17 mars 2016
Faut-il haïr l’Europe ? Faut-il haïr la démocratie européenne quand elle se prostitue ?
Le spectacle affligeant des Européens déroulant le tapis rouge devant une Turquie dictatoriale, une Turquie qui tue et qui bafoue les libertés publiques a dû dérouter plus d’un Arménien. Dérouter est un euphémisme quand il faudrait dire dégoûter, écœurer, effrayer même. Tous les Arméniens auront compris qu’une année de commémoration liée au centenaire du génocide de 1915, avec tout le cortège des leçons que leur histoire aura voulu donner au monde par des colloques, des cérémonies et des publications n’aura servi à rien. A l’heure où nous écrivons, les députés européens oseront-ils passer outre en jouant leur jeu malsain d’un marché qui leur fera perdre leur âme sinon aujourd’hui, mais sûrement demain. Le double jeu dans lequel la Turquie est passée maître, dont les Arméniens furent hier les témoins autant que les victimes, et qui s’exerce à l’heure présente contre le peuple kurde, n’aura donc pas suffi pour que l’Europe traite le cynisme de ce pays par la fermeté qui lui convient. Car les Européens ont une faiblesse : ils tiennent avec des non-Européens dans l’âme un langage qui convient seulement à des Européens. Et ces mêmes non-Européens qui accusent les Européens de constituer une sorte de club chrétien oublient sciemment que l’Europe est d’abord un club démocratique, où en principe tout se discute, tout se met sur la table et se décide en commun. Sauf aujourd’hui, sous l’effet du pragmatisme politique, où les uns prennent en coulisses leurs décisions pour des décisions européennes obligeant les autres à vouloir claquer la porte.
Pour être juste, si tous les Arméniens déplorent ce piège dans lequel est tombée l’Europe, tous les Turcs ne s’en réjouissent pas non plus. Je pense à ces démocrates turcs qui rêvent d’Europe et qui regrettent sincèrement que cette Europe-là s’acoquine aujourd’hui avec un État qui se joue des Européens au gré de ses seuls intérêts et de son idéologie jeune-turque.
Si les Arméniens sont effrayés, c’est qu’ils voient venir à eux ceux qui les ont forcés à l’exil. Si les Turcs devaient désormais se promener dans l’espace Schengen sans visa, Dieu sait si demain ils ne demanderaient pas davantage sous l’effet du nombre et ne viendraient submerger de leurs voix les revendications arméniennes. Je n’ose pas imaginer ce que deviendraient les commémorations du 24 avril si les Turcs débarquaient brutalement dans l’espace public européen pour concurrencer par le nombre les voix des Arméniens. Cette entrée sans visa aujourd’hui, n’est-ce pas le début d’un entrisme dans d’autres instances demain ? Sans parler du fait que le vaste monde turcophone pourrait prendre la Turquie pour une porte d’entrée en Europe et imposer un jour aux Européens des règles qui empêcheraient la démocratie de respirer. On peut aussi se demander si les Arméniens qui ont toujours en mémoire le scénario du génocide de 1915 ne prendraient pas les devants en s’exilant une seconde fois pour se mettre à l’abri dans des pays moins naïfs et capables de défendre leur identité. Cet avenir sombre, que d’aucuns peuvent considérer comme impensable, ne relève de l’élucubration que pour les plus dormants des esprits. Qui aurait cru que la mémoire du génocide avait déserté l’esprit des dirigeants turcs d’aujourd’hui ? Qu’on songe aux paroles du parlementaire du parti Justice et Développement Metin Kulunk, le 29 décembre 2015 : « Il y a cent ans, les bandes arméniennes incendiaient écoles et mosquées. Aujourd’hui, ce sont les bandes terroristes du PKK ». Rhétorique qu’utilise sans hésiter Davutoglu, le Premier ministre. C’est dire combien il était utopique de croire que lors du centenaire la Turquie allait faire un geste d’excuse profond et sincère. La Turquie ne s’excuse que dans les termes qu’elle choisit et que s’il est de son intérêt de le faire aujourd’hui comme elle peut se rétracter demain si cet intérêt change. Les excuses historiques de Recep Tayyip Erdogan en avril 2015 (« Nous souhaitons que les Arméniens qui ont perdu la vie dans les circonstances du début du XXe siècle reposent en paix et nous exprimons nos condoléances à leurs petits-enfants ») se sont mués en injures un an plus tard en « bandes d’Arméniens » dans la bouche de son Premier ministre. Car ces mots qui ont conduit à l’élimination des Arméniens conduisent maintenant à l’éviction des Kurdes. C’est que la longue marche des Turcs consiste à créer un État à tendance monoethnique. Même si existent sur place des cultures ancestrales nombreuses et variées, l’important est de les submerger par le nombre. Car la force du Turc, c’est le nombre.
