«Si l’offensive militaire azérie réussit, les Arméniens du Haut-Karabakh seront contraints à l’exode»
FIGAROVOX/TRIBUNE - Depuis le 27 septembre, l’Azerbaïdjan a attaqué l’enclave arménienne du Haut-Karabakh et le conflit armé s’étend. Gérard Guerguerian analyse avec précision les différents aspects de ce conflit très préoccupant, dû notamment au bellicisme d’Erdogan qui soutient Bakou.
Par Gérard Guerguerian
Publié hier (6/10/2020)
Un homme devant des bâtiments détruits dans la principale ville du Haut-Karabakh, Stepanakert, le 6 octobre 2020, par l’offensive de l’Azerbaïdjan contre cette enclave arménienne.
Un homme devant des bâtiments détruits dans la principale ville du Haut-Karabakh, Stepanakert, le 6 octobre 2020, par l’offensive de l’Azerbaïdjan contre cette enclave arménienne. ARIS MESSINIS/AFP
Gérard Guerguerian est conseiller du Défenseur des Droits de la République d’Artsakh, directeur de la Fondation Paul Eluard pour la Francophonie à Stepanakert, auteur de Nagorny-Karabakh, entre sécession et autodétermination (éd. Sigest, Paris, 2017).
L’offensive azérie piétine. Le rapport de forces sur le terrain ne s’est pas inversé depuis 10 jours. Préparée depuis plusieurs mois, précédée de manœuvres militaires turco-azéris, l’offensive menée à grande échelle ne semble pas, pour le moment, démontrer sa capacité à percer les défenses arméniennes.
La chronologie des évènements nous apprend beaucoup sur les intentions de part et d’autre.
Bakou a pris le soin de préparer soigneusement son offensive. Des manœuvres militaires au Nakhitchavan se sont déroulées il y a quelques mois, suivies par le limogeage du ministre des Affaires étrangères de l’Azerbaïdjan (Elmar Mamedyarov), réputé proche de Moscou, en passant par l’offensive menée contre l’Arménie en juillet dernier, aux manœuvres militaires turco-azéries qui se sont déroulées cette fois sur le territoire de l’Azerbaïdjan il y a à peine quelques semaines, tout semblait démontrer une montée en puissance de la tension militaire.
En coupant le lien avec Moscou, et en testant la bonne coordination entre les instructeurs turcs et les forces azéries lors des manœuvres, Bakou a mis toutes les cartes de son côté pour mener une offensive significative, avec des moyens aériens (drones, F16) mis à sa disposition par Ankara. Au passage, ce dernier a «oublié» de rapatrier ses instructeurs, et ses avions. À l’instar du président Macron qui a dénoncé une collusion, il n’est pas permis de mettre en doute la présence d’Ankara dans ce nouveau conflit. Ni des supplétifs syriens apparemment identifiés par les trois membres en charge du Groupe de Minsk.
Les troupes azéries bombardent les civils et les villes du Haut-Karabakh où il n’existe aucune caserne ni présence militaire camouflée.
C’était croire qu’il suffisait de créer la surprise pour emporter la mise, lancer des drones pour créer la panique. Or, force est de constater que les forces locales se battent avec détermination. Et la ligne dite de contact tient. C’était sans compter sur l’acharnement des Artsakhiotes à défendre un territoire ancestral.
Pour avoir vécu de façon permanente sur place à plusieurs reprises depuis quelques années, je peux témoigner d’un attachement viscéral de la population à sa terre. Loin de paraître un paradis, tout au plus note-t-on, une forte ressemblance avec le Morvan, le territoire du Haut-Karabakh, grand comme le Liban, ressemble beaucoup plus à une enclave montagneuse aux confins de l’Europe, peu exploitée, économiquement dépendant. Et pourtant, sa population exprime un attachement à cette terre qu’il est difficile de comprendre. Souvent dominés (Arabes, Perses, pouvoir soviétique), la région n’a pas connu d’invasions significatives et est restée telle quelle dans son authenticité. On pourrait presque parler d’un esprit insulaire, si l’on voyait la mer autour. C’est tout comme - on ne voit que des montagnes à perte de vue.
