Les Arméniens ont connu l’apocalypse, que beaucoup confondent avec sa partie visible, à savoir la catastrophe. Or, le mot apocalypse signifie dévoilement. Qu’est-ce qui se dévoile à travers un génocide comme celui qu’ont subi les Arméniens ? Et si nous pouvons l’oser, quelle est l’intention d’un génocide ? Quels sont les signes cachés qu’il recèle, à commencer pour les Arméniens, mais aussi pour les hommes ?
Le génocide, c’est comme une forêt qu’on abat. Quand les arbres tombent sous les coups de hache, le bruit que font les arbres, c’est leurs cris de douleur. Imaginons ces cris multipliés par cent, par mille. Aucun cœur humain ne peut soutenir le poids de ces gémissements qui glissent dans la mort. Et pourtant des hommes l’ont fait. Des hommes ont abattu d’autres hommes froidement. Une poignée d’hommes s’est donné pour tâche d’abattre une forêt d’êtres humains. C’est qu’un défrichement est assimilable à un nettoyage ethnique. Et pour réduire à rien une forêt d’arbres immobiles, quelques hommes suffisent. Quelques tchété bien armés suffirent à dépouiller et détruire des convois entiers d’Arméniens sans défense.
Mais les Arméniens sont toujours là. Les Arméniens vivent. Dans une forêt soumise aux coups mortels du bûcheron, seuls se voient les arbres qui tombent et seuls s’entendent les bruits qu’ils font en tombant. Or, la vie ne s’entend pas. Partout ailleurs dans la forêt, la vie qui est à l’œuvre ne s’arrête pas tandis qu’on n’arrête pas d’arracher des arbres à leur vie. Discrète et puissante, la vie autour des arbres en train de mourir foisonne, continue en secret son chemin partout et à tout moment. La vie n’a de cesse de créer de la vie. Et la vie triomphera toujours. Les bûcherons à leur tour seront abattus un jour, et les jours qui suivront la vie continuera de triompher de leurs prétentions à son éradication.
Les Arméniens qui confondent tout pourvu qu’ils triomphent dans le combat contre leurs bourreaux s’attribuent des dons qui ne leur reviennent pas. Ils mettent toujours en avant leur vitalisme ethnique pour montrer qu’ils ont vaincu par leur persistance à exister ceux qui ne désiraient que leur fin. Non. Pour parler simplement, c’est la vie qui a fait le travail plutôt que leur volonté de survivre. Même si celle-ci n’est pas étrangère à leur continuité dans le monde. Mais la vie est toujours un monde en création. Et ce sont les restes des Arméniens, ces restes de l’épée, qui ont fait de la vie et qui ont donné de la voix pour dénoncer le génocide. Les bourreaux n’en croient pas leurs oreilles parce qu’ils n’entendaient pas la vie qui ne cessaient de se faire autour des vies qui furent abattues.
Quand on est dépouillé de tout, que reste-t-il ? Les Arméniens ne pensaient qu’à se nourrir et à sortir de l’enfer. Ils n’étaient plus sains d’esprit ni de corps pour se poser la question. Que me reste-t-il ? Quand vient la maladie, du genre incurable, le malade se pose la question : que me reste-t-il ? Brusquement, il s’enferme. Lui qui durant la bonne santé était ouvert aux sollicitations de la vie, le voici qu’il se tasse, se plie, se recroqueville sur son mal. La maladie est un enfer autant qu’un enfermement. Et pourtant cette apocalypse où les mondes intérieur et extérieur ne se donnent à vous que sous la forme d’une agression, nous l’avons dit, est là pour dévoiler quelque chose. Mais quoi ?
