Gaïdz Minassian
Gaïdz Minassian : A la FRA, la crise est globale
Les Nouvelles d’Arménie magazine ont demandé à Gaïdz Minassian, enseignant à Sciences Po Paris et journaliste au Monde d’analyser l’état de la FRA à quelques semaines de son prochain congrès mondial en Arménie
NAM : Comment expliquez-vous la position de la FRA depuis la révolution de velours en Arménie ? Un coup avec le parti Républicain, un coup avec Nikol Pachinyan ?
Gaïdz Minassian : L’ensemble de la classe politique a été pris de court par la Révolution de velours, pas plus la FRA que les autres partis. Aucun n’était vraiment préparé à subir une telle révolution. Au début, les partis du gouvernement ont méprisé le mouvement de contestation populaire. Puis se rendant compte que le mouvement jouissait d’une base sociale croissante, ils ont dû s’adapter. La FRA a cherché à jouer un rôle d’intermédiaire entre le régime dont elle était le partenaire et le mouvement afin d’éviter un nouveau 1er mars. Certains y ont vu de l’opportunisme, d’autres une médiation sincère. Mais tout en cherchant à maintenir le cap du dialogue entre les différentes parties, la FRA a, en interne, enclenché un processus de transition post-Markarian (Hrand Markarian, secrétaire général du Bureau mondial de la FRA) car le navire prenait l’eau de partout. De Grèce, des Etats-Unis, d’Arménie et d’ailleurs, la contestation montait. Actuellement, tout l’enjeu du débat avec Nikol Pachinyan est de circonscrire la crise majeure de la FRA à la branche « hayastantsi » du parti afin d’éviter une contagion mondiale. Le Bureau mondial fait en sorte d’isoler, de contenir la branche « hayastantsi » du reste de l’écosystème dachnak dans la diaspora pour bien montrer que seule cette branche est « malade ». Cela lui permet aussi d’attribuer la responsabilité des déboires à la direction dachnak d’Arménie (Kerakouïn marmine). Crise locale ou crise globale ? Personnellement, je pense que la crise est globale.
NAM : Pour quelle raison Hrand Markarian ne participe plus aux négociations avec le premier ministre Nikol Pachinyan ?
G. M. : Tout simplement parce qu’il y a un déficit de confiance entre Nikol Pachnyan et Hrand Markarian. Hrand Markarian paye sa proximité avec l’ancien régime (Robert Kotcharian et Serge Sarkissian). Il a facilité l’intervention télévisée de Robert Kotcharian sur Yerkir TV, une chaîne affiliée à la FRA, à sa sortie de prison en août 2018, alors que la moindre des choses aurait été d’interviewer l’ancien président par plusieurs médias dont ceux de l’opposition. D’autres dirigeants de la FRA ont pris le relais dans les négociations avec Nikol Pachinyan, comme Mourad Papazian (France) et Spartak Seyranian (Arménie). Je ne serai pas surpris d’apprendre que d’autres dirigeants du parti demandent à rencontrer Nikol Pachinyan, comme aux Etats-Unis ou au Liban, où le premier ministre va se rendre prochainement. A chaque fois, on apprend qu’une rencontre entre Nikol Pachinyan et une délégation de la FRA a eu lieu. La transition post-Markarian est vraiment irréversible.
Il y a aussi un risque pour le Bureau mondial d’être critiqué pour son ingérence dans les affaires d’une branche du parti, alors que la FRA se fonde en théorie sur une large décentralisation. En Arménie, tous les partis politiques savent que la force de la FRA, c’est son réseau dans la diaspora. Donc, pour éviter les problèmes avec la diaspora, mieux vaut être en bons termes avec le parti Dachnak. Les Dachnaks, quant à eux, ont besoin de deux clarifications avant d’apporter leur soutien à Nikol Pachinyan : la première renvoie aux liens éventuels entre le nouveau régime et Levon Ter Petrossian. La FRA est hantée par un éventuel come back de Levon Ter Petrossian, dont les 7 ans au pouvoir ne sont pas sans excès, ni reproches. Si Nikol Pachinyan donne à la FRA des garanties qu’il s’est totalement libéré de la tutelle de cet ancien président, alors il pourra réellement s’appuyer sur elle. La deuxième clarification renvoie à l’usage des institutions par le premier ministre aujourd’hui démissionnaire. La FRA n’a jamais été à l’aise avec des mouvements populaires incarnés par un homme. Elle se méfie des dérives populistes, même si certains de ses dirigeants trempent eux-mêmes dans le populisme. Et pour l’instant, Nikol Pachinyan est populaire, pas populiste.