Mais le blocage de l’offensive a un corollaire. Désormais, les troupes azéries bombardent les civils et les villes où il n’existe aucune caserne ni présence militaire camouflée. Stepanakert n’a pas de caserne militaire, la première caserne est en dehors de la ville, à plusieurs kilomètres au nord. Il n’y a pas non plus de tanks à Shushi, deuxième ville. De tels bombardements aveugles dénotent une absence totale de respect des règles de la guerre et des conventions de Genève sur le droit de la guerre. Les dirigeants azéris devront rendre des comptes le moment venu.
Au lendemain de la première guerre mondiale, l’effondrement des empires russe et ottoman a laissé là de vastes territoires habités sans suzerain.
On voit par ci, par là, parler de «séparatistes». Pour se séparer, encore faut-il être attaché. Le Haut-Karabakh n’est pas une terre azérie. Autrement, on ne comprendrait pas pourquoi le conflit est internationalisé. Il s’agirait d’une guerre civile. Or, il s’agit bel et bien d’un conflit international, les Nations Unies ont adoptés quatre résolutions et confié le règlement du conflit à une instance régionale, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), chargée de trouver une issue pacifique à un conflit qui n’a rien d’un séparatisme.
Pour bien comprendre la genèse du conflit, il faut remonter à 1921, lors de l’effondrement des empires russe et ottoman, laissant de vastes territoires habités sans suzerains. Le territoire du Haut-Karabakh est une région montagneuse dans la partie orientale de ce qui constitue l’Arménie aujourd’hui. La tentative des puissances alliées de configurer un foyer national arménien (traité de Sèvres, signé mais non ratifié), a été contrecarrée par la conjonction des intérêts convergents turco-russes. Les Bolcheviks d’un côté, Kemal Ataturk de l’autre, avaient tous les deux besoin de stabiliser leurs frontières communes et déjouer les visées occidentales. Pour bloquer les velléités des puissances alliées, vainqueurs de la première guerre mondiale, ils vont signer ensemble un traité d’amitié, dit de Moscou (mars 1921), avant même de signer un traité pour l’arrêt des hostilités (traité de Kars d’octobre 1921) avec les Arméniens qui se battaient sur le front turc. Le traité de Moscou a pour particularité d’interdire à l’un et à l’autre des signataires (Turquie et Russie soviétique) d’entreprendre des actions hostiles ou subversives à l’encontre de l’autre, mais surtout comporte une disposition en son article 3 qui donne le territoire du Nakhitchevan à un État -en voie de création (Azerbaïdjan)- avec l’assurance pour la Turquie que si le suzerain sur ce territoire était amené à changer, elle pourrait intervenir.
La clause de levier est très similaire à celle négociée pour Chypre avec la puissance britannique et a permis «légalement» à la Turquie d’intervenir en 1974, sans être condamnée. Ce détachement, négocié avant le traité de Kars du mois d’octobre 1921, avait pour objectif de réduire la surface de la frontière méridionale de l’Arménie. Pour parachever le contrôle de l’Arménie, Staline décide lors de la réunion du bureau caucasien du parti communiste en juillet 1921 la création d’un Oblast du Haut-Karabakh (équivalent à une région autonome) et autorise son annexion par le régime naissant en Azerbaïdjan. Par conséquent, ladite appartenance du Haut-Karabakh est le fruit d’une annexion par le pouvoir azéri et en aucun cas par une appartenance historique ou légale.
Ainsi était parachevé l’endiguement territorial de l’Arménie. Pour bien saisir la portée de ces découpages territoriaux, il faut se replacer dans l’état d’esprit de l’époque afin de comprendre les intentions de part et d’autre. La Turquie de Kemal Ataturk, tournée à la consolidation de son État, avait la hantise de voir sur sa partie orientale la naissance d’une grande Arménie telle que les puissances alliées voulaient l’imaginer, amputant la Turquie de près d’un tiers de son territoire actuel. Staline de son côté avait surtout besoin de stabiliser sa frontière caucasienne et s’occuper à consolider son nouvel empire. C’est cette convergence d’intérêt - concrétisée par une annexion - qui est le fondement de l’antagonisme persistant. Couper une nation en deux ne peut produire d’autres effets.
