lundi 1 janvier 2018

Grandeur et misère des intellectuels arméniens - Denis Donikian

Sources 


Grandeur et misère des intellectuels arméniens (1)

Qu’allait-il faire dans cette galère, le romancier Émile Zola, en publiant le fameux « J’accuse », à la une du journal L’Aurore le 13 janvier 1898 ?

Il défendait un homme.

Le capitaine Alfred Dreyfus, injustement accusé de trahison.

Zola le défendra comme d’autres plus tard auront défendu d’autres victimes au détriment de leur confort intellectuel et matériel. Certains, dans les moments les plus noirs de la répression soviétique, chercheront à sauver Sergeï Paradjanov comme d’autres aujourd’hui, dans ces moments les plus noirs de la répression turque, restent solidaires d’Osman Kavala.

En son temps, Maurice Barrès traitera les anti-dreyfusards d’ « intellectuels », avec tout le mépris que suppose l’attitude d’un auteur mettant momentanément sa plume au service d’une chose qui ne le regarde pas.

De fait, au service d’un homme dépouillé de sa vérité et affublé des oripeaux de la trahison.

Or, de péjoratif qu’il était, le mot « intellectuel » va acquérir, au fil du temps et des injustices, ses lettres de noblesse.«  Spectateur engagé » pour Raymond Aron, l’intellectuel sera aux yeux de Jean-Paul Sartre justement « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ». C’est que l’intellectuel peut rester un temps spectateur des injustices, mais il ne peut le faire tout le temps sans trahir sa conscience. Vient le jour où il doit quitter sa tour d’ivoire et pénétrer dans l’arène de la rue, crotter ses bottes, souiller sa plume et donner de la voix.

Vient le jour où l’intellectuel penché sur le passé pour en semer les leçons sur un monde « tel qu’il ne va pas mais devrait aller » éprouve le besoin d’ouvrir ses fenêtres pour entendre la rue, ouvrir sa porte et ajouter sa voix à celle des autres. Les autres ? Ceux qui souffrent d’être ignorés ou qu’on maintient dans l’ignorance de leur malheur.

Ce qui veut dire, qu’on ne s’y méprenne pas, qu’un intellectuel, s’il est honnête homme, aura pour tâche de rendre par ses textes le présent intelligible. Et à ce titre, il utilise les grilles du passé pour les appliquer au monde contemporain afin d’aider les profanes à mieux voir ce qu’ils sont et où ils vont. En d’autres termes, l’intellectuel permet à la conscience politique de chacun de s’éveiller et de grandir. Le monde n’avancerait donc que si l’intelligence du monde mute en conscience politique.

Seulement voilà : si l’intellectuel s’aime, il s’enferme dans sa recherche. Mais si l’intellectuel sème, il devient producteur de conscience. Dans le premier cas, son exercice consiste à rendre le monde actuel plus transparent en s’appuyant sur celui d’hier. Dans le second, il met sa parole au service des actes destinés à libérer la société.

Mais comme dit Camus, il faut savoir de quel côté du fléau on doit se trouver.

De fait, il y a deux catégories d’intellectuels : l’intellectuel de l’intelligibilité et l’intellectuel de la compassion. Sartre aussi bien que Camus réussirent à pratiquer les deux, sachant que Sartre était beaucoup plus un intellectuel de l’intelligibilité au risque d’une certaine radicalité, tandis que Camus était un intellectuel de la compassion au risque des frustrations et contradictions que cela suppose. Mais au moins l’un et l’autre étaient « engagés » dans le monde pour autant qu’ils pouvaient l’être.

( Précisons que l’intellectuel n’est pas forcément un homme qui s’occupe des choses de l’esprit. Dès lors que nous nous exprimons en citoyen responsable, que nous nous mêlons de ce qui ne nous regarde pas, que nous ajoutons du sens à la conscience des autres, nous agissons en intellectuel. Le cas le plus emblématique est celui d’Yves Montant qui ne s’interdira pas d’interpeller les dirigeants soviétiques sur l’invasion de la Tchécoslovaquie et qui, en rupture avec le communisme naïf de ses origines, seul ou avec des intellectuels de profession, soutiendra les réfugiés du Chili ou militera pour les droits de l’homme en s’engageant en faveur du syndicat Solidarnosc de Lech Walesa) 

