samedi 26 mai 2018

Étrange chose que la passion patriotique. - Denis Donikian

Denis Donikian

Étrange chose que la passion patriotique. 

https://denisdonikian.wordpress.com/2018/05/26/de-la-passion-patriotique/

Le moins qu’on puisse dire, c’est que les récents événements d’Arménie ont permis d’observer combien les Arméniens du monde entier étaient en proie à des sentiments antagonistes. En trois semaines, non seulement nous avons assisté à des renversements de situation mais aussi à des virevoltes de comportement tant là-bas qu’en diaspora. Ainsi, par dépit amoureux, tel thuriféraire du pouvoir Sarkissian se changeait brusquement en contempteur de la chose arménienne tellement son esprit conservateur restait sonné par le coup de jeunesse que lui avait assené Erevan. Quant à ces protestataires, fous amoureux de leur leader, on les voyait, en un clignement, se soulever dans un même mouvement d’exécration envers les députés et potentats oligarchiques qui les auront menés en bateau durant 20 années et plus. Comme si le terreau de la nouvelle idolâtrie s’était constitué à partir d’une lente et sûre détestation. Comme si au mépris subi durant plus de vingt ans on répondait par un mépris unanime et concentré. Comme si en chaque passionné cohabitaient l’amour du pays et la haine de ce qui contrarie cet amour. Comme une même pièce de monnaie habile à montrer en un clin d’œil tantôt sa face et tantôt son envers, la passion patriotique est assez agile pour vous baiser la joue ou vous offrir son cul selon que vous la respectez ou pas.

Le lecteur qui nous lit en ce moment et nous-même qui écrivons sommes d’autant plus inconscients de cet passion qu’elle n’existe que par nous et nous constitue comme un attachement animal à la nation arménienne. Dès lors, si nous sommes des sujets lisant ou écrivant sur la chose arménienne, nous devons être aussi regardés comme les objets mêmes de cette passion parce que nous sommes l’œil autant que le spectacle.

On a souvent dit de la haine qu’elle pouvait être une autre forme de l’amour. De fait, la haine est constitutive de la passion. Dans le cas arménien, et d’ailleurs partout où se développe la passion patriotique, la chose est telle qu’elle peut s’emparer d’une même personne devenue ainsi victime d’une pathologie touchant à la fois ses pensées et ses actes. Au nom de son peuple ou de son pays, un Arménien peut  s’autoriser à torturer, à mentir ou à trucider un autre Arménien. En l’espèce, ce droit à faire le mal est le propre de tous ceux qui défendent bec et ongle leur patrie. Les Arméniens s’étonnent que Erdogan mente sur le génocide arménien. Mais en quoi Erdogan viendrait salir l’idée qu’il a de la Turquie par un génocide ? Comme si les Arméniens ne mentaient pas pour préserver l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. De fait, dans ce cas de figure, tout devient permis, l’amoralité plutôt que l’immoralité. Ainsi, toute morale patriotique aurait le devoir, sinon le droit, de transgresser la morale pour sauvegarder la nation.

L’histoire arménienne est jalonnée d’animosités verbales, d’inimitiés sanglantes, de rivalités secrètes ou déclarées, de trahisons. C’est que le bien de la patrie ne souffre pas d’autre conduite que suprême tant il est chose éminemment sacrée. Chacun qui se croit investi d’une mission patriotique de vigilance s’autorise à jeter des anathèmes au nom de l’intérêt national ou en fonction de références absolues qu’il estime incarner. C’est qu’en lui l’amour de la patrie se convertit au quart de tour en haine de ceux qui le dévoient. Mais ceux qui le dévoient croient à leur tour que leur contempteur est lui-même l’ennemi du bien national. Ainsi se mêlent dans un même panier de crabes des hommes relevant d’une même origine, animés d’une même animosité les uns envers les autres mais exprimant des visions antagonistes de l’intérêt national. Tout forum communautaire offre le spectacle de chaudes confrontations où chacun rivalise avec chacun de bons mots et d’idées salvatrices qui constituent autant de messages messianiques dignes d’un café du commerce.

Quand ces voix ne conduisent nulle part, elles produisent du rien, du ridicule et de la vanité. Chacun se donne une importance symbolique dont il est dépourvu dans la vie réelle. Garant de sa santé patriotique, le choc qu’il cherche à provoquer au contact de compatriotes qui pensent différemment, donc mal, rehausse à ses yeux son amour-propre, quitte à faire rire aux éclats un spectateur tenu à l’écart de ces joutes de petits titans.

En réalité, toute nation se nourrit de ce mal nécessaire pour faire valoir tels intérêts plutôt que tels autres. C’est ainsi qu’il faut voir l’activité parlementaire où des voix discordantes s’expriment au nom du bien supérieur de la patrie. Mais si ici les combats oratoires sont codifiés, sinon policés, ailleurs ils peuvent faire l’objet d’affrontements physiques redoutables. Il n’y pas de parlement où la joute oratoire ne se mue un jour ou l’autre en pugilat. En Arménie, le Parlement a même réussi à faire parler des armes tenues certes par des éléments de l’extérieur mais qui étaient probablement commandités par des responsables politiques désireux de s’imposer par la force.

En vérité, chaque membre soucieux du destin de la nation s’estime comme un acteur de sa survie. La passion patriotique individuelle n’a pas d’autre objectif que celui de garantir la pérennité du peuple. A ce titre, chacun consent à donner de sa personne pour contribuer à la réussite de cette mission. Laquelle mission est en quelque sorte inscrite dans les gênes des individus à des degrés divers. Chez certains elle investira la totalité de la personne, chez d’autres elle ne s’exprimera que de manière épisodique. Mais ne pas participer par son existence à l’éternisation de son peuple équivaudrait à ne pas faire partie de ce peuple. En ce cas, l’homme coupé de sa communauté prend le risque de devenir un être flottant, à savoir un membre libre de toute attache mais qui s’est retranché de la possibilité de s’inscrire dans la durée des siens. Cette insertion au sein d’une communauté offre une orientation à l’existence, entre une naissance qui n’est plus de hasard et une mort qui n’est plus mortelle. Bref, chaque individu se perçoit comme immortel du fait de l’immortalité supposée du peuple qu’il a nourrie de ses pensées et de ses actes, de son agressivité et de son amour.

Il faut du courage pour accepter d’être suspendu dans le vide. Un homme comme Ara Baliozian y travaille avec constance depuis des années. Reste à savoir si cette volonté de faire table rase en se débarrassant des oripeaux symboliques de l’appartenance au peuple arménien ne serait pas dans le fond une autre manière de décliner ses origines et de les chérir. De fait, les diatribes d’Ara Baliozian contre le peuple arménien sont des mots d’amour habillés d’humour noir, mais des mots d’amour quand même. Comme si la meilleure façon d’aimer son peuple serait de se fouetter jusqu’au sang en le fouettant jusqu’au sang.

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