mardi 29 mai 2018

De la passion patriotique (3 et fin) - Denis Donikian


De la passion patriotique (3 et fin)

Denis Donikian



Ce qu’ont réussi les trois présidents de l’indépendance de l’Arménie, c’est d’avoir accumulé de la haine au sein du peuple arménien durant leurs mandats. Cette haine est montée en puissance à mesure que les abus s’exprimaient sans vergogne et s’étalaient sur la place publique avec l’impunité de ceux qui ont le pouvoir dans leur poche. Comme nous l’avons déjà dit à maintes occasions, on peut un temps violer le peuple, on ne le peut tout le temps. Arrive le moment où la masse de rancœur se traduit en répulsion. Ces présidents n’avaient pas compris que le pire ennemi du pouvoir est le manque de considération dont peuvent souffrir ceux qui subissent malversations et injustices ad nauseam sans avoir la possibilité de se défendre. Ou même s’il leur arrivait de se défendre, sans parvenirà renverser le cours des choses.

Les Arméniens de la diaspora ont dû maintes fois à chaque voyage être confrontés à cette rancœur. Qui n’a entendu les autochtones se plaindre d’un pouvoir qui n’avait d’autre objectif que de piller le pays ? C’était devenu une rengaine qui en disait long sur l’état psychologique des Arméniens, acculés à vivre en permanence dans l’aversion impuissante de leurs dirigeants.

Marchant des heures dans la forêt de Girants à la recherche d’un monastère, voici que nous tombons sur des apiculteurs. Ils nous invitent à boire du café. Et de quoi nous parlent-ils dans ce cadre enchanteur ? Non pas de leur merveilleux métier, ni de leur vie en pleine nature. Non ! Ils nous parlent de la manière dont le gouvernement Sarkissian s’emploie pour pourrir la vie du peuple arménien en lui volant son bonheur et son honneur. Un mot viendra souvent dans la bouche de l’apiculteur comme dans d’autres : « talan’ », à savoir pillage. Au retour de cette randonnée, nous serons pris en charge par un vieux grumier russe, chargé à bloc. Les « bûcherons » sont des Arméniens habitant Sarigyugh, le dernier village avant la forêt. Les troncs d’arbres ont été prélevés en toute illégalité. Mais la misère oblige à ça. Et s’ils rencontraient des policiers ? Eh bien, il leur suffirait de leur graisser la patte. Car c’est ainsi que « fonctionnait » le petit peuple sous Sarkissian, qui avait pris exemple sur plus patentés que lui en matière de vol. Sachant que les Arméniens pauvres pratiquaient un vol de survie, et les Arméniens riches un vol de luxe. Dans le Zanguezour, à Tatev, nous avons vu en pleine journée des hommes valides jouer aux cartes faute de travail, d’autres qui ressemblaient à des âmes errantes, tandis que certains se démenaient comme des diables pour sauvegarder le « pain du jour ». Tatev dont les habitants sont contraints de trouver leur bois de chauffage dans les forêts environnantes, par manque de gaz. Dans tel autre village, à Vorotan, plus précisément, telle personne, autrefois enrichie par la pisciculture, était à ce point déprimée qu’elle envisageait de plier bagage pour se refaire en Russie. Un tiers du peuple arménien vit sous le seuil de pauvreté, tandis que les hommes valides sont partis travailler dans les pays environnants. Sans parler des femmes qui se prostituent en Turquie. Quelles pensées peut nourrir une épouse dont le mari doit vivre en Russie pour nourrir sa famille, ou qui habite un domik sinon une maison délabrée faute d’entretien, et qui vit comme une veuve sans être veuve ? Depuis le tremblement de terre de Spitak, certaines victimes n’ont toujours pas bénéficié d’un logement décent. Qui s’en est inquiété ? Pendant ce temps, le parlement est soumis à d’autres urgences. Les députés n’ayant pas le souci chrétien de l’autre pour rendre leur dignité aux plus pauvres. Une indifférence que Sarkissian a payée au prix fort. C’est que tôt ou tard, il était voué à tomber de son arbre comme un fruit gâté par le soleil.