NAM : Pour quelles raisons la FRA a-t-elle soutenu les régimes de Kotcharian et de Serge Sarkissian ?
G. M. : Depuis 20 ans, la FRA pensait que son capital collectif était suffisamment fort pour changer la culture politique de la République d’Arménie. En tant que parti fondateur de la Ire République et principale force politique dans la diaspora, la FRA pensait que les choses allaient progressivement tourner en sa faveur autour de son mariage avec l’Etat-nation. A partir de ce constat, les deux éthiques dont parle le sociologue Max Weber ont cohabité au sein du parti.
D’un côté, le camp du pouvoir ou l’éthique de responsabilité, à savoir l’intégration en Arménie par le haut d’un appareil d’État, ici corrompu, les coalitions gouvernementales et les connivences avec les autorités dans les affaires et les privilèges. Dans un Etat où la corruption est endémique, décider de participer au pouvoir, c’est s’exposer à ce fléau, voire être fataliste et accepté d’en être porteur. De l’autre, le camp des valeurs ou l’éthique de conviction, à savoir le refus du pouvoir pour la sauvegarde du patrimoine dachnak, ses principes moraux et le basculement du parti dans l’opposition.
Le camp du pouvoir brandissait comme résultats la réforme constitutionnelle en faveur du régime parlementaire, l’annulation des protocoles Turquie-Arménie et le prolongement dans la diaspora de la diplomatie d’Arménie. Le camp des valeurs lui répondait : corruption, émigration, autoritarisme du régime et autonomisation de la diaspora par rapport aux régimes Kotcharian-Sarkissian. Mais ces deux approches dachnaks ont oublié l’essentiel : la société civile et la démocratie,que la Révolution de velours va incarner. D’où l’impression que la FRA est subitement devenue hors-sol en Arménie, comme si la Révolution avait tiré le tapis de velours sous les pieds des dirigeants du parti.
Au camp du pouvoir, il aurait fallu lui dire que la FRA aurait dû intégrer la République d’Arménie par le bas (société) et non par le haut. Cela aurait éviter les déboires que l’on sait. On peut même affirmer que si la FRA avait choisi de pénétrer l’Etat par la société, elle aurait pu être en quelque sorte à la tête de cette Révolution de velours, dont les valeurs reflètent parfaitement l’éthique défendue par le Dachnaktoustioun. Même le « parti des Enragés du Sassoun » est d’inspiration dachnak, au point que des observateurs les qualifient de néo-dachnaks en Arménie. D’autres observateurs ont même été jusqu’à penser que les résultats dont le camp du pouvoir de la FRA se vante auraient tout de même été obtenus sans elle : Serge Sarkissian a utilisé après deux mandats la réforme de la Constitution pour ses intérêts personnels, non par conviction parlementariste. Serge Sarkissian a instrumentalisé les protocoles Turquie-Arménie pour obtenir une légitimité internationale qu’il n’a jamais eu en raison de son élection controversée en 2008. Depuis 2016, ces protocoles ne lui étaient d’aucune utilité, d’autant que la Turquie d’Erdogan s’était radicalisée.
Au camp des valeurs, il aurait aussi fallu lui dire que la FRA aurait dû choisir la voie de la démocratie et du réel et non celui du mémorialisme, de l’idéologie nationale ou du messianisme moralisateur. Car l’Arménie ne manque pas d’ingrédients nationaux, mais au contraire d’universalisme et d’ouverture. Les deux ont perdu et les militants qui sont restés en dehors de ces luttes de pouvoir sont désemparés.
NAM : Justement depuis quelques mois sur les réseaux sociaux et les sites d’informations, on note de plus en plus de contestations internes. Pour un parti où la discipline est une tradition, le phénomène est peu courant. Qu’est-ce que cela traduit ?