Il faut donc sortir d’une explication simpliste. On est loin d’une guerre de religion entre chrétiens et musulmans. On est certainement très loin d’une guerre ancestrale. La population de l’Artsakh est tout simplement confrontée à une annexion arbitraire du pouvoir soviétique qui assurait à la Turquie naissante la non reconstitution d’une Arménie étendue, et donnait le gage de sa prise en tenaille à l’est et à l’ouest par une suzeraineté azérie. L’Arménie restait de la sorte sous contrôle du frère de la Turquie (deux États, mais une même Nation).
De même, la grille de lecture qui consiste à faire croire que l’Azerbaïdjan est obligée de se livrer à une fuite en avant ne suffit pas non plus à clarifier le débat. Car si la situation économique en Azerbaïdjan donne une clé de lecture pour son offensive, elle ne donne pas d’explication sur les objectifs d’Erdogan capable de supporter pour un temps une guerre de longue haleine par troupes interposées. En tout cas, elle ne peut expliquer l’attitude jusqu’au-boutiste adoptée par les deux frères (Alyev et Erdogan): ne trouver une issue au conflit que par le retrait des Arméniens. Leur objectif premier est de ne pas permettre la constitution d’une entité territoriale dans le canal de jonction du monde turco-musulman qu’empêche justement l’ensemble arménien.
Le traité de Lausanne est un carcan pour la Turquie en Méditerranée orientale, car il délimite les îles grecques, et donc les zones économiques exclusives, pour ne pas citer la mer territoriale pratiquement aux limites terrestres de la Turquie.
On en vient aux perspectives politiques. Car rien ne semble indiquer, à ce stade, de renversement de tendance, tant les forces en présences sont équilibrées.
La perspective d’une guerre d’usure se profile à l’horizon en l’absence de gains territoriaux significatifs. Par ailleurs, la région du conflit est un pré-carré russe depuis le début du XIXe siècle (traité de Turkmantchaï), lorsque les Russes se sont installés dans la partie méridionale du Caucase. Depuis, cette frontière avec l’Iran est stabilisée, ni la Russie, ni l’Iran n’exprimant des revendications territoriales. La sphère occidentale est également stabilisée.
Quel est alors le but poursuivi par Erdogan qui semble particulièrement actif depuis quelques années sur plusieurs fronts ; Syrie, Libye, Méditerranée orientale, pour ne citer que ceux-là?
À notre avis, les différents fronts ouverts par Erdogan, ont une logique intrinsèque qu’il faut décrypter à l’aune de ses guerres et de ses ennemis, mais surtout des traités dont il hérite.
Il faut savoir que si Kemal Ataturk a pu sauver la Turquie d’un dépeçage en bonne et due forme, en contrepartie de l’installation d’un régime et d’un mode de vie occidentalisé et de son insertion dans l’orbite de sécurité occidentale, la Turquie est emmaillotée par un traité qui bloque la Turquie dans son expression expansionniste. Le traité de Lausanne, dont le centième anniversaire sera célébré en 2023, a été rappelé par Erdogan comme un objectif à abattre. Ce traité est un carcan pour la Turquie en Méditerranée orientale, car il délimite les îles grecques, et donc les zones économiques exclusives, pour ne pas citer la mer territoriale pratiquement aux limites terrestres de la Turquie. C’est ce même traité qui délimite sa frontière avec la Syrie et qui l’empêche d’en découdre avec son ennemi principal, le Kurdistan syro-turc. C’est donc un traité à renégocier, et profitant de la faiblesse relative de l’axe occidental avec le retrait américain des sphères traditionnelles, voire de l’absence tactique américain occupé par une élection à l’issue bien incertaine, rien ne pouvait l’empêcher de se lancer sur plusieurs théâtres internationaux. Avec pour objectif de revoir ses frontières méridionales et occidentales. Le gaz aiguise certes les appétits, mais encore faut-il pulvériser le carcan territorial imposé par le traité de Lausanne.
Sur le front arménien, celui qui nous intéresse, l’objectif est d’enterrer le Groupe de Minsk, et ramener le dialogue de paix dans une configuration turco-russe comme au temps de Staline, c’est à dire par dessus la tête des intéressés. D’ailleurs, les ministres turcs ne se sont pas retenus pour dénoncer l’inutilité des «palabres» du Groupe de Minsk, déclarant: «À quoi cela a servi de négocier depuis 30 ans? On n’a vu aucun résultat!»