( à suivre) 

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Grandeur et misère des intellectuels arméniens (2)

Depuis plusieurs années, une pincée d’intellectuels de la diaspora arménienne, diplômés au plus haut degré, fait la navette entre la France et l’Arménie, pour prêcher la bonne parole universitaire auprès de leurs frères autochtones. Qu’on ne s’y méprenne pas. Leur activité n’a rien d’officiel. Si elle ne s’exerce que parcimonieusement au sein de l’université arménienne, au gré d’amitiés respectueuses de leur savoir ou autres, c’est principalement dans des lieux « underground » que viennent les écouter les générations les plus vives du pays, titillées par la nouveauté, une certaine mode ou le bouche-à-oreille.

De fait, c’est un pur produit de la pensée universitaire occidentale qui vient percer la carapace de 70 années de soviétisme dur. En ce sens, l’effort est louable pour autant que les autochtones consentent à se faire violer par l’étrangeté des leçons que leur fournit tel ou tel membre avancé de la diaspora, avec l’illusion probable de rattraper à bon compte un retard intellectuel inexorablement perdu. Et sincèrement, sont dignes d’être salués les efforts pédagogiques de ces conférenciers tout entiers dédiés à ces Arméniens qui n’en finissent pas de souffrir des pathologies de l’enfermement culturel, prisonniers des affres qui accompagnent l’accouchement d’une démocratie minée par les tics et les tocs de l’amour incestueux que les Arméniens se portent à eux-mêmes.

En effet, cette période transitionnelle d’une république soviétique à une république arménienne, allant du même au même, n’aura produit aucune révolution impliquant le passage d’un monde fini à un monde vivant. De fait, si la désoviétisation s’est inscrite dans les surfaces du système, les mentalités ne pouvaient pas changer aussi profondément que l’aurait fait une révolution radicale dans la mesure où la mutation s’est opérée sans douleur, sans chambardement, les acteurs institutionnels de l’ère nouvelle demeurant les purs produits des temps anciens.

C’est que ces acteurs n’ayant pas les outils conceptuels pour reformuler un appareil d’État « soviétisé » ou un système culturel autocentré et narcissique se sont contentés d’adapter le référentiel désuet des années de plomb aux temps qui, pour être nouveaux, sont loin d’être aussi légers qu’une plume. Pour exemple, les professeurs d’université furent reconduits d’une république à l’autre sans opérer de changement tant en matière de pédagogie que de contenu. Si des individus ayant fait des études à l’étranger pouvaient souffler un vent neuf sur le système d’éducation, ils se sont vite heurtés à la léthargie du corps enseignant. Nous pouvons témoigner de cette apathie pour avoir proposé, sans succès, d’introduire les ateliers d’écriture à l’institut Brussov. Autre image d’un changement sans changement, celui des campagnes arméniennes affectées d’une indigence crasse qui diffère plutôt en mal de celle qui sévissait avant l’avènement de la république. Mais le pire se voit à cette sorte de désertification, doublée d’une désertion des mâles partis travailler en Russie ou ailleurs.

De plus, on peut s’étonner que nos amateurs d’idées nouvelles soient mis en demeure d’assimiler en une soirée des concepts qui ont mûri des années durant avant d’entrer dans les universités occidentales, alors qu’au cours de ces mêmes années ils subissaient, eux, le matraquage du marxisme et du léninisme. Pour exemple, Hélène Piralian a dû renoncer à faire traduire ses livres dans la langue du pays tant l’équivalence de ses mots et concepts vers la langue cible faisait défaut.

Dès lors, il peut paraître frustrant à nos conférenciers d’avoir à se censurer dans leur analyse faute de trouver un auditoire qui soit à même de saisir des concepts opérants dans le monde universitaire occidental, mais quasiment inconnus en Arménie. Ce n’est pas que ce public soit inapte aux subtilités d’un discours s’appuyant sur les piliers de l’exégèse occidentale : s’ils n’en possèdent pas les clés c’est avant tout pour la raison qu’ils sont imprégnés par d’autres modes d’intelligibilité du réel.