De fait, la chancelière allemande, Angela Merkel, prise de court par le tsunami migratoire syrien a marqué des points dans la première partie du jeu en acceptant massivement les réfugiés, quand ses partenaires européens limitaient leur accueil, pour les perdre dans la seconde en les « échangeant » contre… des Turcs. Car le marchandage auquel elle a dû se plier avec la Turquie n’est ni plus ni moins un échange fondé sur la rétention des réfugiés en territoire turc contre la libre circulation des Turcs dans l’espace Schengen. D’autant que les pourparlers secrets à l’ambassade de Turquie à Bruxelles de la chancelière et de Davutoglu, en présence du premier ministre néerlandais, Mark Rutte, qui assure la présidence de l’Union européenne, dans la nuit du 6 au 7 mars, ont humilié les Européens et les ont mis devant le fait accompli. Sur les photos, Davutoglu jubile. Et quand Davutoglu jubile, c’est que la Turquie a avancé ses pions vers cette Europe qui la boude depuis près d’un demi-siècle. Le plus grave, c’est que l’Europe est tombée à genoux devant la Turquie en reniant ses valeurs à cause de l’Allemagne, alliée traditionnelle des Turcs comme en 1915. Ne pas fâcher les Turcs aura au moins conduit à plusieurs choses. D’abord à ne pas mettre à l’ordre du jour du Bundestag une proposition de loi reconnaissant le génocide arménien en achetant le silence des Verts. Ensuite en fermant les yeux sur les atteintes à la liberté de la presse. Enfin, en reniant une des valeurs fondamentales de l’Europe, à savoir la prise en charge des demandeurs d’asile. Ainsi donc, conséquence imprévisible, si les Turcs n’entrent pas dans l’Europe, c’est qu’ils auront réussi à la punir en la faisant sinon éclater du moins se renier.
Certes, nul ne saurait reprocher à Madame Merkel d’avoir cherché à convaincre les responsables politiques hostiles – et généralement chrétiens – à l’accueil des réfugiés. Madame Merkel en acceptant les réfugiés a probablement voulu relever l’honneur de l’Allemagne et la laver de son racisme « historique ». Elle aura cherché à réparer une histoire de meurtres et de destructions par des actes d’ouverture et d’humanité. Mais la société allemande n’était pas tout entière prête à pareil bouleversement de mentalité. Ni les réfugiés eux-mêmes capables eux non plus de bouleverser leurs habitudes. Les incidents de Cologne ont fait voler en éclats la belle générosité dont ils avaient bénéficié. C’est dire que l’accueil implique, au sens profond du terme, les deux parties. Il exige autant d’adaptation de la part de la puissance invitante que de l’invité lui-même. Les réfugiés qui obtiennent un secours matériel de la part d’un peuple dont les modes de vie se situent aux antipodes des leurs ne doivent-ils de leur côté payer d’une manière ou d’une autre, à commencer par une soumission aux règles du pays d’accueil ? Nul n’aurait le mauvais goût de leur demander pour autant de nier leur culture. Mais, qu’ils le veuillent ou non, le prix à payer pour pouvoir vivre sans la menace d’être tué par des bombes ou torturé par un régime dictatorial, c’est de vivre désormais partagé entre deux cultures. La vie d’un réfugié, c’est la paix par le déchirement.
Les Arméniens de France en savent quelque chose. Certes, la France, après la Première Guerre mondiale, qui avait éliminé beaucoup d’hommes, recherchait une main-d’œuvre maniable et corvéable à merci. Et que valait l’aliénation par le travail pour l’Arménien de Kharpet ou de Malatia qui venait d’échapper à un génocide ? Il a fallu une génération, sinon plus, avant que les Arméniens comprennent qu’ils étaient désormais dans un autre monde avec de nouvelles habitudes. Les exilés arméniens savaient ce qu’ils avaient gagné en perdant leur patrie et ce qu’ils avaient perdu en sauvant leur peau. Tant bien que mal, ils ont dû aller dans la vie en claudiquant comme des somnambules tantôt prenant appui sur leur jambe arménienne, tantôt sur leur jambe française. Jusqu’au jour où leurs enfants ont fini par marcher normalement. Ou presque, et certains pas encore. En tout cas, ils se sont adaptés, intégrés et même assimilés. Mais au moins, ils ont survécu au pire grâce aux Angela Merkel de l’époque. Il faut dire que les Arméniens n’avaient que de la reconnaissance et qu’ils étaient de culture chrétienne. Ce qui permet d’entrer plus facilement dans la civilisation occidentale. Sans parler de l’immense sympathie dont ils bénéficiaient à l’époque où les agissements sournois de Jeunes-Turcs mettaient en effervescence les intellectuels français, mis à part les Pierre Loti, Pierre Benoît et consorts. Et même si, par la suite, durant plus de vingt ans, ils sont restés de « sales Arméniens ».
Depuis un an, et durant l’année de commémoration du centenaire, les Arméniens voient défiler, en désordre et sous des formes certes différentes, les images de la haine en action dont leurs grands-parents avaient été victimes et parfois sur les lieux mêmes où elle s’était déroulée, sinon avec les mêmes acteurs, en tout cas des bourreaux animés d’une idéologie proche. Dyarbakir, Rakka, Alep, Deir-Ez-Zor… Comme hier la Première Guerre mondiale servit de couverture pour exterminer les Arméniens, aujourd’hui le conflit syrien sert aux Turcs pour se débarrasser des Kurdes. Comme hier, les villes détruites au canon. Comme hier, les viols et les ventes de filles et de femmes. Comme hier la profanation et la destruction des églises. Comme hier, les exodes, la faim et la soif. Comme hier le mépris de l’humain. Et comme hier le génocide.
Je tiens a saluer la Ville de Huy, qui a le courage d'organiser une exposition, sur deux génocides orchestrés par les turcs : le génocide Arménien et Assyrien.
RépondreSupprimerhttp://www.pays-de-huy.be/fr/expositions-au-fort-de-huy
Merci Nadezda - je fais suivre - Heureuse semaine et bises
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