Or, le Groupe de Minsk qui poursuit à la demande de l’ONU une mission de règlement pacifique n’a pas échoué et ne peut échouer. Un accord amiable suppose un compromis, et on voit bien que l’Azerbaïdjan, dans sa volonté d’en découdre par les armes, n’est pas prête au compromis, ni aux concessions. On ne peut reprocher à la négociation de ne pas aboutir si l’une des parties ne veut pas du compromis.
Par ailleurs, «casser» la logique du groupe de Minsk consisterait à replacer la Turquie dans un axe turco-azéri, au cœur du pré-carré exclusif russe, c’est à dire le sud Caucase. Cela peut difficilement plaire à Poutine, sans parler de l’Iran qui verrait d’un mauvais œil un axe solide à sa frontière septentrionale. La Turquie aura du mal à ouvrir un champ pro-turc au sein d’une région déterminante pour la Russie, car la région détermine sa frontière d’influence méridionale avec l’Iran depuis bientôt deux siècles de stabilité. Raisonner autrement c’est donner de la voix à un expansionnisme turc, au détriment du monde chiite de l’Iran et de la Russie.
Bref, le coup était habile, mais il n’a pas marché. Le Conseil de sécurité a de nouveau déclaré, à l’unanimité, sa détermination à voir le Groupe de Minsk trouver une issue pacifique au conflit, en consolidant son rôle et en maintenant l’internationalisation du conflit par la voie d’un règlement pacifique sous l’égide des trois puissances en charge, à savoir, les États-Unis, la France et la Russie.
Le président Poutine a exprimé sa « préoccupation », tout comme le président français, mais est-ce suffisant pour imposer un cessez le feu immédiat ?
Quand au silence assourdissant de la Russie, seul arbitre à même de siffler l’arrêt du jeu, sa position reste ambiguë, malgré des appels formels à un cessez le feu, et apparemment l’envoi d’une délégation à Erevan ; certes, ce n’est pas l’accord de sécurité qui la lie avec l’Arménie qui pourrait bloquer un processus. Je rappelle que ledit accord de sécurité lie la Russie et l’Arménie, et ne porte pas sur les territoires en dehors du périmètre étatique. De plus, l’Arménie n’est pas victime d’une agression et d’une mise en danger de son existence, le conflit se déroule sur la ligne de contact du Haut-Karabakh. Il est vrai que le président Poutine a exprimé sa «préoccupation», tout comme le président français, mais est-ce suffisant pour imposer un cessez le feu immédiat? Or, si le cessez le feu n’intervient pas et que la guerre se perpétue, sans vainqueur, ni vaincu, en tout cas sans percée significative, quel serait alors l’objectif du joueur d’échec, si ce n’est l’affaiblissement des deux belligérants.
L’hypothèse selon laquelle la Russie chercherait à affaiblir les deux belligérants est la seule plausible à ce stade, car elle empêcherait l’axe turco-azéri de réussir, voire de se renforcer, il affaiblirait les dirigeants actuels arméniens qui ne sont pas beaucoup en phase avec le grand frère russe depuis la révolution de velours (absence de complicité stratégique), il affaiblirait certainement le régime d’Alyev qui ne joue pas toujours un jeu loyal avec la Russie, cherchant tantôt des armes en Israël, tantôt en Turquie, et de temps en temps en Russie.
Pour une fois dans l’histoire des Arméniens, le temps joue en leur faveur. Tenir la ligne de contact est leur seule ressource pour montrer leur détermination, mais surtout pour démontrer l’impossibilité d’une solution militaire, car si cette dernière réussissait, elle serait la voie à un exode, voire à un effacement comme on a pu le constater dans l’histoire tragique qu’ils ont connue. Il faut le dire et le redire: la population de l’Artsakh a dit et exprimé par des voies démocratiques sa détermination de ne pas être gouverné sous le joug de l’Azerbaïdjan. Comment peut-on vouloir ou supposer possible le retour au statu quo ante, si ce n’est avec la certitude qu’à terme, les habitants partiront? La solution passe donc par un règlement nécessairement pacifique et la seule instance capable d’y parvenir est bien le Groupe de Minsk.
» À VOIR AUSSI - Haut-Karabakh: la guerre n’aurait pas commencé «sans l’engagement actif de la Turquie», affirme le Premier ministre arménien Nikol Pachinian.
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