On mesure ici la vertu de nos conférenciers qui, devant une tâche aussi démentielle peuvent à bon droit démissionner sur des sujets contemporains au point de se cantonner à des thématiques « arméniennes » qui n’ont pour d’autre résultat que celui d’entretenir une forme d’ethnocentrisme tribal. Même des auteurs du milieu arménien les plus « anti-tabou » n’échappent pas au ronron ambiant, lequel est alimenté par le devoir de soumettre leur plume aux impératifs d’une guerre qui mine les esprits à leur insu et expose quotidiennement leurs défenseurs. L’exaltation nationaliste ne favorise guère la pensée, laquelle demeure le luxe des démocraties prospères, aux frontières stabilisées et aux esprits faisant de la connaissance un chemin d’aventure et de découverte.

Pour dire le poids de la guerre sur la culture, il suffit de retenir le débat houleux que le livre de Hovhannès Iskhanian « Jour de démobilisation » a provoqué lors de sa parution en 2012 ( voir ICI). De fait, la société arménienne la plus avant-gardiste est déchirée entre les impératifs de la guerre et les impératifs de la culture, les tenants de la guerre et les tenants de la culture ayant les uns des objectifs de concentration et les autres des objectifs d’ouverture. Cependant, dans un contexte de survie, les poètes n’ont qu’une marge réduite d’expression. C’est peut-être pour cette raison que ni les intellectuels d’Arménie, ni ceux de la diaspora n’osent bousculer les lignes.

Pour autant, nous n’aurons rien lu d’un auteur d’Arménie ni d’un intellectuel de la diaspora qui ressemblerait à l’aveu de Ronit Matalon, romancière israélienne, récemment disparue : «  Ce qui m’inquiète le plus, c’est le fait que ces deux dernières années j’ai commencé à avoir peur d’exprimer mes idées. Ce qui se passe à l’intérieur de la société israélienne me fait plus peur que les couteaux. Plus que des coups de couteau, j’ai peur que l’on ne perde notre démocratie. Et je ne suis pas la seule. Nous commençons à nous méfier les uns des autres. »

Cette peur qui prend sa source à l’intérieur du pays, nos intellectuels conférenciers ne pouvaient l’éluder. Elle constitue la limite en deçà de laquelle ils sont autorisés à parler à leur guise, tandis qu’ils risqueraient gros si leur indignation devant l’état déplorable du pays osait franchir le champ politique qui leur est tacitement imparti. Ce fait, je le comprends. Mais dans ce cas, que reste-t-il à faire sinon à parler pour ne rien dire ou à se taire en guise de protestation. Toujours est-il que nous serions horrifié si l’un de ces intellectuels conférenciers venait à accepter une récompense quelconque pour service rendu à la nation. Un intellectuel, dans ce cas, ça refuse. Sinon, ça collabore.

En 2013, un écrivain de l’intérieur, Lévon Khétchoyan, aujourd’hui disparu, n’avait pas, lui, hésité à franchir les limites de la peur. Voici ce que nous écrivions en mai 2013 à son propos sur notre blog : « Tout arrive, même en Arménie. Il faut se réjouir qu’un écrivain aussi important que Lévon Khétchoyan refuse une récompense offerte par Serge Sarkissian pour protester contre la déplorable situation sociale des Arméniens. Voilà quelqu’un qui en a… Voilà quelqu’un qui ne se contente pas de décrire l’état des campagnes. La pauvreté qu’il côtoie chaque jour l’étouffe. Certes, qui ne la voit cette pauvreté ? Qui ne la déplore ? Ce refus d’une récompense est un acte de courage. Dire non et le montrer, c’est refuser de participer au fléau, d’être de son côté en tout cas. Voilà un acte de compassion active qui va déplaire à plus d’un collabo qu’il soit d’Arménie ou de la diaspora. Car c’est aussi aux optimistes et aux idéalistes de la diaspora que ce refus s’adresse. Que faites-vous pour enrayer cette pauvreté qui fait honte à tout le peuple arménien ? » Ce jour-là les Arméniens semblaient avoir une conscience. Conscience non du moi collectif, mais de l’Autre.

Dans ce cas, comment comprendre l’Arménie ? Entité abstraite et idéologique ou pays où tentent de vivre des hommes de chair et de sang ?

(à suivre)

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