Quand le malade est dans sa maladie soit il s’enferme avec elle et la subit en devenant l’otage de ses guérisseurs, soit il agit et devient co-acteur de ceux qui s’acharnent à le soigner, soit il s’ouvre. Mais à quoi s’ouvrir ? Au dévoilement que lui offre son apocalypse. A l’ouvert. C’est-à-dire à l’être. Jusque-là il était dans la légèreté du monde que sa bonne santé lui offrait comme un illusoire état permanent. Mais cet état permanent s’écroule car il est voué à l’écroulement. Et il voit que seul reste ce qui est permanent au-delà de l’impermanence de la vie, à savoir l’être. C’est alors qu’il s’ouvre aux expériences humaines qui n’ont pour autre but que celui se vouer corps et âme au dévoilement de l’être. C’est qu’il s’agit ici de se dépouiller pour entrer en contact avec le vide, conçu comme une forme de plénitude.
Le malade qui s’enferme dans sa maladie oublie trop souvent la part de vie qui est en lui. Et s’il persiste, cette part de vie qui voulait prendre part à sa guérison, s’étouffe. Le malade vit, même si sa souffrance gagne du terrain et le retient dans ses griffes. Et s’il meurt, il meurt soit étouffé, soit ouvert. Car toutes les morts ne se ressemblent pas. On peut mourir ouvert par sa maladie comme on peut mourir enfermé en elle. Car la maladie est une apocalypse qui aide au dévoilement de l’être. Certains diront au dévoilement du divin. Peu l’admettront, mais la maladie est une bénédiction pour autant qu’elle vous laisse assez de vie qui permette à la conscience d’être. Une bénédiction que seul peut comprendre un malade qui s’ouvre aux voix tapies au fond de son être. C’est alors qu’il s’émancipe de ses vieilles peaux, qu’il s’ouvre à des mondes insoupçonnés, qu’il échappe à son identité de naissance pour se situer là où les identités terrestres ne signifient plus rien.
Les Arméniens vivent et meurent dans leur identité, vivent et meurent de leur identité. Loin d’être un dévoilement, l’apocalypse du génocide les aura enfermés dans l’enfer de leur identité. Mais si l’apocalypse s’entend comme un dévoilement de l’être, elle suppose aussi une métamorphose. Les Arméniens sont des chenilles qui ne s’identifient qu’à leur état de chenille. Ils sont enfermés dans cet état premier et ne parviennent pas à se voir papillon. La catastrophe apocalyptique du génocide les a rendus aveugles sur leur possible métamorphose en hommes ouverts. C’est que leur catastrophe s’est muée en enfermement ethnique et programmation génétique. Et s’ils croient côtoyer le spirituel au cours de leurs messes, c’est qu’ils oublient qu’elles ne sont que des modes d’enfermement national. Là encore, ils s’enferment dans leur identité.
Certains qui me voient à travers le prisme déformant de mes livres me représentent comme un défenseur de l’identité arménienne. J’ai connu par les lectures l’apocalypse de la nation arménienne. Mais j’ai connu par la vie l’apocalypse de la maladie. Longtemps je me suis enfermé dans l’enfer de mes lectures, puis dans l’enfer de ma maladie. Mais j’ai cherché toutes sortes de voies vers le salut. L’une étant de me dépouiller de mes vieilles peaux pour me former à une non-identité au-delà de mon identité désignée. J’ai cherché à respirer l’esprit après avoir vomi l’histoire qui m’a fait naître. Même si tout cela vient trop tard, même si le monde ancien contamine encore l’esprit nouveau, il reste que la maladie qui m’aura appris à être moi-même plus moi-même que moi aura moins été le chaos du génocide que la chaos dans mes organes.
Denis Donikian.
Ces réflexions nous ont été inspirées d’un livre de conversations où plusieurs esprits parmi les plus « éveillés », venus d’horizons divers, sensibles aux crises du monde moderne autant que soucieux de s’inscrire dans une espérance, traitent de questions actuelles avec l’acuité d’hommes profondément « ouverts » et généreux.
Ce livre : « Tout est encore possible, manifeste pour un optimisme réaliste », je le recommande très chaudement.
(à partir de 8 euros 35, en occasion chez Amazon)
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