G. M. : D’abord, les militants n’ont pas que la communication interne du parti pour s’informer, ils sont ouverts à la mobilité (se rendre en Arménie) et aux nouvelles technologies (Internet, réseaux sociaux), cela contourne la voix officielle. Ensuite, les militants ont vu sous leur yeux les abus du régime dont la FRA était le partenaire gouvernemental. Ils se sont peu à peu auto-neutralisés par discipline mais n’en pensaient pas moins. Enfin, les militants voient très bien que les critiques à l’égard du parti ne relèvent pas d’un anti-dachnakisme sinon illusoire du moins exagéré. Ces critiques leur semblent légitimes.
NAM : Sur les réseaux sociaux, on lit également de fortes critiques à l’égard de la FRA, qualifiée de « traîtres » ? Comment l’expliquez-vous ?
G. M. : Effectivement, j’ai également lu les mêmes horreurs que vous. C’est le résultat d’une combinaison à trois clés. La première, c’est l’ignorance et l’absurdité. Si la FRA est « un parti de traîtres », alors tous les fedaïs du XIXe-XXe siècles, les intellectuels de l’époque comme Daniel Varoujan, Sciamanto, mais aussi les Soghomon Tehlerian et les combattants morts dans la guerre du Karabakh entre 1989 et 1994 seraient donc des traîtres ?! La deuxième, c’est l’héritage entêté d’une éducation communiste en Arménie. Il resterait dans l’inconscient collectif, dans la transmission familiale d’Arméniens, un fond de rejet du Dachnaktsoutioun. De même qu’il existe dans la transmission familiale des rangs dachnaktsagans un fond de rejet du communisme. Cela me fait dire que pour sortir de ce manichéisme puéril, il faut insister sur l’éducation et la création d’un nouveau programme d’histoire contemporaine dans les écoles arméniennes, en Arménie comme dans la diaspora. Il faut promouvoir l’esprit critique pour faire de bons citoyens, pas la reconduite du discours officiel propre aux régimes autoritaires. Enfin, troisième clé, inscrite de façon encore plus profonde dans l’histoire, le legs du système des dynastes tiré de l’époque médiévale, qui avait pour particularité d’institutionnaliser la trahison de grandes familles contre la royauté. Autrement dit, il était normal, légitime de trahir le roi. Les exemples dans l’histoire arménienne sont légions. Et à partir du moment où ces pratiques politiques ne suscitent aucune dénonciation et s’inscrivent dans l’histoire sur le temps long, il ne faut pas être surpris d’entendre au XXIe siècle ces propos à l’emporte-pièce. Il y a suffisamment de problèmes à l’extérieur, n’en rajoutons pas à l’intérieur.
NAM : Que reste-t-il dans la FRA d’aujourd’hui de ses origines, de ses fondamentaux ?
G. M. : D’abord, l’idéal dachnaktsagan est en partie réalisé, l’Arménie est libre et indépendante depuis 27 ans et tous les symboles portés à bout de bras par des générations de militants dévoués mais moqués durant 70 ans de soviétisme sont officialisés dans la République d’Arménie (hymne, drapeau, armoiries). Mais aujourd’hui, la boîte à outils de la FRA est vide. Il n’y a ni boîte, ni outils. Il faut donc en fabriquer de nouveaux. Ensuite, il reste une pensée stéréotypée, mémorielle comme si la pensée dachnaktsagane était figée dans une autre temporalité. Or, le réseau dachnak présent dans 40 pays n’utilise pas toutes ses ressources pour alimenter la réflexion et la réactualiser. Enfin, il lui faut sortir du maximalisme, rompre avec l’entre-soi et l’auto-congratulation, l’hubris. Retrouver les voies de la modestie, car on a besoin d’une FRA tournée vers la modernité et l’ouverture.
NAM : Dans quelques semaines, la FRA va tenir son 33e congrès mondial en Arménie. A quoi peut-on s’attendre, selon vous ?
G. M. : D’abord de vives explications sur le bilan de ces 20 années de participation au pouvoir, sinon des 30 années de retour du parti en Arménie. A propos des révélations sur la corruption de l’ancien pouvoir, soit la FRA était au courant des abus du régime et elle en est complice. Soit la FRA ne l’était pas et elle est donc naïve. Mais quoi qu’il en soit, le congrès cherchera des responsables et devra tourner la page des ces 20 dernières années de stratégie hasardeuse du parti de gouvernement. Mais existe-il une alternative à Hrand Markarian ?