Ces exemples sont symptomatiques de ce que fut l’état général de la société arménienne durant les premières décennies de l’indépendance. Parmi les dommages collatéraux, figurent des histoires de famille soumises au délabrement. De fait, dans les jours, sinon les mois qui précédèrent la démission de Sarkissian, la haine qui animait le peuple arménien était à son comble. C’est la haine de ce pouvoir honni qui dévorait les cœurs d’une manière quasi générale. Si Sarkissian était resté au pouvoir, la mal-être des Arméniens se serait aggravé dangereusement. Certains qui le pouvaient avaient déjà fui à l’étranger. D’autres les auraient suivis en masse. Certains qui le pouvaient s’étaient suicidés. D’autres l’auraient fait encore. Certains étaient déjà partis travailler en Russie. D’autres auraient pris le même chemin. L’Arménie en était arrivée au point où elle avait cessé d’être une patrie pour les Arméniens. Marâtre patrie en somme. Effectivement, en l’espace de trois mandats présidentiels, les Arméniens se sont sentis pris en étau entre un devoir d’amour envers leur pays et une accumulation de haine envers le pouvoir.

Dans son histoire récente, le peuple arménien a subi plusieurs passions ( le mot étant pris cette fois au sens premier de souffrance, comme dans la Passion du Christ) : le génocide, l’ère soviétique et ces trente années de souffrante indépendance. C’est seulement sur la fin de l’ère soviétique que les Arméniens commencèrent à trouver un semblant de stabilité et de bien-être, fût-ce au prix fort d’une liberté démocratique quasiment nulle. Puis, ils entrèrent dans l’indépendance par les trois portes de l’enfer : le séisme, la guerre du Karabakh et l’effondrement du système soviétique. Les répercussions de ces trois catastrophes n’ont pas cessé de peser sur les Arméniens jusqu’à aujourd’hui. Et les trois présidents, loin de tirer avantage de l’aide internationale ou des secours de la diaspora pour résoudre les problèmes monstrueux auxquels ils étaient confrontés, les ont pervertis au profit de quelques-uns et au détriment du peuple arménien.

C’est une passion moindre qui affecte les Arméniens de la diaspora dans la mesure où leur destin a été pour l’essentiel confronté à l’exil physique, si l’on s’en tient aux premières générations du génocide, puis à un exil symbolique compte tenu du fait que les générations suivantes ont hérité de l’exil premier de leurs parents sans pour autant avoir connu leur territoire d’appartenance. En ce sens, c’est le déracinement, puis la nécessaire adaptation, et enfin le sentiment permanent d’être apatride, à savoir d’une dépossession de soi, qui constituèrent ce qu’on peut appeler à juste titre la passion des Arméniens de la diaspora.

Arméniens d’Arménie et Arméniens de la diaspora avaient des raisons différentes de haïr l’histoire qui les avait fait naître sous de mauvaises étoiles. Quand les Arméniens d’Arménie ont réussi à sublimer leur haine en espérance, les Arméniens de la diaspora ont éprouvé un même sentiment de légèreté. Car alors, la terre arménienne devenait brusquement ouverte à tous les Arméniens dispersés de par le monde. Comme si la dialectique de l’histoire s’ouvrait enfin sur la synthèse d’une réconciliation.

Il faut ici reconnaître à Pachinian un coup de génie que ses détracteurs patentés, aveuglés par le ressentiment, ne pouvaient entrevoir. Pachinian a « vu » que sur la haine qui avait pourri l’âme du peuple arménien en proie aux maltraitances de ses trois premiers présidents, nul pays ne pouvait se construire durablement. Il a délibérément décidé d’arrimer l’Arménie non seulement sur le socle du droit mais aussi sur celui de l’amour. Amour des Arméniens d’Arménie entre eux. Amour entre les Arméniens d’Arménie et les Arméniens de la diaspora. Amour des Arméniens envers leur terre et leur pays. Cette conversion demeure l’axe capital de la révolution de velours. Et il reste à parier que si les hommes suivent ce nouvel ordre national le climat en Arménie, loin d’être délétère, sera de réelle fraternité.

Ce qui manquait aux Arméniens, c’était la Foi, l’Espérance et la Confiance. Les voici revenues comme des mages pour saluer la nouvelle naissance d’un pays.


Denis Donikian

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