jeudi 9 juin 2016

Du vote du Bundestag en faveur du génocide arménien - Denis Donikian

Bundestag

1 - L’absolu et le relatif

N’en déplaise aux incontinents de la haine raciste, qui s’appuient sur la vertu patriotique pour caricaturer la réalité humaine, laquelle est diverse et fluctuante comme la vie et non carrée comme la leur, et qui regardent cette même vie avec des lunettes idéologiques, ceux-là mêmes qui dénient aux Turcs d’être autrement que fascistes comme si on déniait aux Arméniens d’être autrement que dachnaks, celui qui a mené le combat pour que l’Allemagne reconnaisse aussi bien le génocide arménien que sa participation au funeste projet jeune-turc est un Turc d’origine : Cem Özdemir. Et je n’oublie tous les autres démocrates turcs réfugiés en Europe et particulièrement en Allemagne qui, de près ou de loin, ont payé de leur exil, comme Yelda Özcan et Ali Ertem, (sans parler de Taner Akçam qui y fit un court passage) pour promouvoir cette résolution et agir en sa faveur . Réduire les Turcs aux seuls hystériques qui manifestèrent contre la résolution, c’est oublier ceux qui restèrent chez eux et ceux qui « savaient » en leur âme et conscience que cette même résolution rendait justice à l’histoire puisqu’elle en parlait avec justesse. Certains furent sûrement partagés entre le devoir de rester fidèles aux mots d’ordre d’Erdogan et celui de rester à l’écoute de leur conscience. Mais le fait est là, tous les Turcs ne sont pas négationnistes de même que tous les Arméniens ne sont pas anti-Turcs. La réalité massive du génocide ne doit pas faire oublier ces Turcs qui non contents de rejeter le projet meurtrier des Jeunes-Turcs sauvèrent aussi des Arméniens. Les négliger au profit d’une description caricaturale du génocide ne fait pas honneur aux enfants des victimes, car ce serait se placer au même niveau que les salauds. D’autant qu’aujourd’hui encore cette évidence ne gêne pas les patriotards de tous poils qui distillent leurs amalgames pour perpétuer le fiel de leur rancœur ici ou là à l’adresse des gogos.


De fait, la pratique d’une rhétorique globalisante (« les » Turcs) par des esprits que gangrène une mémoire de la meurtrissure est le symétrique exact de ceux qui dans l’autre camp entretiennent les mêmes réflexes (chiens d’Arménien). De la part des Arméniens comme des Turcs, ce comportement est injuste et il ne fait que recycler la haine qui empêche la conscience d’émerger. En l’occurrence, la conscience est ce qui dit non à une appréhension totalisante de la réalité (« tous » les Turcs, « tous » les Arméniens). Cette appréhension est dommageable pour les Arméniens car elle les entraine à se murer dans le scandale de leur histoire, à entrer dans le jeu barbare de l’adversité absolue et finalement à se condamner à singer la bêtise négationniste. Le chemin vers la reconnaissance par les Turcs pratiquant une rhétorique du mépris est un chemin qui, côté arménien, doit raison garder. Car cette reconnaissance est affaire de droit, de justice et d’éthique dans laquelle l’émotion n’a pas d’autre place que celle d’une passion en faveur du bien. La figure de Cem Özdemir s’inscrit dans cet ordre des choses de la même manière que celle Ragip Zarkolu en Turquie, et tant d’autres qu’aucun Arménien censé ne peut assimiler à la masse des Turcs négationnistes, avec lesquels aucun dialogue n’est possible ni souhaitable.


Mais le plus grave est que ceux qu’obsède le démon de l’anti-turcisme qu’ils érigent en éthique patriotique sont entrainés aussi vers la haine de tout Arménien qui ne répondrait pas à leurs critères de l’honneur. Pour cela, ils sont prêts à toutes les vilenies au nom de ces critères comme la dénonciation, la délation, le mépris. Car le raciste qui entretient la haine de l’Autre n’hésitera pas, si besoin est, à la mettre en pratique contre ses propres frères, à savoir dans son propre camp. Tant que les valeurs humanistes ne président pas au combat pour la reconnaissance du génocide, toutes les dérives deviennent possibles qui contaminent les naïfs et les suiveurs aussi rapidement qu’un venin.


2 -Républiques politiques contre république ethnique


La résolution que vient de voter presque à l’unanimité le Bundestag allemand pour condamner le génocide des Arméniens et des minorités chrétiennes en 1915-1916 a réussi à révéler l’âme profonde la Turquie actuelle. (Les infirmités du langage nous obligent à appeler Turcs et Turquie une idéologie  qui  perpétue le négationnisme d’État). D’ailleurs, c’est à se demander si l’opportunité d’un tel vote n’aurait pas dans le fond valeur de test, à un moment où la Turquie cherche à mettre un pied dans l’Europe avec toute l’outrecuidance et l’arrogance que l’on sait. En effet, par son vote où elle reconnaît  aussi sa part de responsabilité dans l’histoire des Arméniens, l’Allemagne semble avoir riposté de manière indirecte à la demande turque d’une levée des visas dans l’espace Schengen pour ses ressortissants. Avec ce vote, les députés allemands ont mis en lumière les véritables intentions de la Turquie, à savoir qu’elle ne se sent coupable de rien, ne veut rien reconnaître, ni se réconcilier avec personne. Alors que l’Europe est fondée justement sur une pacification des rapports entre les peuples, sur une mise à plat de tous les contentieux afin de fonder un avenir commun fait de transparence, d’affirmation du Droit au regard des querelles et des intérêts particuliers, la Turquie s’est ancrée plus profondément sur une vision egocentrée de son histoire. En réalité, l’incident du Bundestag a montré d’une manière flagrante que si les Européens ont réussi à construire des républiques sur le Droit, la Turquie reste obstinément une république élaborée à partir de la race. Il suffit de voir depuis cent ans ce que sont devenus les minorités et récemment quel sort a été réservé aux Kurdes. Tant que les Turcs ne seront pas dégagés de l’image fantasmée qu’ils ont d’eux-mêmes, tant qu’ils ne pratiqueront pas la lucidité critique qui leur permettra de se voir en leur âme et conscience tels qu’ils sont, ils resteront englués dans ce que l’histoire a de plus pernicieux, de plus stérile au point de ne pas pouvoir entrer dans la modernité. Tout laisse à croire d’ailleurs que le progrès économique de la Turquie viendra heurter un jour ou l’autre la stagnation des mentalités alors que tout autour, et principalement en Europe, les avancées dans tous les domaines de l’esprit humain seront d’autant plus irréversibles que les pays qui n’auront pas pris le train en marche rencontreront les pires difficultés dans leur évolution. Cela veut dire que dans le fond si la Turquie ne prend pas conscience de ce phénomène, si la Turquie ne comprend pas que l’Allemagne lui a tendu une perche pour sortir un jour ou l’autre de l’impasse où elle va fatalement s’enfermer, c’est bien que la Turquie a fait fi de la conscience politique qui caractérise les peuples forts fondés sur le droit. Et donc ce qu’il manque à la Turquie, c’est de pouvoir se refonder sur la conscience éthique, de sorte que ce manque détermine aujourd’hui son incapacité politique à intégrer les bancs de l’Europe. Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, disait récemment dans un entretien au Monde : « Avec l’extrême droite, il n’y a ni débat ni dialogue possible ». On imagine mal quel dialogue pourraient partager des républiques politiques avec une république ethnique.


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