opinion publique et du monde politique israélien, ainsi que les prises de position d’une partie sensible de la communauté juive. Cette dernière perçoit comme un scandale éthique la possibilité de favoriser un nouveau génocide.

Si la Turquie refondait un empire de 200 à 250 millions d’habitants, cela déséquilibrerait la situation avec l’Iran et conduirait à un vrai conflit avec le monde arabe.

L’Arménie est l’unique verrou qui empêche une parfaite continuité territoriale d’un vaste empire de 200 à 250 millions d’habitants, dont la Turquie serait le cœur et le cerveau, et dont les fondements sont déjà travaillés en profondeur. Mais une telle configuration déséquilibrerait la situation avec l’Iran en lui ravissant la palme de la primauté pour l’influence islamique dans la région. Cela conduirait aussi à un vrai conflit avec le monde arabe, comme les relations exécrables entre les pays du Golfe et l’Égypte d’une part, et la Turquie de l’autre, semblent déjà le préfigurer.

Le conflit dans l’Artsakh fait résonner le bruit des combats jusqu’en Inde, qui se réveille et s’engage en faveur de l’Arménie parce que le Pakistan est activement soutenu par l’Azerbaïdjan, et parce que des djihadistes pakistanais sont engagés par la Turquie sur le front arménien. Et ce sont surtout la Chine et la Russie qui mesurent l’ampleur de ce qui les attend.

La Russie en particulier, qui a déjà effleuré une 14e guerre russo-turque en Syrie, ne peut pas se permettre de nouveaux foyers de conflit dans le Caucase, qui pourraient lui faire perdre, dans le pire des scénarios, un tiers de ses territoires, jusqu’en Sibérie. L’incursion récente des djihadistes qui ont pénétré en Tchétchénie et ont été « neutralisés » montre qu’il s’agit d’une réalité du terrain et non pas d’un danger hypothétique.

Des Arméniens au front, prêts à mourir

Il y a peu de suicidaires chez les Arméniens, pas de kamikazes. Les Arméniens aiment la vie, adorent la vie. Ils partent pourtant au front, nombreux, volontaires, et la gravité d’un choix mûrement réfléchi est marquée sur leurs visages. Ils sont prêts à mourir. Des pères de famille prospères, installés dans des pays divers, quittent leur situation et leur maison, rejoignent la ligne de front. Leur motivation ? « On ne veut pas laisser seuls toutes ces jeunes recrues. Ils ont une vie à vivre, des familles à fonder. Nous avons déjà vécu. » Ce sont des hommes de 30 ou 40 ans qui disent cela. Ou bien des quinquagénaires, ou même des retraités, qui abandonnent tout, et qui viennent. Ils payent leur billet d’avion – un aller simple – de leur poche. Car il y a urgence. D’autres rassemblent tout ce qu’ils peuvent, font des dons au Fonds arménien. Un homme a offert 20 ans d’économies destinées à l’achat de sa maison. Tel musicien célèbre vend tous ses instruments : « Il n’y aura plus de musique tant que la guerre durera. »

Quel chef d’orchestre pourrait imposer le silence à cette musique infernale ?

Je regarde une vidéo sur Internet. De jeunes soldats qui chantent, s’encouragent. Dédient leur chant – pas très ordonné – à leurs fiancées, à leurs mères, grands-mères, à leurs sœurs. « Pas aux hommes – si vous pouvez vous battre et n’êtes pas là, ce n’est pas à vous que nous dédions ce chant. » Il y a dans leur regard, malgré la bonhomie enjouée que la camaraderie impose, une intensité infiniment mélancolique qui laisse un sentiment étrange. Je pense à Hérode dans Salomé, de Richard Strauss, qui entend un bruissement d’ailes et sent un courant d’air glacial, évoqué par l’orchestre.

Ces hommes sont embellis, comme sanctifiés, par la proximité de la mort.  Ils le savent eux-mêmes. Elle nous regarde à travers l’écran en même temps qu’ils nous regardent. La mort est un risque inhérent à la vie, mais la leur défile trop vite, et les ailes de l’ange s’agitent avant que leur chanson ne se termine. Quel chef d’orchestre pourrait imposer le silence à cette musique infernale ? Car des mères pleurent des deux côtés de la frontière, mais ce ne sont pas leurs larmes qui pourraient arrêter une visée hégémonique folle, ni calmer un orgueil contrarié, prêt à sacrifier ses propres enfants pour un cadeau stalinien empoisonné.

Michel Petrossian, compositeur, Grand Prix Reine Élisabeth

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Quelques lignes signalant votre passage me feront toujours plaisirs. Si vous n'avez pas de blog, vous pouvez néanmoins poster un commentaire en cliquant sur "Anonyme" et signer de votre nom ou un avatar. Amicalement,
Dzovinar