Ensuite, il va falloir réinventer un écosystème dachnaktsagan, comme un Dachnak 2.0 ou 3.0 dans un monde globalisé. Il faudra penser à l’horizontalité du système, mettre en relation les différentes branches du parti dans le monde, sortir du centralisme démocratique où tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains du Bureau mondial à la tête d’une pyramide où l’information est totalement contrôlée. Beaucoup d’innovations peuvent avoir lieu sans changer l’ossature du parti. Rendez-vous compte, le fonctionnement actuel du parti remonte à 1898, à une époque où la FRA était persécutée par les Empires russe et ottoman. Aujourd’hui, l’Arménie est indépendante et la FRA continue de fonctionner dans un culte du secret qui ne fait que susciter la méfiance.
Enfin, à l’image des autres partis socialistes dans le monde entier, il faudra apporter une clarification idéologique : la FRA est-elle un parti de gauche progressiste ? Si elle est de gauche, comment expliquer qu’en presque 20 ans de participation au pouvoir, la FRA n’a jamais réussi à imposer la moindre mesure de justice sociale alors qu’elle a souvent occupé la tête de 3 ministères à dimension « sociale » ? Bref, la FRA doit surmonter une crise politique, une crise de leadership et une crise de projet.
NAM : En tant qu’organisation politique, la FRA, présente en Arménie, a participé au gouvernement et jouit d’une structuration importante dans la diaspora. Peut-elle faire cohabiter Etat et mondialisation ?
G. M. : C’est tout l’enjeu du lien Arménie-diaspora depuis au moins 30 ans. La FRA court un sérieux risque de disparaître du prochain Parlement, qui selon les prévisions du premier ministre, devrait être renouvelé après les élections législatives anticipées de décembre 2018. Si c’était le cas, ce serait regrettable car cette organisation constitue une importante passerelle entre l’Arménie et la diaspora mais ce serait aussi la fin de 30 ans d’expérimentation politique en Arménie. En fait, ces 3 décennies sont marquées par un triple décalage entre les organisations de la diaspora en général et la FRA en particulier, et l’Arménie.
Premier décalage : le modèle dachnak qui a été transféré en Arménie au moment de la chute de l’URSS était un modèle tiermondiste d’inspiration moyen-orientale depuis les années 1960-1970, alors que le monde basculait dans la globalisation et que l’Arménie s’ouvrait sur l’Europe.
Deuxième décalage : la structure dachnak qui a été créée en Arménie a intégré directement dans sa hiérarchie des individus issus de la société soviétique, sans la moindre connaissance des us et coutumes de la FRA. Si bien qu’en quelques années, on a vu des anciens apparatchiks du Parti communiste d’Arménie et des déçus du MNA se retrouver à la tête du parti, voire au Bureau mondial dès 1992 alors que selon les statuts de la FRA, il faut 15 ans d’ancienneté pour porter sa candidature au Bureau. D’où un décalage entre les dachnaks de la diaspora et ceux d’Arménie, dont les relations de connivences avec les régimes successifs en Arménie (de Ter Petrossian à Serge Sarkissian) étaient inconnues de la part des militants. La logique aurait voulu que la branche hayastantsi de la FRA intègre progressivement le parti, un peu sur le modèle de l’Internationale socialiste, avec différents statuts d’intégration (invité, observateur, membre facultatif, membre de plein droit). On aurait ainsi évité pas mal de déconvenues.
Enfin, troisième décalage, le modèle des organisations arméniennes de la diaspora - dont la FRA, le Hentchakian, les Ramgavar, l’UGAB, etc. - est traditionnel et communautaire alors que l’Arménie est une société qui se moderniste, s’autonomise et se globalise. D’où le choc entre une approche communautariste et une approche nationale. Jamais les organisations de la diaspora n’ont réussi à se libérer du communautarisme pour gagner le seuil national. Si bien qu’elles sont restées des organisations au mieux pan-communautaires mais ont encore du mal à devenir des organisations pan-nationales, alors qu’elles en ont réellement les moyens, notamment la FRA.
par Ara Toranian le samedi 20 octobre 2018
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